N° 7, 11 avril 2023
Subrahmanyam Jaishankar – ministre indien des Affaires étrangères – expose la voie de l’autonomie stratégique de son pays
L’Inde est un pays immense (environ 3 287 200 km2 et environ 1,42 milliard d’habitants) avec une riche diversité (28 États fédéraux, 2 langues de l’Union (hindi et anglais), 21 autres langues officielles et plus de 100 langues différentes appartenant à quatre familles linguistiques différentes). La diversité se reflète également dans les paysages.
ev. «Décidément, vous ne comprenez pas», a déclaré, il y a quelques années, Kishore Mahbubani – politologue, diplomate et Professeur à l’Université nationale de Singapour, dans l’hebdomadaire de renom «Die Zeit»:
l’Occident ne comprend pas qu’au 21e siècle, le monde changera fondamentalement – en fait, il a déjà changé. Washington et ses alliés transatlantiques s’accrochent toujours à l’idée de préserver leur hégémonie.
Dans d’autres écrits, Mahbubani affirme qu’une politique intelligente consisterait à prendre acte de la réalité, à s’y adapter et à organiser la transition vers un monde multipolaire, de manière à éviter un traumatisme pour les citoyens européens et que cette situation puisse tourner elle tourne au contraire à leur avantage.
Pour le moment, l’Occident en semble éloigné. Nous ne prenons pas vraiment conscience des évolutions. L’arrogance des prétentions hégémoniques semble nous empêcher de voir la réalité, ce qui se passe et se développe dans d’autres régions du monde, comme par exemple en Inde.
Dr Subrahmanyam Jaishankar – Ministre Indien des Affaires Étrangères
Le texte ci-dessous, transcription d’un entretien avec le Ministre indien des Affaires étrangères, Subrahmanyam Jaishankar, donne une idée de la situation actuelle. Nous y découvrons une Inde sûre d’elle, refusant de se laisser dicter sa position sur la scène internationale, rejetant le schéma occidental de «l’Occident et le reste du monde»», du «jardin» qui devrait combattre la «jungle» envahissante (Josep Borrell), de la «démocratie» contre «l’autocratie» et autres simplifications idéologiques sous forme de revendication hégémonique de l’Occident.
Une Inde qui refuse de devoir se placer au côté de l’Occident, du «bon côté», qui veut suivre sa propre voie et qui la suit.
Dans le cadre d’un voyage de plusieurs jours dans des pays d’Europe centrale et orientale, Subrahmanyam Jaishankar a répondu aux questions de la modératrice et du public, le 3 juin 2022, lors du GLOBSEC 2022 à Bratislava (voir encadré). Ci-dessous, en trouvera un résumé légèrement abrégé et retravaillé pour faciliter sa lisibilité.
En guise d’introduction, la modératrice demande à son interlocuteur d’esquisser un tableau de la situation actuelle de l’Inde – elle évoque à cet égard la guerre en Ukraine, qui ne préoccupe plus seulement l’Europe et l’Occident, mais qui «s’infiltre dans le reste du monde» mentionnant en outre les sujets suivants: Covid, relations de l’Inde avec la Chine, bilan de la situation économique en ces temps difficiles, ce à quoi le ministre indien répond en commençant par le Covid:
Des avancées considérables en matière de développement
Oui, nous avons largement surmonté la crise sanitaire du Covid et connaissons une forte reprise économique. Il y a beaucoup d’optimisme, pas seulement en ce qui concerne la reconstruction, mais également sur l’actuel rebond [il utilise le terme leapfrogging (saut de grenouille), un terme qui désigne un bond économique sur plusieurs étapes de développement] dans de nombreux domaines, notamment dans le domaine numérique. Je pense que nous avons fait preuve de beaucoup de prudence [Covid], je serais presque tenté de dire de sagesse, en ce qui concerne les réactions financières, ce qui signifie que nous n’avons évité la chute de la banque centrale [la RBI, Reserve Bank of India] en intervenant là où nous devions le faire, et ce de manière très efficace.
Actuellement, le gouvernement Modi est au pouvoir depuis huit ans et le résultat de ces huit années, c’est véritablement la construction de ce que j’appellerais une société de bien-être social et ce, à une vitesse et à une échelle inédites au niveau mondial.
D’une certaine manière, le Covid a même accéléré les choses.
Par exemple, nous fournissons une aide alimentaire à 800 millions de personnes, et nous le faisons depuis plus de deux ans – c’est autant que pour les populations des Etats-Unis et de l’UE réunies.
Nous avons un programme d’aide publique à l’accession à la propriété qui concerne environ 115 millions de bénéficiaires, cela revient presque à construire des maisons pour tout le Japon.
Ou encore, si l’on regarde le programme de remplacement de la cuisson au bois de chauffage par la cuisson au gaz, concernant 80 millions de personnes, c’est comme si l’on convertissait toutes les cuisines d’Allemagne à une nouvelle énergie, et tout ceci en l’espace de quelques années.
Il y a donc pas mal de programmes en cours et je n’ai fait mention de tout cela que parce que nombre de développements mondiaux ont actuellement le potentiel de les accélérer.
Il conviendrait à L’Europe d’accorder davantage d’attention
à ce qui se passe dans le monde
Votre deuxième remarque concernait la Chine. Effectivement, nous traversons une période particulièrement difficile dans nos relations avec la Chine. Nous avons eu des différends par le passé, mais depuis 1962, il n’y a jamais eu lieu de remettre en cause les accords relatifs au non-regroupement de troupes à la frontière sino-indienne.1
Il y a deux ans, nous avons eu un affrontement ayant entrainé des morts. C’est pourquoi [évoquer ces événements aujourd’hui] est, dans un certain sens, une manœuvre de diversion.
Mais c’est aussi un bon rappel pour l’Europe que «dans le reste du monde», il se passe des choses auxquelles elle ne prête peut-être parfois pas suffisamment d’attention.
Il y a eu aussi l’Afghanistan, vous savez ce qui s’y est passé, les circonstances dans lesquelles les troupes occidentales, notamment américaines, ont fini par partir.
Et maintenant, il y a l’Ukraine. Et puisque nous en venons à cette région [les pays d’Europe centrale et orientale], que je connais bien – j’y ai vécu, à Budapest et à Prague.
Cette région nous est chère, car nous avons invité 20.000 étudiants d’Ukraine, de Slovaquie, de Hongrie, de Pologne, de Roumanie et même de Moldavie à venir étudier chez nous. Mais je pense qu’il est également important pour les gens d’ici de réaliser à quel point [la guerre en Ukraine] a affecté le reste du monde, du fait de la crise qu’elle a entrainée dans les domaines de la fourniture en énergie pétrolière, alimentaire et dans les engrais.
C’est une crise qui alimente l’inflation dans les pays économiquement faibles ne disposant pas des marges nécessaires pour y faire face, ce qui, dans nombre de pays, peut vite prendre une tournure politique.
1°/Question sur 12 – d’un internaute: dans quelle mesure la population s’intéresse-t-elle à la guerre en Ukraine – hormis les pénuries alimentaires et énergétiques ?
S. Jaishankar: « Je pense que c’est très préoccupant et alarmant, pour deux raisons. Voyez-vous, aujourd’hui notre existence est très connectée, et tout le monde voit des choses à la télévision, sur son portable, sur le net, où que l’on soit.
Et il ne faut pas oublier que l’Inde est aujourd’hui une société très numérique, même les personnes aux revenus les plus bas – ce dont ils disposent malgré tout, c’est la connectivité [c’est-à-dire l’accès à Internet].
Il y a donc un haut niveau de sensibilisation. Je pense que nous sommes tous, en tout cas, préoccupés par le conflit. On voit les images, on voit ce qui se passe.
D’un autre côté, cela a commencé à avoir un impact sur le quotidien: soit sur le coût de l’essence, soit sur les intérêts bancaires, soit sur le prix des céréales quand on fait ses courses. Il y a également des répercussions sur le prix des semences que les paysans doivent utiliser. Et quand on en arrive aux entreprises, sur lesquelles ces répercussions sont multiples – comme vous le savez, il y a le problème des containers, celui des assurances, celui de la non-disponibilité des matériaux dont les coûts, une fois disponibles, ont augmenté – oui, cela affecte la vie de tous les jours qui peut connaître des interruptions.
Mais la situation en Ukraine n’est pas la seule cause de blocage. Parallèlement, je pense que le confinement forcé en Chine a aussi eu un impact économique. Et quand on bloque l’économie, cela se traduit toujours par une hausse du chômage – ce qui est, bien sûr, cause de souffrance pour la population».
Tous les pays ont le droit de se préoccuper du bien-être
de leur population
2°/La question suivante est une critique portant sur la hausse des importations de pétrole russe à des prix compétitifs en direction de l’Inde et sur la manière dont cette dernière peut concilier des importations de pétrole multipliées par neuf entre 2021 et 2022 avec le non-alignement en matière de politique étrangère.
S. Jaishankar: «Eh bien, tout d’abord, je ne vois – honnêtement – absolument aucun lien entre le non-alignement et le pétrole. Je veux dire, aujourd’hui l’Europe achète du pétrole, l’Europe achète du gaz, je viens de prendre connaissance d’une partie du nouveau paquet de sanctions [de l’UE], qui tient désormais compte du bien-être de la population [européenne]. Ainsi, les pipelines ont un certain carve-out [où certains éléments ont été délocalisés] et on a établi des calendriers. Ce n’est pas comme si tout allait être coupé demain matin.
Les gens doivent comprendre qu’à partir du moment où on se respecte soi-même, on parvient sans peine à aussi respecter les autres peuples.
Donc si l’Europe dit qu’il lui faut gérer la situation de façon à réduire au maximum l’impact sur son économie, alors cette liberté ou ce choix devrait aussi exister pour les autres pays.
J’en viens maintenant à nos achats de pétrole: A nos marchands en pétrole, nous ne demandons pas d’acheter «du pétrole russe», mais uniquement «du pétrole». Et ils en achètent à celui qui a la plus grande disponibilité sur le marché – à bon marché. Je pense que dans cette attitude il ne faut pas voir de contenu politique».
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3°/A cet instant, la modératrice interrompt le débat et demande comment il est possible de ne pas relier ces deux aspects de la question. L’Inde maintient des liens solides avec la Russie, mais elle a aussi des problèmes avec la Chine, et donc: «Est-il possible de prendre du recul et définir ainsi la politique étrangère de l’Inde – à un moment où l’Occident tente de limiter drastiquement le financement de la guerre [de la part de la Russie] en Ukraine, tandis que l’Inde, qui achète du pétrole en servant ses propres intérêts, se voit demander: «Est-ce que vous financez la guerre?»
S. Jaishankar: Je ne veux pas argumenter, mais dites-moi: et acheter du gaz russe, ça ne finance pas la guerre ? Pourquoi n’y aurait-il que l’argent indien et le pétrole qui arrive en Inde qui financeraient [la guerre], et non pas le gaz qui arrive en Europe? Ce que je veux dire c’est – on est tous sur le même plan, non?
Et vous savez, toute cette histoire sur les importations multipliées par neuf… eh bien admettons que ce soit neuf fois plus comme vous dites, mais à partir d’une base infime, les quantités d’origine étaient très faibles parce qu’à l’é poque, les marchés étaient plus ouverts et vous savez bien pourquoi.
Si les pays d’Europe, les occidentaux et les Etats-Unis sont inquiets, pourquoi ne pas admettre que le pétrole iranien arrive sur le marché? Ou le pétrole vénézuélien? Ce que je veux dire, c’est qu’ils ont coupé toutes les autres filières pétrolières dont nous disposions, et que maintenant ils viennent nous dire: «D’accord, les gars, mais surtout, n’allez pas sur le marché pétrolier pour décrocher les meilleurs tarifs pour faire développer votre économie et votre pays!» Là, je ne trouve pas l’approche très équitable.
Blocage des exportations de blé:
des mesures contre la spéculation sur les prix fixés aux dépens des plus défavorisés
4°/Une question concernant les mesures prises par l’Inde d’interdiction des exportations de blé et de produits alimentaires – une autre critique venant des Occidentaux à l’encontre de la politique étrangère de l’Inde – Expliquez s’il vous plaît si a) cela ne met pas les pays plus vulnérables du Sud et de l’Est mondial à rude épreuve et si b) l’Inde n’y voit pas un soutien à la Russie ou si nous autres, en Occident, ne comprenons pas que vous voyez les choses différemment?
S. Jaishankar: «Je pense que vous y avez déjà répondue, oui, certes, la réponse repose dans votre variante b), la dernière: en effet, vous, en Occident, vous ne comprenez pas.
Mais vous n’êtes pas les seuls, voyez-vous? Je pense que les gens ne comprennent pas parce qu’ils ne sont pas au courant des règles qui régissent le commerce. Nous avons été exportateurs de blé, très bien. Normalement, nous exportons environ deux à trois millions de tonnes. L’année dernière – le dernier bilan l’a affirmée considérablement meilleure – nous avons exporté environ sept millions de tonnes.
Cette année, avant que nous ne soyons très durement frappés par la canicule, nous espérions pouvoir fournir des exportations substantielles, nous étions prêts à le faire. En fait, le Premier ministre lui-même a dit à diverses occasions qu’au niveau mondial, nous voyions bien qu’il y avait une crise alimentaire et que nous serions heureux d’apporter notre aide.
Mais nous avons alors assisté à une véritable ruée sur notre blé, orchestrée en grande partie par des trafiquants basés à Singapour et dans une certaine mesure, je crois, à Dubaï.
Le résultat a été que les pays à faible revenu, dont beaucoup sont nos acheteurs traditionnels, par exemple nos voisins le Bangladesh, le Sri Lanka et le Népal, ont été exclus.
Il est intéressant de noter que la région du Golfe s’approvisionne régulièrement chez nous. Le Yémen nous achète, le Soudan nous achète – nous avons donc constaté que les acheteurs à faible revenu avaient été exclus.
Nos céréales étaient stockées pour le commerce intermédiaire, si bien que notre bienveillance a été utilisée à des fins spéculatives. Nous devions donc faire quelque chose pour l’empêcher car cela avait aussi des répercussions sur nous, chez nous, où le coût de la vie avait augmenté. Je veux m’expliquer de façon très claire sur notre démarche.
En fait, nous avons dit que nous n’offririons pas aux spéculateurs d’accès ouvert au marché indien, ce qui aurait eu des conséquences désastreuses pour le marché interne indien et les pays les moins développés du monde.
Nous restons ouverts à l’idée d’approvisionner un pays qui le mérite et qui en a besoin – nous sommes heureux de le faire dans la mesure de nos possibilités. Et je tiens à le préciser: cette année, nous avons exporté vers environ 23 pays. Si je prends la même période, je pense que cette année, le taux d’exportation a été multiplié par quatre environ, il a effectivement augmenté. Je connais de nombreux cas où des Ministres des affaires étrangères de certains pays ont appelé et nous leur avons assuré qu’ils auraient accès à ce marché.
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5°/Autre question de la modératrice: « Il ne s’agit donc pour vous que de bloquer et d’empêcher la spéculation?»
S. Jaishankar: En effet, oui – et pour éviter le détournement vers les pays à haut revenu qui ont davantage de moyens d’achat. Car ce que nous avons vécu avec les vaccinations, nous ne voulions en aucun cas le vivre avec le blé – que les populations aisées soient vaccinées et que les nécessiteuses soient abandonnées au bon Dieu.
6°/Ensuite, une question du public en ligne: «Selon le ‹Wall Street Journal›, l’Inde joue le rôle d’un important pôle de transit pour le pétrole russe dans le but de contourner les sanctions des Etats-Unis. Qu’est-ce que cela signifie pour les intérêts de l’Inde en matière de politique étrangère?»
S. Jaishankar: Je ne sais pas si la personne qui a écrit cela sait ce que signifie le transfert de marchandises dans le négoce international. Je veux dire que le transfert de marchandises signifie: on reçoit quelque chose et on la vend ensuite à quelqu’un d’autre. Je ne pense pas avoir jamais entendu quelqu’un en Inde penser de cette façon, oui, on achète …
7°/Objection de la modératrice: «Vous êtes en train de dire que le rapport du ‹Wall Street Journal› cité ici est inexact?
S. Jaishankar: Poliment, oui. Je pourrais le dire moins poliment, mais …
8°/«Donc, aucun débouché pour les transactions pétrolières russes ?»
S. Jaishankar: Mais non, ce n’est pas ça. Écoutez – s’il vous plaît, essayez de comprendre les marchés pétroliers. Il y a une énorme pénurie de pétrole, une vraie pénurie de pétrole, c’est très difficile d’y avoir accès. Un pays comme l’Inde qui revendrait à d’autres le pétrole qu’il se serait procuré, ce serait de la folie. Je veux dire, ce serait n’importe quoi.
9°/Un journaliste indépendant lituanien voudrait savoir comment l’Inde pourrait escompter un soutien mondial si elle s’engageait dans un conflit avec la Chine se reposant sur la confiance que lui accorderaient les autres, alors même qu’elle n’a pas condamné la Russie et n’a pas pris de sanctions à son encontre.
S. Jaishankar: «Vous savez, c’est une question intéressante que vous devriez peut-être, je ne parle pas de vous personnellement, mais que les gens devraient se poser à eux-mêmes. Si je considère l’Europe dans son ensemble, qui, par exemple, a gardé un silence extraordinaire sur de nombreux événements s’étant produits en Asie, on pourrait alors se demander pourquoi quelqu’un en Asie devrait faire confiance à l’Europe.
En bref, je pense d’abord que vous déformez notre position. Par exemple, quand ont eu lieu les événements de Boutcha, nous avons condamné ce qui s’y est produit et demandé une enquête sur Boutcha.
En ce qui concerne le conflit ukrainien, notre position est très claire: nous sommes favorables à une cessation immédiate des hostilités – ce n’est pas comme si nous l’avions ignoré, à moins que vous ne qualifiiez les entretiens téléphoniques avec Poutine et Zelensky comme étant une façon d’ignorer les choses. Par conséquent, je vous invite avant tout à bien comprendre la réalité de notre position.
Et deuxièmement, en ce qui concerne le lien que vous tracez au sujet de notre position avec la Chine: vous savez qu’avec ce pays, nous avons des relations épineuses, que nous sommes tout à fait capables de gérer. Évidemment, si je bénéficie de la compréhension et du soutien du monde entier, cela me sera utile.
Mais cette idée que je fais une transaction [une affaire], que j’entre dans un conflit parce que je peux compter sur un soutien dans ce conflit – ce n’est pas comme cela que le monde fonctionne.
Beaucoup de nos problèmes avec la Chine n’ont rien à voir avec l’Ukraine, ni avec la Russie, ils existaient déjà bien avant. Et si on se demande qui a gardé le silence, à quel moment et sur quel sujet, je pourrais évoquer toute une série de problèmes où l’Europe est restée muette. Ce que je veux dire, c’est que c’est un argument magnifiquement polémique que vous avez avancé. C’est ainsi que je le vois.
10°/« Une question essentielle», interrompt la modératrice, «émanant des milieux politiques et financiers occidentaux, est de savoir de quel côté l’Inde se rangera dans le conflit entre les Etats-Unis et la Chine, au cas où il faudrait un jour prendre cette décision».
S. Jaishankar: Tout d’abord – et je réagis en partie à l’observation précédente: quelque part, l’Europe doit sortir du mode de raisonnement selon lequel les problèmes de l’Europe sont les problèmes du monde, mais les problèmes du monde ne sont pas ceux de l’Europe – [selon la formule :] si tu es le reste du monde, ton problème est le tien, rien que le tien.
En revanche, dès que c’est l’Europe qui a un problème, aussitôt il devient celui du monde entier. Cela se reflète aussi dans la manière dont on établit un lien entre la relation Chine-Inde et les événements en Ukraine.
Alors, s’il vous plaît, chers amis, la Chine et l’Inde existaient déjà bien avant les événements en Ukraine. Les Chinois n’ont donc besoin de personne, où que ce soit dans le monde, qui leur dise comment ils doivent ou ne doivent pas s’occuper de nous, s’ils doivent nous causer des problèmes ou non. Je vois cela comme un raisonnement – honnêtement – pas très intelligent, c’est très égoïste. Et à cette idée que la grande stratégie doit consister à savoir comment on va décider: en tant qu’Indien, je ferai ce que nous faisons tous. Je vais évaluer la situation, comme tout le monde. Que fait-on d’autre, que font les États en fin de compte pour prendre des décisions?»
L’Inde ne fait partie d’aucun axe –
elle suit sa propre voie
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11°/L’animatrice reprend: «Il y aura toujours deux grands axes. Il est communément admis que d’un côté nous avons l’Occident, dirigé par les Etats-Unis, et que la Chine pourrait potentiellement constituer le second. Quelle est la place de l’Inde dans tout cela? Comptez-vous ne pas interagir dans ce contexte?»
S. Jaishankar: «Dé solé, mais c’est justement sur ce point que je suis en désaccord avec vous, c’est un schéma que vous voulez m’imposer – eh bien, je ne l’accepte pas. Je ne pense pas qu’il soit nécessaire pour moi d’adhérer à un axe ou que si je n’adhère pas à l’un des deux, je doive impérativement adhérer à l’autre. Je ne peux l’accepter.
Je pense que je représente un cinquième de la population mondiale. Je [et là, il parle bien sûr au nom de l’Inde, à laquelle il s’identifie] suis aujourd’hui la cinquième ou sixième économie du monde. Ce que je veux dire, c’est que nous n’avons pas besoin de mentionner l’histoire de notre civilisation, tout le monde la connaît, mais je pense que j’ai le droit d’exister de mon propre chef, j’ai le droit de considérer mes propres intérêts, de prendre mes propres décisions – et mes décisions ne seront pas cyniques et transactionnelles2 mais elles seront au point d’équilibre entre mes valeurs et mes intérêts. Il n’existe aucun pays au monde qui néglige ses intérêts.
Ne pas raisonner en fonction des blocs – le monde a besoin de solutions
12°/Comme la présentatrice insiste à nouveau sur ce fait que l’Inde doit tout de même adopter une ligne directrice si elle veut jouer un rôle dans le monde, que le non-alignement n’est «pas plausible si l’on veut occuper sa place sur la scène mondiale», rester à l’é cart, «assis sur la barrière» n’est pas une option pour jouer un rôle de premier plan dans le monde, le ministre indien des Affaires étrangères précise:

S. Jaishankar: Voyez-vous, je ne pense pas que nous soyons assis sur la barrière. Ce n’est pas parce que je ne suis en désaccord avec vous que cela me réduit à rester «assis sur la barrière», cela veut simplement dire que je m’en tiens à mon propre territoire. Et de là, je contemple le monde: quels sont les grands défis du monde?
Le changement climatique en fait partie: je pense que l’Inde jouera un rôle déterminant dans la résolution de ce problème, l’Inde peut être un exemple, l’Inde peut effectivement être une arène pour un énorme bond en avant [leapfrogging] des technologies vertes.
Regardez les objectifs de développement durable – si vous prenez l’un des grands défis du monde, une partie de la réponse peut soit provenir de l’Inde, soit elle peut y contribuer.
Je n’aime pas le répéter – à la manière d’un disque rayé – mais beaucoup de choses se passent en dehors de l’Europe. Nous avons – notamment en raison du changement climatique – prévu des solutions pour nombre de catastrophes naturelles humanitaires, aujourd’hui, dans notre région du monde. Nombreux sont ceux qui attendent notre aide.
L’époque est révolue où l’on attendait de l’Europe que tout vienne d’elle ce qui a effectivement été le cas lors du tsunami de 2004. La différence, c’est qu’aujourd’hui, il n’y a plus personne qui y pense. Le monde change, de nouveaux acteurs arrivent, de nouvelles compétences apparaissent, mais il faut un nouvel agenda. Le monde ne peut plus être aussi eurocentriste que par le passé. •
Source: https://www.youtube.com/watch?v=APOFAsaxWSc
1La Chine et l’Inde sont en désaccord depuis des décennies sur le tracé de la frontière entre le Ladakh, région de haute montagne indienne, et la région autonome du Tibet, contrôlée par la Chine. Un affrontement sanglant s’y est produit en juin 2020, le pire incident depuis la guerre sino-indienne des frontières (20.10.1962 – 20.11.1962).
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Subrahmanyam Jaishankar,
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