3930 – Économie – Une défaite pour la France, un pas de plus vers la décomposition pour l’UE, par Jacques Sapir… 5.août.2020

 

Jacques Sapir maxresdefault

RussEurope en EU/Les Crises – Jacques Sapir – 5.août.2020 – Économie

Le 21 juillet 2020, à 5h du matin, un accord était enfin trouvé à la suit de la réunion extraordinaire du Conseil européen. Les débats avaient duré 5 jours en 5 nuits.

À la demande des chefs d’État ou de gouvernement, la Commission avait présenté à la fin mai, et à la suite d’une proposition franco-allemande formulée le 18 mai dernier[1] portant sur un plan de 1500 milliards d’euros (500 milliards en subventions et 1000 milliards en prêts)[2], un très vaste ensemble de mesures associant le futur cadre financier pluriannuel (CFP) et un effort de relance spécifique dans le cadre de Next Generation EU. Pour ce dernier, il s’agissait d’une somme de 750 milliards, se répartissant en 500 milliards de subventions et 250 milliards de prêts.

Ces débats avaient été marqués par l’opposition des pays « frugaux » au nombre desquels on compte l’Autriche, la Finlande, le Danemark, les Pays-Bas et la Suède.

Le compromis qui a été atteint fut présenté comme une victoire et par les pays « frugaux » et par la France et l’Allemagne.

Ce compromis a même été, non sans une certaine emphase, qualifié d’historique car il permet à l’Union européenne de s’endetter. Pourtant, avec le recul, les limites de cet accord apparaissent plus clairement.

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  1. Le contenu de l’accord

Cet accord, dont les « conclusions officielles » du sommet des 17 au 21 juillet 2020 précisent bien qu’il est lié aux circonstances exceptionnelles induites par l’épidémie du COVID-19[3], se veut un réponse à la crise profonde que cette épidémie, et que les mesures de confinement, a provoquée[4]. Il semble bien que la situation soit effectivement sérieuse.

C’est pourquoi la Commission avait soumis aux États membres un projet portant sur 500 milliards d’euros de subventions et 250 milliards de prêts. Ce projet est cependant modéré quand on le compare au plan de relance allemand qui porte, sur son seul volet des subventions, sur 130 milliards d’euros[5]. Le projet de la Commission apparaissait ainsi comme très limité par rapport aux besoins des uns et des autres.

Le Fond Monétaire International, dans ses prévisions révisées publiées en juin 2020[6], indique bien que, parmi les pays développés, la « Zone Euro » est probablement celle qui a le plus souffert de cette crise.

On constate que la « Zone Euro » devrait connaître une baisse du PIB de -10,2%, alors que la baisse ne sera que de -8,0% aux États-Unis, -5,8% au Japon et -4,8 pour les « autres économies développées ».

Tableau 1

Taux de croissance du PIB en % par rapport à l’année précédente

 

 

Projections

Difference from April 2020 WEO Projections

2018 2019 2020 2021

2020

2021

World Output 3,6 2,9

–4,9

5,4

–1,9

–0,4

Advanced Economies 2,2 1,7 –8,0 4,8

–1,9

0,3

United States 2,9 2,3 –8,0 4,5

–2,1

–0,2

Euro Area 1,9 1,3 –10,2 6,0

–2,7

1,3

Germany 1,5 0,6 –7,8 5,4

–0,8

0,2

France 1,8 1,5 –12,5 7,3

–5,3

2,8

Italy 0,8 0,3 –12,8 6,3

–3,7

1,5

Spain 2,4 2,0 –12,8 6,3

–4,8

2,0

Japan 0,3 0,7 –5,8 2,4

–0,6

–0,6

United Kingdom 1,3 1,4 –10,2 6,3

–3,7

2,3

Canada 2,0 1,7 –8,4 4,9

–2,2

0,7

Other Advanced Economies 3/ 2,7 1,7 –4,8 4,2

–0,2

–0,3

Source : https://www.imf.org/en/Publications/WEO/Issues/2020/06/24/WEOUpdateJune2020

De plus, la phase de récupération, sous l’hypothèse qu’il n’y ait pas une reprise massive de l’économie, montre que les pays développés vont accroître leur retard par rapport à la Chine et aux pays émergents.

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Source : https://www.imf.org/en/Publications/WEO/Issues/2020/06/24/WEOUpdateJune2020

On comprend dès lors ce qui avait motivé la Commission Européenne. On peut d’ailleurs lire, dans les « conclusions officielles » au paragraphe A2 :

« Le plan pour la relance en Europe appelle des investissements publics et privés massifs au niveau européen, afin d’engager l’Union résolument sur la voie d’une reprise durable et résiliente qui crée des emplois et qui répare les dommages immédiats causés par la pandémie de COVID-19… ».

Le projet a donc donné lieu à une négociation extrêmement intense entre les pays « frugaux » qui étaient opposés aux subventions et à l’emprunt collectif et les pays du Sud de l’UE auxquels venaient s’ajouter bien entendu la France et l’Allemagne.

Le paragraphe A3 indique bien quant à lui que :

« Afin de doter l’Union des moyens nécessaires pour relever les défis posés par la pandémie de COVID-19, la Commission sera autorisée à emprunter des fonds au nom de l’Union sur les marchés des capitaux. Le produit sera transféré aux programmes de l’Union conformément à Next Generation EU ».
En apparence, les pays « frugaux » qui étaient opposés aux subventions et à l’endettement direct de l’UE auraient perdus[7].

Pourtant, les paragraphes suivants viennent immédiatement tempérer cette impression. Le montant de subventions se trouve réduit de 500 à 390 milliards (une baisse de 22%) compensé par la hausse des prêts qui passent de 250 à 360 milliards[8]. La somme de 390 milliards sera donc empruntée sur les marchés, avec un horizon de remboursement porté au 31 décembre 2058.

De plus, et ceci est explicitement dit au paragraphe A11, les pays qui recevront ces subventions ne seront pas libres de les utiliser à leur volonté. Ils devront en passer par un contrôle politique du Parlement européen et du conseil :

« Les montants au titre de Next Generation EU affectés à des dépenses dans le cadre du budget constituent des recettes affectées externes. L’autorité budgétaire exerce un contrôle politique, qui doit être défini par un accord entre le Parlement, le Conseil et la Commission ».

Le risque est clair d’une mise sous tutelle des pays recourant à ces subventions, et la procédure est même détaillée au paragraphe A19[9].

De plus quand on regarde la répartition des fonds de Next Generation EU, on constate des différences importantes :

Tableau 2

  • Facilité pour la reprise et la résilience: 672,5 milliards d’EUROS , dont prêts: 360 milliards d’EUR et dont subventions: 312,5 milliards d’EUROS
  • REACT-EU: 47,5 milliards d’EUROS
  • Horizon Europe: 5 milliards d’EUROS
  • InvestEU: 5,6 milliards d’EUROS
  • Développement rural: 7,5 milliards d’EUROS
  • Fonds pour une transition juste (FTJ): 10 milliards d’EUROS
  • RescEU: 1,9 milliard d’EUROS

Total: 750 milliards d’EUROS

Source : « Conclusions », paragraphe A14

On voit immédiatement que l’on n’arrive à la somme initialement proposée par la Commission de 750 milliards d’euros que par l’addition de 77,5 milliards d’euros déjà inscrits dans le budget européen.

En réalité le montant réel des subventions n’est pas de 390 milliards mais de 312,5 milliards, soit 62,5% du montant initial. On a donc, suivant l’expression consacrée, « déshabillé Pierre pour habiller Paul » et l’on s’est livré à un exercice de maquillage.

En ce qui concerne les subventions proprement dites, 70% devront être versées en 2021 et 2022 et les 30% en 2023.

Par ailleurs les pays « frugaux » ont obtenu des rabais substantiels sur leurs contributions pour la période 2021-2027 :

« Pour la période 2021-2027, des corrections forfaitaires réduiront la contribution annuelle fondée sur le RNB[10] du Danemark, de l’Allemagne, des Pays-Bas, de l’Autriche et de la Suède (…). Ces réductions brutes sont financées par tous les États membres en fonction de leur RNB »[11].

Ici encore, on voit que s’est opéré un transfert de charges au détriment des pays du « Sud » et en particulier de la France.

Nous sommes donc bien loin des cris de satisfaction poussés par certains dirigeants, dont le Président Emmanuel Macron. Ces sommes, étalées sur 3 ans pour les subventions, sur 6 ans avec les prêts, sont très insuffisantes devant les besoins des Etats. Rappelons, ici que l’Allemagne, seule, envisage un plan de relance de 130 milliards d’euros. Il est par ailleurs clair que les pays dits « frugaux » ont obtenu des compensations telles en échange de leur approbation que l’accord initial a été largement vidé de son sens.

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  1. Cet accord est-il « légal » aux yeux de la législation européenne ?

L’accord qui est donc sorti du Conseil européen du 21 juillet, et qui fut donc bien mal à propos qualifié d’historique par Emmanuel Macron, pose alors toute une série de problèmes. On en a déjà évoqué certains dans la tribune publiée par SPUTNIK-France[12]. On veut ici s’intéresser à un possible critique interne de cet accord. En effet la question de la « légalité » de cet accord et de sa conformité au Traité de Fonctionnement de l’Union Européenne ou TFUE se pose[13].

Le TFUE (dans sa version consolidée) prévoit bien la possibilité pour l’UE de prendre des mesures d’exception. IL n’y a donc rien d’anormal à ce que la Commission ait préparé un plan exceptionnel pour faire face aux conséquences du COVID-19. Il faut cependant bien lire l’article 122 du TFUE :

« 1. Sans préjudice des autres procédures prévues par les traités, le Conseil, sur proposition de la Commission, peut décider, dans un esprit de solidarité entre les États membres, des mesures appropriées à la situation économique, en particulier si de graves difficultés surviennent dans l’approvisionnement en certains produits, notamment dans le domaine de l’énergie.
  1. Lorsqu’un État membre connaît des difficultés ou une menace sérieuse de graves difficultés, en raison de catastrophes naturelles ou d’événements exceptionnels échappant à son contrôle, le Conseil, sur proposition de la Commission, peut accorder, sous certaines conditions, une assistance financière de l’Union à l’État membre concerné. Le président du Conseil informe le Parlement européen de la décision prise »[14].

Mais, l’article suivant apporte une précision importante dont les initiateurs de l’accord auraient dû tenir compte :

« 1. Il est interdit à la Banque centrale européenne et aux banques centrales des États membres, ci-après dénommées « banques centrales nationales », d’accorder des découverts ou tout autre type de crédit aux institutions, organes ou organismes de l’Union, aux administrations centrales, aux autorités régionales ou locales, aux autres autorités publiques, aux autres organismes ou entreprises publics des États membres; l’acquisition directe, auprès d’eux, par la Banque centrale européenne ou les banques centrales nationales, des instruments de leur dette est également interdite »[15].

Autrement dit, la « monétisation » de l’emprunt émis par l’UE par la BCE pourrait s’avérer illégale, si les « ressources propres », qui ont été prévues dans l’accord du 21 juillet ne pouvaient être mobilisées.

Or, ces ressources propres évoquées dans les « conclusions officielles » diffusées le 21 juillet, qu’il s’agisse de la taxe carbone, d’une taxe sur les déchets en plastiques ou de la taxe sur les GAFA, restent, en l’état, extrêmement hypothétique.

Le paragraphe A29 des conclusions les décrit ainsi :

« Au cours des prochaines années, l’Union s’efforcera de réformer le système des ressources propres et d’introduire de nouvelles ressources propres. Dans un premier temps, une nouvelle ressource propre fondée sur les déchets plastiques non recyclés sera établie et appliquée à partir du 1er janvier 2021. Au cours du premier semestre de 2021, à titre de base pour des ressources propres supplémentaires, la Commission présentera des propositions relatives à un mécanisme d’ajustement carbone aux frontières et à une redevance numérique, en vue de leur introduction au plus tard le 1er janvier 2023. (…)Enfin, l’Union s’efforcera, au cours du prochain CFP, de mettre en place d’autres ressources propres qui pourraient inclure une taxe sur les transactions financières (…) ».

On le voit, on est dans le domaine de l’hypothétique, quand il ne s’agit pas de vœux pieux. On sait, en effet, que ces questions ont fait l’objet d’importantes discussions ces dernières années et c sont toujours heurtées à l’opposition résolue de certains Etat.

Par ailleurs, le TFUE maintient une « muraille de Chine » entre les institutions de l’UE et les institutions financières :

« Est interdite toute mesure, ne reposant pas sur des considérations d’ordre prudentiel, qui établit un accès privilégié des institutions, organes ou organismes de l’Union, des administrations centrales, des autorités régionales ou locales, des autres autorités publiques ou d’autres organismes ou entreprises publics des États membres aux institutions financières »[16].

Sur ce point, il n’est donc pas dit que l’accord ne soit attaquable soit, en Allemagne, devant le Tribunal Constitutionnel de Karlsruhe soit même devant la CJUE.

Cela nous conduit aux conditions d’exécution des mesures budgétaires. Les subventions sont considérées comme des « mesures budgétaires ». Elles tombent en effet donc sous le coup de l’Article 310 et en particulier de ses titres 4 et 5 :

« 4. En vue d’assurer la discipline budgétaire, l’Union n’adopte pas d’actes susceptibles d’avoir des incidences notables sur le budget sans donner l’assurance que les dépenses découlant de ces actes peuvent être financées dans la limite des ressources propres de l’Union et dans le respect du cadre financier pluriannuel visé à l’article 312.
5. Le budget est exécuté conformément au principe de la bonne gestion financière. Les États membres et l’Union coopèrent pour que les crédits inscrits au budget soient utilisés conformément à ce principe.[17]»

On le voit, toutes les dépenses sont censées être financées par des ressources propres. Or, l’emprunt pourrait ne pas correspondre à cette définition.

Il apparaît aussi clairement que l’émission d’un emprunt au niveau de l’UE n’a pas été prévue. Si cette émission est, à la limite, possible, elle implique que cet emprunt puisse être remboursé avec les ressources propres de l’UE. Nous sommes donc renvoyés au problème précédent : les ressources propres ont elles une existence réelle? D’autant plus qu’un article précise que :

« Le budget est, sans préjudice des autres recettes, intégralement financé par des ressources propres.

Le Conseil, statuant conformément à une procédure législative spéciale, à l’unanimité et après consultation du Parlement européen, adopte une décision fixant les dispositions applicables au système des ressources propres de l’Union. Il est possible, dans ce cadre, d’établir de nouvelles catégories de ressources propres ou d’abroger une catégorie existante. Cette décision n’entre en vigueur qu’après son approbation par les États membres, conformément à leurs règles constitutionnelles respectives.[18] »

On voit que toute modification des « ressources propres » est contingente aux règles constitutionnelles des États membres. C’est un point important.

https://sansapriori.files.wordpress.com/2020/06/entrc3a9e-principale-c3a0-la-cour-constitutionnelle-fc3a9dc3a9rale-karlsruhe-allemagne-octobre-bc3a2timent-principal-de-142646417.jpg?w=584  Tribunal Constitutionnel de Karlsruhe

Il signifie qu’un jugement du Tribunal Constitutionnel de Karlsruhe, ou du Conseil Constitutionnel français par exemple, pourrait invalider le fait de considérer qu’un emprunt est une « ressource propre » du budget.

Il n’est donc pas évident que le « Plan de relance » qui est sorti du Conseil du 21 juillet soit « légal » du point de vue du TFUE. Il est donc susceptible d’une multitude de recours. On pourrait alors faire remarquer que cette « illégalité » potentielle constituait un bonne chose dans la mesure où elle signifierait que les pays de l’UE ont pris conscience des défauts du TFUE.

Mais, si les pays de l’UE décident d’enfreindre le TFUE, l’UE existe-t-elle encore ? Ne faudrait-il pas dans ses conditions soumettre à nouveau un Traité à référendum dans les divers pays. On ne peut, en effet, se réclamer du TFUE et le violer de manière ouverte. La question juridique se transforme en question politique. La légitimité démocratique de l’Union européenne est donc à nouveau en cause.

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  1. Qui paye pour qui ?

Il faut alors revenir sur la ventilation des subventions par pays. Elle montre une concentration sur les pays du « Sud » de l’UE. Ainsi, l’Italie et l’Espagne recevront la principale part de ces subventions.

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Source : Commission européenne

Ces sommes semblent importantes. Il faut néanmoins rappeler que l’Allemagne, en dehors des mesures de soutien conjoncturelle, un plan de relance de 130 milliards a été voté.
Il faut aussi rapporter ces montants, et en particulier dans le cas de la France à la contribution nette que notre pays a fournie à l’UE[19]. Cette contribution n’a cessé de monter depuis 2000 pour atteindre 7,4 milliards d’euros en 2018.
De fait, et compte tenu de la quotité française dans le financement de l’UE, ce montant devrait fortement monter dans les années qui viennent, compte tenu des « rabais » obtenu par les pays « frugaux », et pourrait se situer autour de 10 milliards d’euros. On voit qu’en quatre ans la France aurait donné plus à l’UE qu’elle n’aurait reçu.
En fait, la quotité française dans le financement de ses subventions devrait se situer autour de 58,5 milliards tandis que nous recevrions 38,5 milliards. Soit un solde de 20 milliards en notre défaveur.
Sans même tenir compte de la garantie solidaire apportée aux prêts (qui représentent comme on l’a vu non 250 mais 360 milliards) il est clair que la France sera un des principaux contributeurs nets de ce plan de relance, et ce alors qu’elle a elle-même un grand besoin de soutien financier.

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Source : République Française, Annexe au projet de loi de Finances pour 2020 – Relations Financières avec l’Union européenne, Paris, juin 2020, p. 56.

Quel est le risque ? Nous savons que ce programme de prêts a été révisé à la hausse. On peut craindre que ni l’Italie, ni l’Espagne ni la Grèce ne puisse rembourser l’argent emprunté. Ainsi, au total, aux 58,5 milliards engagés au titre de notre contribution au financement des « subventions » (dont nous ne recevrons que 38,5 milliards) il faudra ajouter 54 milliards au titre des prêts. Notre engagement total pourrait alors atteindre les 112,5 milliards d’euros.

L’accord du 21 juillet apparaît alors comme un marché de dupes pour la France

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  1. Cohérences et incohérences

Le débat s’est focalisé durant le sommet des 17 au 21 juillet sur les montants des « subventions ».

La position des « frugaux » était connue. Ils souhaitaient que cet argent soit un prêt plus qu’une subvention, et les prêts doivent quant à eux être remboursés. De ce point de vue la position des pays « frugaux » était parfaitement cohérente avec la lettre comme avec l’esprit du TFUE.

Si subvention il devait y avoir, elle devait s’accompagner d’un engagement ferme des pays qui les obtiendraient à se mettre en règle avec l’UE et à appliquer des réformes structurelles drastiques.

De fait, sans obtenir tout à fait le droit de véto qu’ils demandaient, les pays « frugaux » ont remporté une incontestable victoire et dans la réduction du montant des subventions et dans la création d’un mécanisme de contrôle à la majorité qualifié.

Qu’ils arrivent à convaincre un ou deux pays et ils détiendront en effet ce droit de véto. Derrière ces conditions se profilait en réalité l’ombre du MES, le « Mécanisme Européen de Stabilité », dont la mise en œuvre provoqua en Grèce une véritable tragédie.

Inversement, la position de la France et des pays comme l’Italie et l’Espagne consiste à dire que les États doivent être laissés libre d’user à leur guise de ces subventions, qui sont dans leur nature conjoncturelle, liées aux dommages provoqués par la Covid-19.

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Les débats du 17 au 21 juillet, en réalité, ont révélé trois conceptions contradictoires de ce que devrait être l’UE.

Dans leur refus initial de subventions financées par un emprunt européen, les « frugaux » défendent l’idée que l’UE est une coordination de pays réunis autour des règles du « marché unique ».

Dans ce cas, nulle aide collective n’est à attendre. Sous la pression des Allemands et des Français, ils ont acceptés, provisoirement sans doute et non sans arrières pensées, d’abandonner leur position initiale et de considérer que l’UE serait un véritable embryon de fédération, avec des règles s’imposant aux pays fédérés en dehors des termes des traités.

Ces deux positions sont logiques et cohérentes.

L’Allemagne et la France défendent quant à elles en réalité l’idée d’un « entre-deux », où l’UE pourrait accorder des aides extra-budgétaires mais sans contreparties dures sur les États.
Elles soutiennent que cette « avancée » vers le fédéralisme, avancée qui provoqua un orgasme européiste à Thierry Breton[20], constituent un progrès historique. Il suffit d’écouter les cris de victoire poussés au matin du mardi 21 par Emmanuel Macron pour s’en convaincre.
Les raisons de cet « entre-deux » sont profondes. Barroso, en son temps, en avait fait gloire à l’UE, la qualifiant de construction « sui generis »[21].

De fait, l’Allemagne ne veut

  • ni perdre les avantages immenses qu’elle tire de l’UE et de l’Euro,

  • ni perdre sa souveraineté retrouvée dans les années 1990,

  • ni aller contre l’arrêt du tribunal constitutionnel de Karlsruhe qui à établi que la démocratie ne pouvait être que nationale devant l’inexistence d’un « peuple » européen[22].

La France, elle, s’est engagée depuis longtemps dans cette voie de l’entre-deux persuadée qu’elle pourrait retrouver avec une UE forte sa splendeur politique passée tout en affectant de ne consentir qu’à des abandons mineurs de sa souveraineté, une politique qui s’avère désastreuse tant économiquement que politiquement.

Ajoutons que cela serait faire injure à la diplomatie allemande que de ne pas penser à un possible double jeu de cette dernière qui cède en partie à la France pour reprendre la main dans un soutien dissimulé aux pays « frugaux ».

La position des « frugaux » est donc bien plus cohérente que celle de l’Allemagne et de la France. Ces derniers n’ont probablement adopté une politique de fédéralisme ostensible que parce qu’ils savent qu’elle serait odieuse aux pays d’Europe centrale et orientale qui n’ont pas recouvré leur souveraineté niée de 1945 à 1990 par l’URSS pour l’abandonner à nouveau.

En mettant des conditions aux subventions qu’ils savent parfaitement inacceptables tant pour des pays comme l’Italie ou l’Espagne que pour des pays comme la Pologne, la Hongrie, la Slovaquie et la République Tchèque, les pays « frugaux » font la démonstration par l’absurde de l’impossibilité d’un fédéralisme européen.

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La position de l’Allemagne et de la France, qui s’apparente à un fédéralisme furtif, se heurte donc à ses contradictions. Les pressions de ces deux pays sur des États plus petits et plus faibles n’arrangeront rien[23]. Elles ne pourraient, au mieux, que faire monter le sentiment anti-UE en leur sein.

Au total, l’accord du 21 juillet s’avère désastreux pour l’Union européenne tout comme pour la France. Assurément, l’UE pourra émettre des obligations « intuitu personae ». Mais, leur montant et le fait qu’il s’agit d’une opération unique, empêcheront ces obligations d’avoir sur les marchés financiers le même impact que les « treasuries » des États-Unis.

Ceux qui veulent y voir un renforcement considérable du statut de l’Euro seront nécessairement très déçus. Cet accord, obtenu à l’arraché doit encore être ratifié par les Parlements nationaux. Il offre de multiples possibilités de recours et de contestation devant les divers tribunaux constitutionnels. Il a été payé d’un renforcement de l’inégalité budgétaire entre les États constitutifs de l’UE. Ceci va susciter d’autres contestations.

Pour la France, le poids de l’engagement financier net sera très lourd. On peut alors se demander si les dirigeants français n’ont pas gravement sacrifié les intérêts du pays pour un résultat largement idéologique.

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NOTES

[1] https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2020/05/18/initiative-franco-allemande-pour-la-relance-europeenne-face-a-la-crise-du-coronavirus
[2] https://www.lemonde.fr/economie/article/2020/05/18/la-france-et-l-allemagne-proposent-un-plan-de-relance-europeen-de-500-milliards-d-euros_6040040_3234.html
[3] On lira le texte de ces conclusions à la page : https://www.consilium.europa.eu/fr/press/press-releases/2020/07/21/european-council-conclusions-17-21-july-2020/
[4] Sapir J., « Would the lock-down induced economic contraction be a prelude to a major depression? » in Ekonomika i Matematechskyie Metody [Economie et Méthodes Mathématiques], 56 (3), pp. 5-25. (à paraître en septembre)
[5] https://www.dw.com/fr/un-plan-de-relance-%C3%A0-130-milliards-deuros-en-allemagne/a-53683738
[6] Voir https://www.imf.org/en/Publications/WEO/Issues/2020/06/24/WEOUpdateJune2020
[7] Paragraphe A5
[8] Paragraphe A6
[9] « Les plans pour la reprise et la résilience sont évalués par la Commission dans les deux mois qui suivent leur présentation. Les critères de cohérence avec les recommandations par pays, ainsi que de renforcement du potentiel de croissance, de la création d’emplois et de la résilience économique et sociale de l’État membre, doivent obtenir le score le plus élevé de l’évaluation »
[10] Revenu National Brut.
[11] Paragraphe A30 des « conclusions ».
[12] https://fr.sputniknews.com/points_de_vue/202007211044136277-jacques-sapir-une-europe-en-decomposition/
[13] https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=uriserv:OJ.C_.2016.202.01.0001.01.FRA&toc=OJ:C:2016:202:FULL#C_2016202FR.01004701
[14] Article 122/(ex-article 100 TCE)
[15] Article 123/(ex-article 101 TCE)
[16] Article 124/(ex-article 102 TCE)
[17] Article 310/(ex-article 268 TCE), titres 4 et 5
[18] Article 311/(ex-article 269 TCE)
[19] Soit versements moins retour. Voir République Française, Annexe au projet de loi de Finances pour 2020 – Relations Financières avec l’Union européenne, Paris, juin 2020, p. 56.
[20] https://www.lejdd.fr/International/thierry-breton-sur-plan-de-relance-de-lue-de-750-milliards-deuros-notre-decision-sera-historique-3976224
[21] Barroso J-M., Speech by President Barroso: « Global Europe, from the Atlantic to the Pacific », Speech 14/352, discours prononcé à l’université de Stanford, 1er mai 2014.
[22] Arrêt du 30 juillet 2009. Pour un analyse, voir H. Haenel, « Rapport d’Information » n° 119, Sénat, Session Ordinaire 2009-2010, Paris, 2009 et https://www.fondation-res-publica.org/L-arret-du-30-juin-2009-de-la-cour-constitutionnelle-et-l-Europe-une-revolution-juridique_a431.html .
[23] https://www.nouvelobs.com/monde/20200720.OBS31367/macron-sort-de-ses-gonds-face-aux-frugaux-nuit-sous-tension-a-bruxelles.html

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SOURCE/https://www.les-crises.fr/russeurope-en-exil-une-defaite-pour-la-france-un-pas-de-plus-vers-la-decomposition-pour-lue-par-jacques-sapir/

Une réflexion au sujet de « 3930 – Économie – Une défaite pour la France, un pas de plus vers la décomposition pour l’UE, par Jacques Sapir… 5.août.2020 »

  1. […] 6 AOÛT 2020 SANSAPRIORIECONOMIE, EUROPE UE, FRANCE, GÉOPOLITIQUE – ECONOMIE, GEOPOLITIQUE, POLITIQUE INTERNATIONALE, SOCIÉTÉALLEMAGNE;, « MÉCANISME EUROPÉEN DE STABILITÉ », « RESSOURCES PROPRES », BANQUE CENTRALE EUROPÉENNE, COVID-19, ECONOMIE, ESPAGNE, FOND MONÉTAIRE INTERNATIONAL, FRANCE, GRECE, ITALIE, JACQUES SAPIR, LA COMMISSION EUROPÉENNE, LÉGISLATION EUROPÉENNE, LE FUTUR CADRE FINANCIER PLURIANNUEL (CFP), MES, PAYS « FRUGAUX », RUSSEUROPE EN EU/LES CRISES, SUBVENTIONS, TRAITÉ DE FONCTIONNEMENT DE L’UNION EUROPÉENNE OU TFUE, TRIBUNAL CONSTITUTIONNEL DE KARLSRUHE, UE, ZONE EURO […]

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