Palestine, terre d’humiliation – Éditorial + épisode N°01 sur 12
Vous pensez avoir tout lu sur le conflit israélo-palestinien… Minute papillon
Détournons un instant notre regard de l’Ukraine. Violence des Palestiniens, violence des colons et révolte générale en Israël: cela fait longtemps que la situation n’a pas été aussi tendue et dangereuse. Pendant ce temps, une reporter a parcouru la Cisjordanie pour Heidi.news et rapporte un récit saisissant sur l’humiliation au quotidien.
par Serge Michel
Publié le 11 mars 2023 06:45. Modifié le 12 mars 2023 11H43.
Serge Michel – Rédacteur en chefJournaliste, prix Albert Londres de reportage en 2001, il a été rédacteur en chef adjoint du Temps et directeur adjoint du Monde, pour lequel il a aussi créé Le Monde Afrique. Pour L’Hebdo, il a fondé le Bondy Blog en banlieue parisienne. Serge est l’auteur de plusieurs livres sur l’Iran, la Chine et l’Afrique, l’Irak et l’Afghanistan. Il est l’un des co-fondateurs de Heidi.news. |
Ce n’est pas une troisième Intifada qui secoue Israël, mais une triple Intifada, pour ainsi dire:
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Celle de jeunes Palestiniens armés, écœurés par leurs autorités impuissantes et corrompues, qui s’en prennent à des Israéliens. Notamment le nouveau groupe armé Areen Al-Oussoud («La Fosse aux lions»), basé à Naplouse.
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Celle des colons israéliens qui étendent leur emprise sur les territoires occupés et ont mis le feu à plus de 200 habitations palestiniennes. Un feu attisé par le ministre israélien des finances, Bezalel Smotrich, suprémaciste juif et fondamentaliste religieux, en charge des territoires occupés et qui appelle à leur annexion.
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Celle de la grande révolte de la société israélienne et d’une partie de l’armée contre la réforme de la justice visant à brider les pouvoirs de la Cour suprême, voulue par le premier ministre Benyamin Nétanyahou et ses alliés d’extrême-droite et religieux.
Cela fait longtemps que la situation n’a pas été aussi tendue et dangereuse.
Record de morts en 2022
Selon les Nations unies, l’année 2022 affichait déjà le triste record de 146 Palestiniens tués par l’armée israélienne, dont la journaliste Shireen Abu Akleh, pour plus de 20 morts côté israélien. Or, depuis le 1er janvier 2023, 77 Palestiniens (combattants et civils, dont des mineurs) ont été abattus, ainsi que 12 civils israéliens (dont trois mineurs) et un policier.
Alors que tous les regards sont braqués sur l’Ukraine et l’avancée des troupes russes, mètre par mètre et dans le sang, Heidi.news a choisi de revenir sur un conflit non pas oublié, mais permanent. Un conflit compliqué, qui lasse ses observateurs les plus attentifs. Un conflit asymétrique, où la violence profite aux extrémistes des deux bords, mais où l’armée israélienne finit toujours par imposer son écrasante supériorité.
Lassitude générale
Chères lectrices, chers lecteurs, comment vous convaincre de lire le grand reportage que nous allons publier ces prochaines semaines par épisodes? Je sais que votre temps est compté. Je sais aussi que vous pensez tout savoir sur cette bande de terre où la violence est devenue si banale qu’on en oublie les souffrances quotidiennes qu’elle engendre. Moi aussi, je le pensais, jusqu’à l’autre jour, quand Lorène Mesot est revenue de trois semaines en Cisjordanie où elle a travaillé avec le photographe Lucien Lung.
Ses récits m’ont saisi et j’aimerais qu’il en soit de même pour vous. Car l’humiliation quotidienne que subissent les Palestiniens n’est pas rendue plus acceptable, au regard des droits humains, par le fait qu’elle dure depuis des décennies.
Comme journaliste, Lorène n’est pas du genre à raconter ses exploits, sanglée dans une veste multipoches, accoudée au bar d’un grand hôtel. Jusqu’à récemment, elle couvrait les questions de santé pour Heidi.news. L’automne dernier, elle a reçu le prix Suva des médias pour une série sur les enfants en Suisse ayant grandi avec des parents atteints de troubles psychiques.
L’essence de notre métier
C’était son premier voyage au Moyen-Orient. Elle est partie avec une feuille blanche, pour écouter, à hauteur d’homme et de femme, les histoires de celles et ceux qui n’ont souvent que le mur pour horizon. Elle raconte ce qu’elle a vu, à la première personne, sans prétention, sans a priori, et a cherché aussi quelques raisons d’espérer. Voilà, pour moi, l’essence de notre métier et l’une des raisons pour lesquelles nous avons créé Heidi.news il y a bientôt quatre ans: arpenter le terrain et mettre des mots sur la vie des autres.
Note: Un mécène genevois, membre fondateur de Heidi.news et humaniste, a apporté son soutien à ce reportage. Il ne souhaite pas que son nom soit publié, étant donné la sensibilité du sujet.
Palestine terre d’humiliation épisode N°01 sur 12
Le jour où ils ont exécuté mon fils
Mon voyage commence par une claque. C’est une rencontre, par hasard, dans un camp de réfugiés à Bethléem. Shadi Obeidallah a perdu son fils il y a sept ans, abattu par l’armée israélienne. Depuis, il vit en apnée. Un mort de plus dans les statistiques, un drame humain en face de moi et un début brutal pour mon récit.
par Lorène Mesot
Publié le 11 mars 2023 05:55. Modifié le 13 mars 2023 17H19.
Lorène Mesot – JournalisteAprès une plongée dans le monde du vivant et un bachelor de biologie, est diplômée d’un master de l’Académie des médias et du journalisme de Neuchâtel. A collaboré avec LargeNetwork et Radio Fréquence Jura. |
«Mon nom est Shadi Obeidallah, j’habite le camp de réfugiés d’Aida, à Bethléem. J’ai 47 ans. (Tassé sur sa chaise en bois, un bonnet enfoncé sur la tête, l’homme fait plus vieux.) Je suis né dans le camp et j’y ai vécu toute ma vie. J’ai travaillé 30 ans dans une carrière de pierre jusqu’à ce que mon fils Aboud soit exécuté par un soldat israélien. Je peux fumer ici? (Il cherche du regard l’autre résident du camp, en train d’allumer la machine à café, qui approuve. Il allume sa cigarette.)
Écoutez ma voix. Vous pensez que je suis devant vous, mais ce n’est pas moi. C’est juste mon corps.»
Je viens d’arriver en Cisjordanie et je pensais que cet homme aux traits tirés me parlerait du quotidien des camps surpeuplés, rythmé par les raids de l’armée. J’avais tort. Sa vie s’est arrêtée le 5 octobre 2015. Depuis, il rembobine le film et se repasse la séquence en boucle. L’écouter, c’est plonger. C’est abrupt et brutal, comme la vie et la mort des Palestiniens des territoires occupés.
«Aboud aimait manger une certaine partie du poulet avec des frites, du ketchup et du pain. Il avait sa propre manière de manger. Il y mettait une touche personnelle. Maintenant, quand on mange du poulet, tout le monde y pense, mais personne n’en parle.
Il est né le 21 décembre 2001 pendant la deuxième Intifada» (Le deuxième soulèvement palestinien contre l’occupation, qui a fait plus de 4300 morts, palestiniens pour les trois quarts d’entre eux.)
PHOTO A Bethléem, le mur de séparation longe le camp de réfugiés d’Aida. | Riva-Press / Lucien Lung pour Heidi.news
Biberonné à la violence
«En avril 2002, l’armée israélienne est entrée dans le camp, la nuit. Il avait quatre mois. On ne voit pas l’armée dans la rue, elle avance en passant par les habitations, en abattant les murs. (Dans le camp, les bâtisses de béton sont collées les unes aux autres.) Les soldats ont débarqué chez nous pour faire un poste d’observation. Ils étaient 50 soldats, peut-être plus. Un militaire a pointé sa lampe dans mes yeux. J’ai dû amener notre vieille télévision et ils l’ont cassée, pièce par pièce. Tous les autres se serraient dans la même chambre. Il y avait beaucoup d’enfants, parce que nous avions ceux des voisins. Ils se mettaient sous les couvertures. Ils pleuraient. Les soldats avaient des marques noires sur le visage. Ils sont restés de 2 heures à 9 heures du matin.
Après, ils nous ont dit de partir. Aboud dormait. J’ai demandé à un soldat si je devais le réveiller ou si on sortait juste pour quelques minutes. Il m’a dit de tout prendre, qu’on ne reviendrait pas. Nous sommes allés chez les voisins. (L’appel à la prière résonne dans la pièce et couvre le son de sa voix. Il faut tendre l’oreille.) Nous étions une trentaine, sans nourriture, sans eau, sans gaz. Nous dormions par terre. Il y avait un soldat devant notre maison qui ne laissait personne ni sortir ni entrer. Quand les soldats ont quitté le camp trois jours plus tard, nous avons retrouvé notre maison entièrement détruite, même les murs, même le sol. En août, le frère de ma femme a été tué à Dheisheh (un autre camp de réfugiés à Bethléem, bien plus grand).
En 2015 et 2016, il y a eu une nouvelle vague de violences, surtout à Jérusalem. Elle a fait plus de 200 martyrs palestiniens. Aboud avait 13 ans. Il était le sixième.»
Il se frotte la barbe et regarde un moment le mur de la pièce.
«Les soldats avaient laissé mon fils sur le sol»
«Aboud a été exécuté le 5 octobre 2015. (Il complète, la voix comme un automate.) Il était en 9e, premier de sa classe. Il était très bon à l’école. Il était très intelligent. Il a été choisi par Dieu pour être un martyr.
Deux jours avant, j’étais assis avec lui. Je n’ai jamais eu aucune conversation politique avec lui. Je ne lui ai même jamais dit que j’avais déjà été arrêté. (A 14 ans, Shadi Obeidallah s’est fait interpeller à l’école et a été placé 18 jours en détention provisoire.) Il n’y a personne ici, depuis les années 1990, qui n’a jamais été arrêté, attaqué ou humilié.
J’étais assis avec mes aînés, un garçon et une fille plus âgés, et Aboud. Je leur ai dit de rester à la maison parce que l’armée était très agressive.
PHOTO 2 Des enfants jouent au ballon dans le camp en novembre 2021. | Riva-Press / Lucien Lung pour Heidi.news
Comme père, tu es toujours inquiet, c’est ton devoir de veiller sur eux. J’ai dit à mon fils aîné de faire vraiment attention, car il voulait souvent sortir. Aboud était plus calme.
Le lundi 5, ma femme a voulu faire un maqlouba (plat traditionnel palestinien). Elle avait mal aux dents, nous avons décidé de manger avant d’aller chez le dentiste.
Nous avons demandé à Aboud d’aller faire les courses. Il est revenu cinq minutes plus tard avec les ingrédients et m’a demandé des shekels (la monnaie israélienne, les Palestiniens n’ayant pas leur propre monnaie) pour s’acheter des douceurs et voir ses copains. J’ai accepté, mais demandé de faire vite. Ma femme ne voulait pas le laisser sortir. Il est reparti à l’épicerie acheter des biscuits.
Quelques minutes plus tard, une dizaine de garçons ont débarqué chez nous. Ils ont dit qu’Aboud s’était fait tirer dessus. Ma femme a paniqué, elle a commencé à crier, à dire qu’elle avait averti. J’espérais que c’était juste une blessure, mais j’avais un mauvais pressentiment. Quand j’ai demandé aux garçons où mon fils avait été touché, un n’a pas voulu dire, un autre a dit “à la jambe”.
Une petite voix me disait que c’était grave. Je suis parti à l’hôpital Al-Hussein à Beit Jala pour le rejoindre, quelqu’un du camp l’avait emmené directement dans sa voiture. Les soldats avaient laissé mon fils sur le sol.
Regardez, les enfants discutaient simplement.»
Il sort son téléphone et montre une photo d’un groupe d’enfants qui discutent à l’entrée du camp, avant le drame, et un second cliché d’un sniper qui vise le groupe à environ 200 mètres de là. Les images ont été prises par un résident qui avait l’habitude de documenter la vie du camp avant d’être blessé par l’armée.
«Je leur disais que non»
«Aux urgences, j’ai vu mon fils allongé avec du sang qui coulait de sa bouche, de ses yeux, de ses oreilles. (Il montre une photo du cadavre de son fils, la peau jaunie, le visage encadré par un keffieh blanc. Il insiste, il veut que je regarde, que je saisisse le drame.)
J’ai demandé au médecin si mon fils allait s’en sortir. Il m’a dit que ça devrait aller. (Il montre une photo d’une balle.) C’est la balle qui a tué mon fils. (Silence.) J’étais persuadé qu’il n’était pas mort.
La télé a annoncé la nouvelle. Toute la famille est arrivée à l’hôpital. Moi, je leur disais que non, qu’il était encore vivant. Les représentants du camp sont venus. C’est quand je les ai vus que mon cerveau a commencé à intégrer. Ils ne seraient pas venus s’il était blessé. J’ai su. Les médecins ont dit à mon frère. Il est venu, m’a serré très fort dans ses bras et m’a dit “Sois fort, ton fils est mort”. Je suis devenu fou, je crois que j’ai tout cassé dans la pièce.»
«Ma femme me blâme encore»
«Les autorités israéliennes ont dit que la mort d’Aboud était probablement une erreur. Le soldat qui a tiré de sang froid dans le cœur d’Aboud n’a jamais fait de prison.»
La mort de l’adolescent a fait l’objet d’une enquête de Tsahal, l’armée israélienne. En mars 2021, le service juridique de l’armée a indiqué au Centre d’information israélien pour les droits humains dans les territoires occupés, B’Tselem, que l’affaire avait été classée sans acte d’accusation.
«Depuis, quelque chose ne tourne pas rond dans la famille. La famille est devenue un devoir, chacun fait juste sa part. (Le bruit de la machine à café l’interrompt, il marque une pause.)
Avant, je travaillais dur, j’avais trois garçons et deux filles. Maintenant, ils ne sont plus que quatre. Je ne suis plus pareil quand les enfants demandent de l’amour, je deviens vite agressif. Ma femme me blâme encore.
On ne parle jamais en famille de la mort d’Aboud. Qu’est-ce que je pourrais dire à mes enfants? Quelqu’un manque à table. On garde toujours son siège vide. Et si un membre de la famille dit qu’Aboud lui manque, khalas, tout le monde part.
PHOTO 3 Aboud est enterré dans le cimetière du camp. | Riva-Press / Lucien Lung pour Heidi.news
J’ai gardé les chaussures d’Aboud à la maison, je sens encore son odeur grâce à elles. Des tomates et des melons poussent sur sa tombe.
Je n’ai pas rempli mon devoir de père, je n’ai pas pu protéger mon fils. Je n’en ai pas eu le droit. Ils ont tué son enfance. Ils ont exécuté sa liberté. C’est comme si la bougie qui nous éclairait s’était éteinte. On peut prendre dix nouvelles bougies, elles n’éclairent pas pareil.»
J’ai rencontré Shadi Obeidallah le quatrième jour après mon arrivée. Rien qu’en 2022, 39 enfants palestiniens sont morts de façon violente, en Cisjordanie et à Jérusalem-Est. Des Shadi, des parents inconsolables, il y en a des milliers.
C’est un deuil en cage. A 47 ans, Shadi n’a pas vécu un seul jour de sa vie sans sentir le poids de l’occupation militaire. Ils sont 4,8 millions de Palestiniens comme lui, à vivre dans les territoires occupés, à Gaza et en Cisjordanie. A chacun sa tragédie, à chacun sa façon de survivre.
Mais la vie en Palestine n’est pas faite que de drames, tant s’en faut. Sur ma route, j’ai croisé des blagueurs, des pas-drôles, des vieux, des jeunes, des pauvres, des intellectuels, des activistes, des résistants, des résignés. A travers des lieux qui tous résonnent à nos oreilles: Jérusalem, Hébron, Naplouse, Bethléem, Ramallah…
J’ai ri, versé quelques larmes, bu du thé et mangé beaucoup. Ecouté, surtout. «Cherche le banal et en vérité, une fois écrit, rien ne sera banal», m’avait dit le rédacteur en chef. Il avait raison. J’espère que vous serez du voyage. Il vaut le coup.