L’OTAN ne ressent pas le besoin de céder. Elle ne se sent pas non plus dans l’obligation morale ou politique de le faire. La Russie, en revanche, n’est plus la Russie des années 1990, déclare Paul Robinson dans une interview accordée à Strategic Culture Foundation.
Source : Strategic Culture Foundation, Finian Cunningham
Traduit par les lecteurs du site Les-Crises – 29.11.2021
Parfois, les choses se dégradent tellement qu’une des parties estime qu’il est préférable de mettre un terme à la relation. Ce raisonnement, note le professeur Paul Robinson dans l’interview qui suit, semble être à l’origine de la récente décision de la Russie de couper ses liens diplomatiques avec l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) dirigée par les États-Unis. De même, la Russie a rompu ses relations avec l’Union européenne, déplorant qu’elles se soient également effondrées et soient devenues dysfonctionnelles.
Selon Robinson, ces mesures ne sont pas le signe d’un inquiétant programme russe. Ils reflètent simplement une frustration et une désillusion à l’égard des voies diplomatiques que Moscou a empruntées pendant plusieurs décennies avec les deux blocs. Désormais, il pourrait être plus productif pour Moscou de traiter avec des États individuels sur une base bilatérale plutôt que de recourir à la médiation avec des groupes collectifs.
En effet, comme l’explique Robinson, l’OTAN et l’UE se sont encombrées d’une « pensée de groupe » et d’une « polarisation de groupe », les blocs ayant adopté des attitudes extrêmement préjudiciables à l’égard de la Russie. Paradoxalement, la position du groupe tend à ne pas être représentative de tous les membres individuels. Il prévient toutefois que les tensions entre l’Est et l’Ouest pourraient persister, voire s’aggraver.
Presentation by Prof. Paul Robinson « Russia, Ukraine, Donbas, & the Rebels » at the « Ukraine Russia Peace Conference », University of Toronto, 22 February 2015…You Tube
Dans sa biographie, Paul Robinson est actuellement professeur d’affaires publiques et internationales à l’Université d’Ottawa, où il enseigne, entre autres, l’histoire russe et militaire. Il écrit abondamment pour les médias internationaux sur les relations entre la Russie et l’Occident. Avant d’entreprendre des études supérieures aux universités de Toronto et d’Oxford, il a servi comme officier régulier dans le British Army Intelligence Corps de 1989 à 1994, et comme officier de réserve dans les Forces canadiennes de 1994 à 1996. Il a également travaillé comme responsable de la recherche sur les médias à Moscou en 1995. Robinson est l’auteur de six livres, dont Russian Conservatism : An Ideology or a Natural Attitude ? [Le conservatisme russe : une idéologie ou une attitude naturelle ? NdT]
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Vous avez récemment décrit le Conseil OTAN-Russie, aujourd’hui suspendu, comme une sorte de « mascarade » – où peu de choses ont été réalisées en termes de communication significative entre l’OTAN et la Russie. Pourquoi ce forum a-t-il été si inefficace ? Moscou affirme que son point de vue n’a pas été écouté. S’agit-il d’un grief raisonnable ?
Paul Robinson : Je pense qu’il y avait peut-être des attentes contradictoires des deux côtés quant à la finalité d’un tel arrangement et à ce qu’il pouvait accomplir, ce qui a conduit les deux parties à se sentir frustrées par les résultats. En fin de compte, le problème est qu’elles ont des perceptions différentes de leurs intérêts.
En tant que partie la plus puissante, l’OTAN ne ressent pas le besoin de céder. Elle ne se sent pas non plus dans l’obligation morale ou politique de le faire. La Russie, quant à elle, n’est plus la Russie des années 1990, lorsque la coopération OTAN-Russie a débuté. Elle est plus forte, plus confiante et plus sûre d’elle. Elle non plus n’est pas d’humeur à céder. Le résultat est une confrontation toujours plus grande.
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Question : Il semble que la Russie s’efforce désormais d’établir des communications bilatérales avec les différents membres de l’OTAN. Vous avez mentionné le problème de la « pensée de groupe » et d’une « polarisation de groupe ». Pouvez-vous nous expliquer comment ces dynamiques fonctionnent et comment elles ont limité le dialogue de l’OTAN avec la Russie ?
Paul Robinson : La pensée de groupe tend à supprimer toute dissidence, car les dissidents ne veulent pas causer de problèmes ou sortir du lot. Le récit dominant ou la position dominante ont donc tendance à ne pas être contestés. Et, bien sûr, plus il n’est pas contesté, plus il est accepté comme vérité d’évangile et plus il est difficile de le contrer. Actuellement, le récit dominant en Occident est la nature malveillante du « régime Poutine » et de la politique étrangère et de défense russe. La pensée de groupe signifie que, même si quelqu’un au sein de l’OTAN n’était pas d’accord avec ce discours, il est peu probable qu’il le remette en question.
La polarisation de groupe fonctionne de manière légèrement différente. C’est un processus par lequel la discussion pousse les membres d’un groupe vers les extrêmes, normalement vers une version extrême de la position dominante au départ. Au sein de l’UE et de l’OTAN, ce processus s’est accentué, je pense, depuis l’inclusion des États d’Europe de l’Est, dont certains, notamment la Pologne et les États baltes, sont très hostiles à la Russie. Leur présence au sein de l’UE et de l’OTAN a poussé ces organisations vers une version plus extrême de l’antirussisme que cela n’aurait été le cas autrement. Les deux institutions travaillent sur la base d’un consensus, et pour atteindre ce consensus, elles concèdent aux éléments les plus russophobes.
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Il semble y avoir une analogie avec la manière dont les relations diplomatiques de la Russie avec l’OTAN se sont également manifestées en ce qui concerne les relations de la Russie avec l’Union européenne en tant que bloc. Seriez-vous d’accord pour dire qu’il y a quelque chose du même type de dynamique en jeu qui empêche un dialogue significatif ?
Paul Robinson : L’UE et l’OTAN ont des membres similaires mais sont construites de manière différente. Le processus décisionnel de l’UE est très complexe et nécessite l’accord de presque toutes les parties concernées. Il peut donc être très difficile pour l’UE de prendre une décision, quelle qu’elle soit, et encore moins de le faire rapidement. Cela peut rendre les relations avec l’UE très frustrantes pour les parties extérieures, qui préfèrent donc traiter avec les membres individuels. En outre, l’UE, comme l’OTAN, doit tenir compte des positions profondément anti-russes de certains de ses membres et, en tant que telle, elle sera toujours plus anti-russe qu’une grande partie des membres de l’UE. Cela incite encore davantage la Russie à contourner les institutions de l’UE chaque fois que cela est possible et à traiter avec les membres un par un.
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Il ne fait aucun doute que la Russie sera plus que jamais accusée d’essayer de diviser les alliances occidentales en optant pour des négociations bilatérales avec des différentes nations. Comment évaluez-vous les motivations de la Russie ? S’agit-il d’une véritable main tendue ou de quelque chose de plus machiavélique ?
Paul Robinson : Je ne vois rien de machiavélique dans ce que fait la Russie. Certains l’accusent de vouloir diviser l’OTAN et l’UE, mais en réalité, elle ne fait que poursuivre ses intérêts nationaux, et il lui est plus facile de le faire de manière bilatérale qu’en travaillant avec l’OTAN et/ou l’UE. C’est tout ce qu’il y a à dire.
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Vous avez exprimé des doutes quant à la prudence politique de Moscou en fermant les liens diplomatiques de l’OTAN, suggérant que cette décision expose la Russie à la critique d’être non communicative et d’aggraver des relations déjà tendues avec l’Occident. Ne pensez-vous pas qu’il est préférable de mettre les choses au clair, pour ainsi dire, et de dissiper toute illusion de « partenariat » ?
Paul Robinson : Il y a peut-être des moments où les choses vont tellement mal que la seule chose qui reste à faire est de s’en aller. Il est clair que Moscou a décidé que ce moment était venu. Je pense que cette mesure est plus symbolique qu’autre chose, car les liens diplomatiques n’apportaient rien de positif dans la pratique. Si les relations s’améliorent, les liens peuvent être rétablis assez facilement. Je pense toutefois que cela est très peu probable avant longtemps, voire jamais. Le fossé semble plutôt permanent et je ne suis pas optimiste quant à une réduction des tensions Est-Ouest.
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Lors du dernier sommet des ministres de la Défense de l’OTAN qui s’est tenu la semaine dernière, les accusations habituelles selon lesquelles la Russie menacerait la sécurité de l’Europe et de l’Ukraine en particulier ont été lancées. Moscou, de son côté, met en avant l’expansion de l’OTAN depuis de nombreuses années, en violation de l’Acte fondateur OTAN-Russie de 1997, ainsi que la fourniture récente à l’Ukraine d’armes meurtrières d’une valeur de plusieurs milliards de dollars. Quel récit est le plus crédible ? La Russie comme agresseur, ou l’OTAN comme agresseur ?
Paul Robinson : Je considère que la situation est un exemple classique de ce que les spécialistes internationaux appellent le « dilemme de la sécurité ». Les soupçons mutuels amènent chaque partie à prendre des mesures pour se défendre contre l’autre ; ces mesures sont ensuite considérées comme menaçantes par l’autre partie, ce qui suscite d’autres mesures, qui sont à leur tour considérées comme menaçantes, ce qui entraîne d’autres mesures encore, et ainsi de suite, dans un processus d’escalade.
Ainsi, les actions de la Russie pour se protéger induisent la peur de l’OTAN, qui prend des mesures pour se protéger, ce qui induit la peur de Moscou, qui prend des mesures, etc, etc. Une fois que vous êtes dans cette spirale, il est difficile d’en sortir.
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Le président américain Joe Biden parle de ne pas vouloir de Guerre froide avec la Chine ou la Russie. Mais le comportement et la politique des Etats-Unis contredisent cette aspiration apparente à ne pas vouloir de confrontation. Que se passe-t-il avec la politique américaine ? S’agit-il d’une tromperie, d’une duplicité ou tout simplement d’une incohérence que personne ne contrôle ?
Paul Robinson : Je ne crois pas qu’il s’agisse de duplicité. Je pense que la politique est mal pensée et que les réactions probables de la Chine et de la Russie à la politique américaine ne sont pas correctement prises en compte. Cela peut s’expliquer en partie par le fait que la politique est rarement cohérente, c’est-à-dire qu’elle est rarement le produit d’une volonté unique, qui aboutit à un objectif unique et clair, les actions étant soigneusement coordonnées avec cet objectif.
De multiples groupes d’intérêt, souvent concurrents, contribuent à l’élaboration des politiques. Les intérêts économiques dictent les bonnes relations avec la Chine. Mais le complexe militaro-industriel profite de la représentation de la Chine comme une menace dangereuse. Et ainsi de suite. Le résultat est une sorte de compromis dans lequel l’État cherche à la fois à avoir de bonnes relations avec la Chine et à « contenir et dissuader » la Chine d’une manière qui, bien sûr, la menace et peut contribuer à la détérioration des relations. Le fait que les différents éléments de la politique ne s’accordent pas bien entre eux est simplement le résultat de la manière dont la politique est élaborée dans un État vaste et complexe comme les États-Unis.
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Quelles mesures doivent être prises par les États-Unis, la Russie et la Chine afin d’apaiser les tensions et d’améliorer la sécurité mondiale ?
Paul Robinson : Les parties concernées doivent être un peu moins sûres d’elles et comprendre un peu mieux le point de vue de l’autre partie.
Les dépenses militaires doivent être réduites – une guerre entre les grandes puissances est impensable, étant donné les destructions qu’elle causerait, et donc, à mon avis, rien ne justifie la plupart des capacités militaires actuellement déployées et en cours de développement. La réalité est que les parties les plus riches du monde vivent dans une sécurité remarquable.
C’est particulièrement vrai pour les pays occidentaux : nous n’avons pas besoin de capacités militaires. En les réduisant, nous enverrions aux autres parties des signaux positifs qui pourraient contribuer à trancher le nœud gordien du dilemme de la sécurité et à désamorcer les tensions internationales.
Source : Strategic Culture Foundation, Finian Cunningham, 30-10-2021
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