1- La Guyane en danger d’explosion- 1992
2 – Signaux d’alarme en Guyane – 1997
3 – Guyane, comment en est-on arrivé là ? 27.03.2017
4 – Guyane, les raisons d’une grève générale – 27.03.2017

Vitrine spatiale de l’Europe
Vitrine spatiale de l’Europe
1- La Guyane en danger d’explosion- 1992
La Guyane est le dernier territoire continental des Amériques appartenant encore à une puissance européenne. Le seul, par conséquent, où l’Europe a affaire, cinq cents ans après le premier voyage de Christophe Colomb, à des communautés indiennes, constituées en l’occurrence de citoyens français et ressortissants de la Communauté européenne…
La Guyane est aussi, de tous les départements et territoires français d’outre-mer (DOM-TOM), le seul qui ne soit pas une île ; il attire, en raison de sa relative prospérité, un nombre fort important de réfugiés économiques des pays voisins (Surinam et Brésil). Certaines autorités locales n’hésitent pas à parler d’ »invasion » et craignent une explosion sociale.
Saint-Georges. Petite bourgade à la frontière avec le Brésil. Un magnifique centre socioculturel qui, faute de moyens, fonctionne au ralenti. La mairie : un simple cube de béton ; le monument aux morts : on ne peut plus gaulois. Au pied du mât que surmonte un drapeau bleu, blanc, rouge : des joueurs de pétanque. Autour, la forêt. Aucune route (il n’y a jamais que quatre siècles que la France est là). De l’autre côté du large fleuve Oyapock : l’immense Brésil.
Entre les deux rives de cette frontière liquide, l’incessant ballet de pirogues à moteur. Un gendarme, en civil, revient de l’autre côté : « Il y a des clients pour nous » , lance-t-il en clignant de l’œil au collègue qu’il rejoint. La routine… Sur cent cinquante millions de Brésiliens, quarante millions n’ont pas de travail. Ceux qui en ont gagnent des salaires de 300 francs par mois… Alors c’est la ruée vers l’Eldorado franco-guyanais. Des agences de voyages organisent le transport Bélem-Macapa. Ensuite, des caravanes de taxis collectifs déversent à Oiapoque des dizaines de pauvres hères munis, pour tout viatique, d’un délirant espoir.
Un petit bout de « Nord » planté dans le « Sud » (lire, pages 16 et 17, l’article de Jean Chesneaux) , un fleuve très difficile à contrôler. Régi par le droit international en ce qui concerne la circulation, et pour les trois quarts brésilien – dans le sens de la largeur, ce qui n’arrange rien. Des passeurs professionnels possèdent de grosses pirogues équipées de moteurs de 200 à 500 chevaux. Il y a des infiltrations toutes les nuits ; ils descendent jusqu’à Montagne-d’Argent en longeant la rive brésilienne. A partir de là : direction Cayenne, dans l’obscurité pour déjouer le dispositif de la gendarmerie française.
Les embarcations qui ne coulent pas débarquent leur bétail humain sur la plage de Montjoly. Immigrants clandestins, ils se feront coincer peut-être. Et alors ? S’ils parviennent à travailler trois mois, ils auront amassé l’équivalent d’un an ou deux de salaire dans leur pays.
Jadis, un peu d’or et le bagne
Cayenne. Un touriste remonte l’avenue du Général-de-Gaulle. Sur son tee-shirt, en lettres noires, « Cayenne passion » . Dans l’autre sens, un Guyanais. Sur son torse, en rouge, « Conforama » . Et tout est dit, ou presque. Un vrai petit DOM. Un secteur productif quasi inexistant, mais un niveau de vie européen artificiellement maintenu par les transferts publics.
- Une ville où des administrations hypertrophiées emploient près de 40 % de la population.
- La prime de vie chère – plus 40 % – pour les fonctionnaires.
- Des petits détaillants, des commerces – tous chinois ou presque, – les grandes marques de la confection, du parfum et du luxe, quelques supermarchés.
- Une boucherie qui appâte : « Cheval frais par avion »…
Bien sûr, immédiatement et pour qui sait regarder, l’envers du décor. De larges plaques insalubres. Une masse de travailleurs sans emploi, une armée de « jobeurs » (1), agglutinés dans le centre et à la périphérie.
- Taux de chômage, selon la direction départementale du travail et de l’emploi (DDTE) : 9,7 %. D’après l’INSEE : 24 %.
« Le recensement de l’INSEE a été fait sur déclaration , explique-t-on à la DDTE, avec peu de recoupements. Nous recalons sur la population active et appliquons la loi. Un chômeur est quelqu’un inscrit à l’ANPE, cherchant un emploi à plein temps et immédiatement disponible. Chômeurs non déclarés, on ne connaît pas. »
En fait, une évaluation impossible.
- Des frontières très floues entre emploi, chômage et inactivité.
- Un système d’analyse métropolitain dans un cadre qui ne l’est pas.
- Personne n’est même capable de dire combien il y a de Guyanais !
- Population totale officielle (2) (en augmentation de 57 % par rapport au recensement de 1982) : 114 808 habitants.
- Mais vraisemblablement entre 140 000 et 160 000.
La plus forte croissance nationale, notamment la plus forte augmentation de population d’origine étrangère – Surinamiens, Brésiliens, Haïtiens, Georgetowniens (3)…
Dissimulé derrière une rangée de palissades, un épais rideau de végétation, voici un bidonville, un de la pire espèce.
- A Port-au-Prince (Haïti), on dirait un « cloaque ».
- Au Brésil, une favela.
- Ici, à Remire-Montjoly, on ne dit rien, on cache.
On perçoit des bribes de créole haïtien mêlé de chaudes interjections, pareilles à celles qui rebondissent entre les gourbis des morros (4).
Là, comme en de multiples endroits de cette Guyane qu’on dit française, vit dans d’infra-humaines conditions – baraques de planches et de tôles, mélange de misère et de boue – une communauté d’immigrés. Des gamins par dizaines, et non scolarisés. Ignorés des autorités ? Méconnus de la République ? Pas du tout. Pour preuve, les points d’eau récemment implantés à la hâte, pour éviter les risques de choléra.
Brésiliens, Haïtiens, ils accomplissent les tâches dont les Guyanais ne veulent pas. Ici, le statut compte plus que le travail, on préfère être col blanc, dans la fonction publique que se précipiter sur certaines tâches, dites productives. Dans les rizières de Mana, et avant que l’Union des travailleurs guyanais (UTG) ne s’en mêle en 1988, une majorité de Surinamiens – en situation irrégulière – gagnaient 50 francs au quotidien pour dix heures de travail. En période de récolte, des journées de dix-sept heures, au même tarif.
Il n’empêche. « Laxisme de la police, manque de moyens , se plaint-on jusque dans les couloirs du conseil régional que tient le Parti socialiste guyanais (PSG), la France nous laisse envahir par les étrangers » !
La Guyane, petite colonie de peuplement, s’est faite avec des gens de passage – si l’on excepte ses habitants originels, les Indiens. Mais, pour les temps forts de l’histoire, esclaves noirs et bagnards blancs. Un territoire longtemps oublié, n’ayant jamais eu de vie réelle – ni sucre ni épices comme aux Antilles. Un peu d’or, et le bagne. Cinquante mille habitants en 1950, un stade de développement et d’équipement correspondant à la Lozère d’après 1914. Une juxtaposition de cultures – européenne à travers l’école, créole à travers les liens familiaux. « Une certaine analogie , commente M. Jean-Claude Ho-Tin-Hoe (grands-parents maternels de la Martinique et de la Désirade, porteurs d’un zeste de sang breton, père chinois), avec ce que les Américains appellent la street corner society (la société du coin de rue). Une douceur de vivre. Des mythes, des contes, des légendes. La Guyane, jusqu’aux années 60-70, c’était ça. »
Coup de tonnerre sur l’ancienne « terre du bagne ». Elle devient « terre de l’espace », en 1968, avec le début des opérations du Centre spatial guyanais.
Vingt ans après, îlot de prospérité au milieu du tiers-monde : Kourou.
Quatorze mille habitants recensés, vingt mille en réalité, dont un quart en situation irrégulière. Avec le développement du spatial et les travaux qui l’ont accompagné, Kourou a doublé ou triplé sa population en quelques années. Deux villes, une véritable aberration.
L’ancienne, où sont parqués les créoles et les immigrés, quartiers sans équipements, infects bidonvilles.
« La ville blanche », un ghetto de luxe pour techniciens européens : résidences, pelouses, autos, commerces de standing, courts de tennis, petits yachts à l’occasion.
Ariane, la cocaïne et l’immigration
« On a souvent affaire ici , observe-t-on du côté des forces de l’ordre, à un fort sentiment d’insécurité saisonnière qui n’a pas de corrélation avec la réalité des faits. » Il y a eu, fin 1989, des bandes armées de Brésiliens et de natifs de la Guyana. Démantelées. Pour le reste, une petite délinquance utilitaire.
- Le Brésilien qui arrive en short (racketté au cours de son périple par les différentes polices brésiliennes) et qui ne veut pas crever de faim. Vols de vélos, de bouteilles de gaz, beaucoup de cambriolages aux préjudices relativement restreints. En baisse sensible depuis 1990. En hausse, une délinquance liée au trafic de drogue.
La cocaïne arrive du Brésil et du Surinam, dix fois moins chère qu’à Paris. Attirée à l’origine par une population de techniciens métropolitains et européens à fort niveau de vie, initiée à la consommation de ce produit de luxe et créant, par sa demande, un minimarché local. Lequel, comme toujours, a fini par s’étendre et toucher les locaux. D’où une recrudescence de « visites de villas » avec déplacement impromptu de magnétoscopes et de bijoux. « Étant entendu , relativise un gendarme, que le danger le plus marquant, ici, c’est l’insécurité routière. » Une véritable hécatombe, particulièrement entre Cayenne et Kourou. Moins de radars qu’en métropole, le fatalisme créole, la douceur de vivre qui fait croire aux « métros » (5) que tout est permis, des sanctions pas très fortes – on a des relations (les services de l’État sont un peu sinistrés).
Il n’empêche. Des manifestations de métropolitains arpentent les rues de Kourou, fin 1991, à l’initiative d’une « Association contre les vols et agressions », et de comités de « commerçants en colère ». Plus grave : à la suite d’une rixe entre voyous, une ratonnade a déjà eu lieu le 18 janvier de cette même année. Des Guyanais s’acharnent alors sur des ressortissants de la Guyana, notamment des femmes. Fait isolé, certes, mais pertinent. « L’accroissement actuel de la population n’est pas naturel » , s’inquiète M. Rodolphe Alexandre, membre influent du PSG, vice-président du conseil régional, maire adjoint de Cayenne : « Manque de logements, d’écoles, la Guyane n’a plus les moyens d’accueillir autant d’étrangers. » Président du conseil général, M. Elie Castor fait quant à lui observer : « La Guyane demeure une terre traditionnelle d’accueil des populations étrangères. L’immigration a cependant connu, ces dernières années, un développement qui, par son ampleur, occasionne aux collectivités locales des charges considérables qu’elles ne sont pas en mesure de supporter seules. »
Directement mis en cause, l’État renforce la présence des forces de sécurité et multiplie les opérations de reconduite aux frontières (6). La prison de Kourou est pleine à 300 %. en 1992« Mais, objecte un représentant de la loi, il est impossible, vu le nombre, de sanctionner tous les irréguliers. On ne va pas faire sortir un grand délinquant pour faire entrer un clandestin » ! Avant d’ajouter, posant le véritable problème : « Notre travail n’est pas payant, parce qu’il y a une demande ! » « La migration se maintient , constate de son côté un observateur, parce que ces gens continuent à vivre. Sinon, ils repartiraient. Ce n’est pas leurs quelques larcins qui leur permettent de subsister. »
En un mot, c’est dans la lutte contre l’emploi clandestin de main-d’œuvre étrangère que semble s’orienter l’action de l’État. Car ceux qui, bien souvent, accusent la République de ne pas contrôler les frontières, sont les mêmes qui, dans les entreprises, emploient sans vergogne, et à des salaires de misère, des étrangers. « Qu’on garde ceux qui sont sur les chantiers , entend-on, il est vrai, ici ou là. La chasse, c’est aux autres qu’il faut la faire. A ceux qui boivent de la bière au bord des trottoirs ! » Ce à quoi M. René Kern, secrétaire général à la préfecture, répond : « Si les mesures ne sont qu’administratives, on ne règle pas le problème. Il faut éviter la sanction permanente. Nous sommes en France, quand même ! »
Le RMI dans la forêt
Premiers habitants de la contrée, les Amérindiens sont environ trente mille quand arrivent les premiers Européens. Vingt-cinq mille au dix-huitième siècle, la ruée vers l’or et les maladies les déciment ; ils ne sont plus que quinze cents au siècle suivant. Mais neuf mille aujourd’hui. Administré directement par le représentant de l’État à partir de 1930, le statut spécial du territoire de l’Inini (au sud de la bande littorale) les a protégés d’un choc trop brutal avec l’univers européen. Cela leur a permis de vivre pendant longtemps sous leur droit coutumier.
En 1968, sous la pression de la classe politique guyanaise, conseil général en tête, ce statut spécial a été supprimé. Mais, en vertu d’un arrêté, les Indiens de l’intérieur – Oyampis et Emerillons sur l’Oyapock, Wayanas sur le haut Maroni – continuent à vivre dans des zones protégées, à l’accès strictement réglementé par la préfecture.
Aujourd’hui, plus encore qu’hier, cette mesure est très vivement contestée par la classe politique créole, au nom – si l’on peut dire – du concept de souveraineté nationale.
« Il n’est pas admissible qu’il existe une partie de la Guyane qui ne soit pas accessible à tout Guyanais ! »
Depuis 1968, les temps ont changé. Les déplacements de populations sont plus importants. Il devient difficile de protéger des communautés qui, d’ailleurs, ne demandent pas forcément à être isolées. En tout cas, pas de tous et de tout. Mais la marge est étroite.
Camopi, sur le fleuve Oyapock, en zone protégée. Un commerce (tenu par un Chinois), un médecin, une assistante sociale, une école, parfois cinq instituteurs (mais pas de logements pour eux), et en tout cas pas de dentiste : la denture n’est pas prise en compte par la Mère patrie ! Sur le fleuve, pas de pirogues sans moteur. D’aucuns s’en offusquent (rarement les Indiens !). Comme le remarque fort justement M. Rocheteau, directeur de la station locale de l’ORSTOM : « Un progrès technologique n’est pas forcément l’acte de décès d’une société traditionnelle, il faut bien qu’elle évolue. » Les Indiens sont toujours de formidables chasseurs et piroguiers, totalement adaptés à leur milieu. Bien sûr, une situation parfois étrange. Ainsi, et comme on le confirme à la préfecture, « la scolarité est offerte, mais non obligatoire » . Le législateur ferme les yeux et laisse fréquenter l’ « école de la brousse » en même temps qu’on apprend à parler français. Les gamins – nombreux, en bonne santé – abandonnent régulièrement la classe, le temps d’une chasse, d’une pêche, de travaux agricoles. « Les forcer à une scolarité classique reviendrait à les déconnecter de leur milieu, à en faire de futurs clochards. Ce serait tout simplement fou. »

La protection territoriale relève à l’évidence d’un même bon sens. « Il faut la maintenir » , affirme ainsi M. Maurice Tiouka, Indien de la côte atlantique, militant de la cause autochtone. « Nous, Galibis, avons subi les conséquences du tourisme sauvage. Si jamais on retire cette barrière, n’importe qui va se précipiter. Des personnes sans scrupules. Et comme ces Indiens ne maîtrisent pas encore bien ce monde, ils risquent d’être perdus. Je ne dis pas qu’ils ne sont pas évolués, mais c’est comme si l’on voulait mettre le feu dans l’eau. Il y en a un qui va s’éteindre… D’ailleurs, ça commence, avec les aides de l’Etat. On voit le désastre avec le RMI »…
Le RMI dans la forêt ! La plus belle invention pour tuer en douceur les Indiens. Fût-ce avec les meilleures intentions. Si, pendant longtemps, le rare argent en circulation a surtout permis l’achat de quelques produits devenus nécessaires – essence, fusils, cartouches, – l’instauration du système des TUC en 1984, favorisant la multiplication des emplois salariés, et l’arrivée du RMI récemment – ont plongé ces communautés dans l’économie de marché. Et modifient déjà profondément leur manière de vivre. « Ils touchent de l’argent sans rien faire, oublient un peu l’abattis (7), ne savent plus comment faire une pirogue. J’en connais même qui ne savent plus ni pagayer ni pêcher ! » Un effet important sur la consommation d’alcool, des dépenses dont certaines sont utiles, d’autres purement ostentatoires. D’étranges situations. Camopi – quarante RMIstes – se trouve sur le fleuve, en zone interdite, mais en face, sur l’autre rive, se crée de toutes pièces un village brésilien. Des boutiques vendent tout et n’importe quoi. « Des jeunes qui, à côté de ça, se comportent en Indiens absolus, qui prennent leur pirogue à moteur et vous disent : je vais aux toilettes – puis s’en vont 50 mètres plus loin ! » L’assistanat par l’argent détourne les gens de leurs activités traditionnelles. Alors qu’ils ne savent rien faire d’autre ; et qu’il n’y aucun espoir d’emploi.
Quant à savoir qui touche le RMI dans les villages indiens, et sur quels critères, mystère ! Disons que le rôle des élus locaux est à l’évidence déterminant. Une affaire de prestige personnel, un moyen facile de se constituer une clientèle. Du RMI comme instrument de contrôle politique, ou les effets pervers de la départementalisation…
De la forêt au chômage et à l’assistance… Il est certes des situations bien plus dramatiques, sur ce continent. Le moins qu’on puisse dire c’est que la France ne propose pas la bonne solution. Mais rien n’est simple. La population de tout un village – Antecume-Pata, sur le haut Maroni, – sous l’influence d’un ethnologue, M. André Cognat, installé parmi elle depuis une trentaine d’années, a refusé collectivement ce RMI : mais il ne se passe guère de semaine que ses habitants viennent, peu à peu, individuellement, et en catimini, réclamer cette allocation à laquelle ils ont droit…
M. Charles-Jean Auberic, galibi, employé au Centre spatial guyanais (CSG), habite le « village indien » de Kourou. Coincé derrière le cantonnement de la légion étrangère, ce quartier a été créé pour la main-d’œuvre indienne ayant travaillé à la construction de la base spatiale. Ce, en accord – oral – avec le CSG, à qui appartient alors le terrain. En 1987, cet organisme rétrocède des parcelles à la municipalité (créole, RPR) pour permettre son extension. « Et maintenant, nous sommes confrontés à la commune qui veut nous revendre ces terres… qui nous appartiennent ! Comme on est ici à peu près trois cents personnes, avec les enfants, au niveau pression on est une poussière, on n’est vraiment rien. Donc, on se heurte à un mur. Voyez-vous, lorsqu’on demande l’assistance, la main-d’œuvre des Indiens, ils sont toujours là. Mais ils ne savent pas que l’aide qu’ils donnent va servir à mieux les détruire. »
Renaissance de la nation indienne
Cinq siècles de silence et de mise à l’écart… Mais partout, sur le continent, les Amérindiens se réveillent.
- En 1984, un vaste rassemblement marque la naissance de la première organisation autochtone d’importance en Guyane, l’EPWWAG (du nom des six ethnies présentes sur le territoire : les Emerillons, Palikours, Wayanas, Wayanpis, Arawaks et Galibis).
- A cette occasion, est lancée une Adresse au gouvernement français. Au centre des revendications : la reconnaissance en tant que nation indienne, et le problème de la terre. Résultat partiel, mais tangible, de cette prise de parole, la création, le 1er janvier 1989, de la première commune véritablement amérindienne, Awala-Yalimapo, gérée depuis par un maire galibi.
Autre avancée, le décret foncier du 14 avril 1987. Du fait de l’histoire et de la configuration du département, 90 % du sol appartiennent au domaine privé de l’État. S’agissant des populations tribales – amérindiennes, mais aussi bushinengues (8) du Maroni, – ce décret permet la reconnaissance, par le préfet, de droits d’usage, la concession, puis la cession gratuite, de parcelles pour l’habitat et l’agriculture au bénéfice d’associations regroupant ces populations. L’enjeu est d’importance pour les Amérindiens. Ni plus ni moins que la création de zones de subsistance sur lesquelles leurs communautés peuvent perpétuer la cueillette, la chasse, la pêche et les traditions. « Parce que la situation est critique , précise un chef coutumier, dans le sens où l’on est bloqués par les populations qui s’agrandissent, qui s’installent un peu n’importe où, déboisent, font fuir le gibier. Avec la population globale qui augmente, ça ne peut que s’aggraver. »
Deux communautés ont, à ce jour, bénéficié de cette politique : les Galibis de Kourou et la commune d’Awala-Yalimapo. D’autres zones sont envisagées. « Rien d’exorbitant , estime M. René Kern, à la préfecture. Si je prends l’exemple du premier parcours de chasse qui a été affecté à Kourou, il s’agit de 12 900 hectares. Pour la métropole, ce serait beaucoup, mais dans un département qui fait 90 000 km, ce n’est rien du tout. »
Il n’empêche. Ce (tardif et limité) engagement de la métropole en faveur des Amérindiens irrite quelque peu : « Je dis que les Indiens ont historiquement des raisons de revendiquer , admet ainsi un créole. Mais le danger n’est-il pas que chaque minorité réclame aussi ? Si les Chinois, demain, revendiquent leur spécificité, leur territoire, les créoles les leurs, les métros les leurs, où va-t-on ? Ce n’est pas comme ça qu’on va construire la Guyane. »
Une société inquiète, orpheline de sa propre histoire. « Il y a ici une multitude de minorités qui coexistent sans jamais s’intégrer , se désole M. Jean-Claude Ho-Tin-Hoe, des mondes parallèles qui ne s’interpénètrent pas. Et c’est aussi valable pour la société créole. Nous avons perdu nos modèles culturels et n’avons pas encore, pour demain, de projet fédérateur… »
Le discours indépendantiste « pur jus » n’est plus guère de mise dans une société guyanaise qui, consciente de sa terrible dépendance économique et politique, n’en mesure pas moins les acquis résultant de son statut de département français, dans une partie sinistrée du tiers-monde.
La région (car la Guyane est à la fois département et région), s’est dotée d’un nombre respectable d’ouvrages – ponts, lycées, écoles, etc. – dans 80 % des cas nécessaires, mais aussi, et parfois, démesurés. En tout cas, lorsque M. Antoine Karam, leader d’un PSG qui remporte un succès absolu, est élu en mars 1992 à la tête de cette même région, il constate, consterné, que non seulement les caisses sont vides, mais qu’il est l’heureux et futur gestionnaire d’un gouffre d’environ… 780 millions de francs !
Il est désormais interdit d’investir. Il est également impossible d’honorer les créances de la collectivité. Avec de terribles conséquences, en particulier sur le secteur du bâtiment et des travaux publics (dix mille salariés, 15 % du PIB), principale activité après le spatial, « entraînant une répercussion en chaîne sur tous les secteurs de l’économie, à la manière d’une onde de choc dont l’épicentre est le déficit régional (9) ». Un nombre considérable d’entreprises déposent leur bilan en 1991. Et ce chiffre sera encore plus important cette année…
Sur fond de crise économique, la Guyane se rend compte qu’elle a mangé son pain blanc. Plus d’argent dans les caisses, plus de grands travaux en perspective (le conseil régional était l’un des principaux donneurs d’ordres), des faillites en cascade, un chômage en augmentation et une démographie galopante, résultat de l’appel d’air provoqué par… les précédents grands chantiers. Étant entendu que la pêche et le bois ne sont pas florissants ; que l’agriculture n’existe quasiment pas et encore moins l’industrie. Appelée au secours, la métropole fait la sourde oreille, ou alors répond : « Vous vouliez la décentralisation ? vous l’avez eue ! Assumez votre gestion. » M. Antoine Karam, parti à Paris pour plaider sa cause, revient, catastrophé, avec 100 millions. Une goutte d’eau…

Ariane 5 sur son pas de tir du Centre Spatial Guyanais
La vitrine spatiale de l’Europe prise en otage en cas de troubles sociaux que chacun ici – de la gauche à la droite, de la préfecture au conseil régional, des organisations patronales au syndicat indépendantiste UTG – s’attache à présenter comme imminents ? L’hypothèse, selon la jeune équipe du PSG qui gouverne la région, n’est pas à écarter : « Si l’État ne fait pas quelque chose, ça explose ; si ça explose, on n’a pas l’intention de jouer éternellement les pompiers. »
Maurice Lemoine
Journaliste et écrivain, auteur, entre autres, des Cent Portes de l’Amérique latine, Autrement, Paris, 1989.
sur wikipédia /Maurice Lemoine est un journaliste et voyageur engagé, rédacteur en chef de La Chronique d’Amnesty International de 1993 à 1996, avant de rejoindre le Monde diplomatique dont il a également été le rédacteur en chef. Autodidacte, il est une exception dans la presse française et dans l’équipe du Monde diplomatique.
(1) Abonnés aux travaux précaires (jobs).
(2) Recensement de la population, INSEE, 1990.
(3) Habitants de la Guyana (ex-Guyane britannique), ainsi appelés du nom de la capitale, Georgetown.
(4) Collines sur lesquelles s’étagent les favelas de Rio.
(5) Abréviation de métropolitain – Français de métropole.
(6) Du fait, sans doute, de la situation dans leur pays, les Haïtiens semblent bénéficier d’une relative et discrète tolérance. Au-delà du réel problème auquel est confronté la Guyane, on ne peut que s’en féliciter.
(7) Culture de subsistance.
(8) Bushinengs ou Noirs marrons. Voir, page 14, l’encadré sur la mosaïque de communautés.
(9) M. Etienne-Yves Barrat, conseiller économique et social.
source/ http://www.monde-diplomatique.fr/1992/08/LEMOINE/44657
Derrière Kourou, la misère
2 – Signaux d’alarme en Guyane – 1997

Cayenne, capitale de la Guyane – Audierne Polynésie
Département français voisin du Brésil, la Guyanne ne se confond plus avec un bagne, mais il n’entend pas se laisser réduire à un champs de tir pour Arianespace. La crise lycéenne suivie d’émeutes d’octobre et novembre dernier exprime un profond malaise social. Comme dans les autres départements d’outre-mer ; l’ampleur du chômage et le désarroi de la jeunesse sont susceptibles, au moindre incident, de provoquer l’explosion.
Mercredi 13 novembre 1996 : la fusée Ariane-4 décolle du centre spatial de Kourou et, vingt minutes plus tard, met sur orbite deux satellites. Un quatre-vingt-douzième lancement, presque de routine, qui ne justifie guère la tension perceptible dans la salle de contrôle climatisée…
A 65 kilomètres de là, Cayenne, capitale de la Guyane, est en émoi. La nuit précédente, pour la quatrième fois en une semaine, des magasins ont été pillés ; des voitures incendiées, du mobilier urbain détruit. Des débris en tout genre jonchent les trottoirs, tandis que certains bâtiments officiels portent encore les traces de déprédations survenues quelques nuits plus tôt. Ce mercredi 13 est un jour de grève générale ; pas au point d’annuler le tir, mais assez pour empêcher certains invités d’Ariane espace d’y assister.
Les émeutes de Cayenne ont éclaté après un mois de grève des lycéens. Ils réclamaient du matériel pédagogique, la sécurité aux abords des lycées et, plus confusément, des assurances pour leur avenir. Selon M. Léon Bertrand, député RPR de la Guyane, des indépendantistes se seraient mêlés aux lycéens, transformant les manifestations en pillages. Sans doute, mais « ne voir que ces tentatives de manipulation, c’est cacher la forêt du malaise social derrière l’arbre d’incidents ponctuels », estime Mme Christiane Taubira-Delannon, l’autre député (divers gauche) de la Guyane.
Personne, en effet, n’impute aux lycéens les saccages des magasins et des bâtiments officiels. Reste que là où certains ne voient que les exactions de bandes de casseurs organisés, d’autres perçoivent l’expression de la détresse de la jeunesse. Pour Mme Christiane Taubira « ils ont exprimé leur refus du seul choix qui leur reste, entre le chômage, la délinquance, la drogue ou le suicide. Un choix déjà vécu par leurs grands frères et leurs grandes soeurs qui, bien que diplômés, se retrouvent sans emploi. »
Kourou et ses techniciens du Centre spatial guyanais (CSG), Cayenne et ses jeunes en ébullition : deux mondes apparemment séparés dont le destin est pourtant lié. Car si les jeunes Guyanais ont mal à leur avenir, c’est notamment en raison de l’arrivée de vagues de migrants, attirés par l’emploi généré par le CSG (1). Et si aujourd’hui le chômage est leur seule perspective, c’est parce que l’économie de la Guyane dépend trop du centre spatial – qui recrute désormais beaucoup moins – , et que les alternatives manquent. Selon l’INSEE, « Le spatial représente 50 % de l’activité totale de la Guyane. Les effets d’entraînement sont relativement faibles car l’économie guyanaise est peu intégrée et cette activité demeure une activité spécifique et très technique (2). » Ce secteur fournit 27 % des emplois, 41 % des impôts locaux d’entreprise, et absorbe 59 % des importations.
La présence du CSG à Kourou a provoqué l’ouverture de grands chantiers : les installations elles-mêmes, bien sûr, mais aussi des logements, des infrastructures routières et hôtelières, des ponts, le barrage de l’EDF à Petit-Saut, sur la rivière Sinnamary… En contrepartie : un village rayé de la carte, des terres agricoles et 300 kilomètres de forêts engloutis, de graves dégâts écologiques. C’est en tout cas ce qu’affirme l’ex-président du conseil général, M. Elie Castor (apparenté PS), qui dénonce des « émanations importantes au moment des tirs, des gaz toxiques qui se répandent dans la nature… » (3).
L’aménagement de Kourou a fait de la Guyane un eldorado de l’emploi régional où se sont engouffrés Brésiliens, Surinamiens, Haïtiens, Saint-Luciens, Guyaniens [de la Guyana]… Ils ont complété la mosaïque ethnique formée lors de la ruée vers l’or, dans la deuxième moitié du XIXe siècle et compensé le manque de main-d’œuvre locale. Les créoles guyanais n’étaient pas tentés par les emplois industriels créés. Depuis la départementalisation en 1946, ils occupent les postes administratifs, très nombreux, où les salaires sont 40 % plus élevés qu’en métropole. Mais depuis 1992, les prestations sociales sont supérieures aux cotisations. En janvier 1996, le SMIC (salaire minimum) des DOM a été aligné sur celui de la métropole. Et plus de 7 000 familles bénéficient du RMI (revenu minimum d’insertion).
Ces chiffres alimentent, chez les « métros » de Guyane, une série de clichés : « les créoles ne veulent pas travailler », « le RMI tue l’initiative »... Ils doivent cependant être tempérés. Le coût de la vie en Guyane est supérieur de 20 % à celui de métropole. Et le RMI y est calculé sur une base inférieure.
Il y avait peu de concurrence entre les créoles et les immigrés tant que l’emploi suivait. Mais ce n’est plus le cas. Les chantiers du centre spatial sont moins nombreux. Les pouvoirs publics locaux et régionaux, endettés ou en cessation de paiement, n’ont pas les moyens de prendre le relais. D’autant plus qu’il ne fait pas bon être responsable local. Ces derniers temps, les procès se multiplient, pour abus de biens sociaux (M . Claude Ho-A-Chuck, maire UDF de Roura, en est accusé), ou pour fraude fiscale (M. Georges Othily, unique sénateur de la Guyane, maire divers gauche d’Iracoubo et ancien président du conseil régional, a été condamné en première instance le 29 octobre dernier).
Malgré tout, l’effet d’attraction, lié à un niveau de vie supérieur à celui des pays voisins, subsiste. L’immigration, légale ou clandestine, se poursuit donc. Et les Guyanais, dont la croissance démographique est très élevée (le taux d’accroissement naturel est de 25 % par an), se sentent menacés. Principalement les jeunes : les moins de 25 ans représentent plus de 50 % de la population. Et cela précisément au moment où la volonté s’esquisse chez les jeunes Guyanais, de ne plus tenter leur chance dans la seule administration ou en métropole. Sans doute y a-t-il une part de démagogie dans les propos de M. Antoine Karam, président du conseil régional de Guyane (PS), lorsqu’il parle de « premières générations de Guyanais et de Guyanaises capables d’être les acteurs de notre histoire » (4). Mais ses propos contiennent une part de vérité.
Les tensions entre créoles et immigrés augmentent et, avec elles, l’insécurité objective – la délinquance est en hausse – et psychologique. En 1990, la population juridiquement étrangère représentait 30 % de l’ensemble. Ceux qui sont perçus comme « étrangers » par les Guyanais peuvent aussi bien être de nationalité française : Antillais, métropolitains, Hmongs (réfugiés laotiens)…
Du coup, c’est envers la métropole que se tourne l’animosité des Guyanais : la métropole, accusée de ne pas être assez stricte envers les migrants, de ne pas investir assez et d’ignorer les spécificités guyanaises. Ce dernier argument l’emporte aujourd’hui sur la volonté d’assimilation à la France qui prévalait en 1946 lors de la transformation de la Guyane colonie en Guyane département. Car les spécificités sont manifestes. Les lycéens en grève et leurs professeurs rappelaient, notamment, que l’on ne peut organiser l’enseignement sur un même moule lorsque la moitié des élèves ne sont pas francophones d’origine. Il en va de même face à une population en quête de son identité, qui garde en mémoire une histoire différente – les blessures de l’esclavage, par exemple – de celle de la métropole.
Revendiquer ces spécificités ne constitue pas nécessairement un plaidoyer pour l’indépendance. Néanmoins, le fait que les représentants de l’ordre (préfet, procureur, gendarmes…) viennent de métropole donne à tout conflit un tour parfois ambigu.
Ainsi, on a vu fin octobre 1996 le Mouvement de développement et d’émancipation sociale soutenir des manifestations en faveur de l’entrepreneur Donzenac, un Guyanais condamné pour utilisation de main-d’œuvre immigrée clandestine.
Comment sortir de ce marasme ? Les responsables politiques de la majorité, tel M. Léon Bertrand, réclament toujours plus d’aide de la métropole et de l’Union européenne, qui cofinance déjà de nombreux projets. Tandis que l’opposition, à l’exemple de Mme Christiane Taubira, met en cause « les immenses responsabilités de ceux qui gèrent les collectivités locales, en tout cas depuis la décentralisation ».
Les autorités, elles, se contentent de limiter l’immigration clandestine, comme en témoignent les contrôles quotidiens à Saint-Laurent-du-Maroni ou au pont d’Iracoubo, et les expulsions à la limite de la légalité (5). Mais comment surveiller 500 kilomètres de fleuves, faciles à traverser en pirogues, et qui, pour les riverains, constituent des traits d’union plutôt que des frontières ?
La solution résiderait plutôt dans un véritable plan de développement pour la Guyane. Les responsables locaux insistent sur la mise en valeur des ressources naturelles (forêt, pêche, minerais, or…). Selon Mme Christiane Taubira, il faut y ajouter « une extraordinaire accumulation de savoirs et de progrès technologiques : le centre spatial, l’EDF, les organismes scientifiques nombreux et performants. Mais c’est une société qui vit à part ».
Pour contrebalancer ces revendications, le ministre de l’outre-mer, M. Jean-Jacques de Peretti, souligne
- l’absence de TVA en Guyane,
- la création de zones franches urbaines à Cayenne et à Saint- Laurent,
- les investissements dans le spatial.
Par ailleurs, des projets tels que la construction de la route Régina – Saint-Georges-de-l’Oyapock, ou des logements à Saint-Laurent, à Kourou, sont en cours.
Pour lutter contre l’immigration, la France s’est même engagée à construire un hôpital à Albina, au Surinam voisin.
Néanmoins, connaissant les inégalités de revenus, on peut douter de l’impact de telles mesures. Selon l’INSEE, en 1992,
- un tiers des contribuables, soit 10 623 personnes, avaient un revenu annuel moyen de 164 000 francs.
- Les autres doivent se contenter de 39 000 francs par an.
Dans l’ensemble, le coût élevé du travail rend les productions guyanaises peu concurrentielles avec celles des pays voisins. La dépendance à l’égard du marché européen s’en trouve renforcée malgré la rhétorique de l’« intégration régionale ».
La Guyane pourrait retourner cette dépendance à son avantage. Elle pourrait devenir un espace de dernière transformation de produits semi-finis importés des pays voisins, et exportés ensuite sans droit d’entrée vers l’Union européenne.
La Guyane « est » la France, mais elle présente aussi des aspects de société périphérique. Elle demande des solutions spécifiques, avant que la crise sociale ne dégénère. La nomination d’un recteur d’académie à Cayenne, au début de cette année, permettra peut-être de satisfaire cette demande dans l’éducation, mais le problème est général : absence de projets, défaut d’avenir. Et la France devra y répondre… Ne serait-ce que par souci de préserver la stabilité autour du centre spatial de Kourou.
André Linard
(1) Lire Maurice Lemoine, « La Guyane en danger d’explosion », Le Monde diplomatique, août 1992. http://www.monde-diplomatique.fr/1992/08/LEMOINE/44657
(2) Tableaux économiques régionaux, INSEE, Guyane, 1995, p.134.
(3) Propos cités dans « Les gens de Guyane », Cimade Information, Paris, 1993.
(4) Déclaration après la première nuit d’émeute, le 8 novembre 1996.
(5) Cf. Le Monde, 22 mars 1996.
source/http://www.monde-diplomatique.fr/1997/01/LINARD/4464
3 – Guyane, comment en est-on arrivé là ?

Des Guyanais anticipent une éventuelle pénurie de carburant,
à Cayenne. / Jody Amiet/AFP
À situation explosive, réponse rapide. Lundi 27 mars, Bernard Cazeneuve, a affirmé vouloir signer dans « les meilleurs délais » avec la Guyane un « pacte d’avenir » et annoncé l’arrivée d’une « délégation ministérielle sur place avant la fin de la semaine ». François Hollande a de son côté déclaré que « la première priorité » pour la Guyane était « la lutte contre l’insécurité », précisant que des moyens allaient arriver.
La situation particulièrement explosive de ce département est le résultat d’une dégradation progressive qui ne date pas d’hier. Laurent Mucchielli, sociologue au CNRS, qui s’était rendu en 2012 sur place, avait déjà alerté sur un « climat de très grande tension qui révélait des problèmes plus profonds » sur lesquels la population interpellait alors les élus locaux. « La situation n’a pas changé depuis, elle s’est même aggravée », analyse-t-il.
La moitié des jeunes sont au chômage

La Guyane connaît une explosion démographique – 35 naissances annuelles pour mille contre deux pour mille dans l’Hexagone, sans compter les arrivées massives de populations depuis le Brésil ou Haïti. « Les infrastructures et l’État n’ont pas suivi », résume le sociologue, parlant du « désastre des trois 50 % » : la moitié de la population a moins de 25 ans ; plus de la moitié des jeunes sont sortis du système scolaire sans diplôme (contre 14 % en métropole) ; la moitié d’entre eux sont au chômage.
À la différence des autres DOM, qui sont des îles, la Guyane possède plus de 700 kilomètres de frontières avec les États les plus pauvres du Brésil, « source d’une importante immigration clandestine », précise Laurent Mucchielli. Le territoire est avant tout une immense forêt et sa population se concentre dans deux villes : Cayenne et Kourou. Il est depuis longtemps le territoire privilégié du banditisme et du crime organisé. Le phénomène bien connu des orpailleurs coexiste avec le trafic de drogue, en particulier de cocaïne produite en Amérique du Sud.
À la grande criminalité liée à ces trafics s’ajoute la « délinquance de la misère » (vols, cambriolages), favorisée par le chômage. Les vols à main armée sont ici quatre fois plus élevés qu’en métropole. Cet état d’insécurité permanente se double d’un déficit chronique des services de l’État dans tous les secteurs : police, gendarmerie, enseignement, justice. « La Guyane est le département français qui attire le moins de fonctionnaires. De nombreux postes ne sont pas pourvus, la moitié en justice par exemple », souligne le sociologue.
Croissance économique de 3 % par an en moyenne
Si l’insécurité a été un déclencheur majeur de la grève générale, le contexte économique et social joue un rôle primordial dans le malaise de la population. Le territoire guyanais affiche pourtant une croissance économique de 3 % par an en moyenne, mais cette statistique flatteuse reste largement insuffisante face à la croissance démographique. « Le secteur privé reste très chétif, il n’est pas assez développé pour créer autant d’emplois qu’il serait nécessaire », analyse Stéphane Lambert, président du Medef Guyane. Pourtant, la Guyane regorge de richesses naturelles, qu’il s’agisse de ses stocks d’or, de gisements miniers, de sa forêt… « Mais nous représentons un tout petit marché, loin de tout, et nous sommes soumis à des règles qui ne sont pas adaptées à notre réalité. »
Outre le centre spatial de Kourou, qui emploie 1 700 personnes, l’économie guyanaise est donc largement dépendante du secteur public. L’argent de l’État provient de trois canaux. Il y a d’abord les dépenses d’infrastructures, « nécessaires pour rattraper le retard du territoire en matière de logements, de routes ou encore d’établissements scolaires…, énumère Stéphane Lambert. À quoi il faut ajouter les dépenses de solidarité (versement du RSA, des allocations familiales…) et enfin, les rémunérations des quelque 25 000 fonctionnaires. »
Les « 500 frères » contre l’insécurité
Autre paradoxe, « la Guyane importe du bois alors que plus de 90 % de sa surface est recouverte de forêt », pointe Bruno Hérault, chercheur au Cirad (organisme de recherche agronomique pour le développement). Manque de routes pour exploiter les forêts, absence d’écoles de formation aux métiers du bois… Les explications sont variées.
« Il faut un plan d’investissements qui identifie les secteurs à développer pour attirer des investisseurs… », presse Stéphane Lambert. La loi sur l’égalité réelle entre les outre-mer, promulguée début mars, va dans ce sens, qui prévoit la mise en place dans chaque territoire d’un « plan de convergence » afin de définir « l’ensemble des dispositions économiques à mettre en œuvre au regard des stratégies de développement local. » « Mais il faut aller plus vite et cesser de saupoudrer », insiste ce spécialiste.
« Ce mouvement a le mérite de mettre en lumière le profond malaise des ultramarins lié à l’échec des soixante-dix années de départementalisation », estime Patrick Karam, ancien délégué interministériel à l’outre-mer. Il compare la crise actuelle à celle qu’il a dû gérer en 2009 en Guadeloupe. « Le gouvernement de l’époque n’avait pas su prendre la mesure de la crise et le président de la République (Nicolas Sarkozy, NDLR) avait dû envoyer en urgence le ministre de l’outre-mer négocier avec les grévistes pour éviter un bain de sang. »
Aujourd’hui, on assiste, selon lui, à un scénario comparable. « Depuis plusieurs mois, presque tous les élus tirent la sonnette d’alarme et demandent des mesures d’urgence. » 37 syndicats réunis dans l’Union des travailleurs guyanais (UTG) ont voté à la quasi-unanimité la grève générale, rejoints par des agriculteurs, des pêcheurs, et de multiples collectifs de citoyens. Un collectif « des 500 frères » s’est constitué contre la question majeure de l’insécurité, après le meurtre d’un habitant d’un quartier populaire. Même si leur accoutrement (cagoules, tee-shirts et pantalons noirs) et leurs actions « coups de poing » ont de quoi effrayer, ils restent pour l’instant relativement pacifiques. Mais pour combien de temps ?
« Il est indispensable que le gouvernement entame rapidement des négociations », plaide Patrick Karam. « On est entré dans un engrenage qui peut avoir des conséquences imprévisibles et risque d’entraîner un embrasement de la Guyane, et des autres territoires ultramarins. »
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4 – Guyane, les raisons d’une grève générale
Mis à jour le 27/03/2017 à 11h03
La mission interministérielle dépêchée par le gouvernement en Guyane n’a pas calmé les protestataires qui ont voté samedi la grève générale illimitée à compter de lundi 27 mars.
Le premier ministre Bernard Cazeneuve a annoncé lundi qu’ une délégation de ministres se rendra sur place « avant la fin de la semaine» et que le gouvernement était prêt à signer un «pacte d’avenir» dans «les meilleurs délais»
Pourquoi une grève générale ?
Le principal syndicat de Guyane, l’Union des travailleurs guyanais (UTG), a voté samedi 25 mars la grève générale illimitée à compter de lundi matin, malgré l’appel au dialogue du gouvernement. Air France a annulé ses vols vers Cayenne dimanche et lundi et Air Caraïbes pour lundi. Le département est depuis plusieurs jours en proie à un mouvement de colère, avec barrages routiers, pour demander un plan d’investissement massif.
Les protestataires se sont regroupés au sein du collectif « Pour que la Guyane décolle ». Le mouvement rassemble des mécontents d’origines diverses : des salariés grévistes d’EDF Guyane, des collectifs contre l’insécurité (notamment celui des « 500 frères contre la délinquance »), des artisans et transporteurs. Ils demandent à la fois une amélioration de la prise en charge sanitaire et éducative, de l’état des routes ou de la sécurité.
Comment en est-on arrivé là ?
La collectivité territoriale de Guyane cumule les difficultés sociales. Elle abrite pourtant la base spatiale de Kourou et voit donc régulièrement décoller des lanceurs de haute technologie. Mais à quelques kilomètres à peine, les problèmes sont criants. La Guyane souffre d’un manque d’équipements publics et d’un taux de délinquance élevée. On y compte par exemple, en proportion, 4 fois plus d’homicides que dans la région de Marseille. Le taux de chômage est de 22,3 %, soit deux fois plus élevé que la moyenne française, et la part d’allocataires du RSA est de 16 % (4 % dans le Cantal, 10 % en Seine-Saint-Denis).
La Guyane compte 250 000 habitants, dont la moitié a moins de 25 ans. Or plus de 40 % de ces jeunes quittent le système scolaire sans diplôme. De plus, le pays voit affluer des clandestins. Et il ne subvient que pour une faible part à ses besoins, d’où le prix élevé des produits de base.
Comment réagit le gouvernement ?
La ministre des Outre-mer, Ericka Bareigts, a évoqué une possible visite en Guyane lorsque « les conditions seront réunies ». En attendant, une mission interministérielle a été dépêchée samedi dans ce territoire ultramarin par le premier ministre Bernard Cazeneuve. Objectif : « Nouer un dialogue constructif. » Mais 13 des 22 maires du territoire refusent de la rencontrer, et les quatre parlementaires guyanais se montrent dubitatifs. « Il y a déjà des hauts fonctionnaires en Guyane comme le préfet, et il y en a déjà beaucoup qui sont venus. On a donc l’impression qu’il n’y a rien de plus qui est proposé », estime l’entourage de la députée socialiste Chantal Berthelot.
Dimanche, 26 mars, Jean-François Cordet, ancien préfet de Guyane qui pilote la mission, a annoncé à l’AFP qu’«une autorité ministérielle viendra parapher» les engagements du gouvernement. La veille, le chef de file de la mission avait proposé le maintien du centre médical de Kourou ou l’expérimentation d’un scanner à l’aéroport pour contrôler le trafic de drogue. En ce qui concerne le renforcement de la sécurité, l’envoi de troupes supplémentaires n’a pas été exclu.
Comment la situation peut-elle évoluer ?
Le gouvernement doit faire face à un mouvement de grogne sociale très large. Les revendications sont massivement partagées par la population. De nombreux Guyanais se sentent déclassés, « oubliés de la République ». Ils vont parfois jusqu’à remettre en question la légitimité de l’État français et attendent en tout cas un changement politique.
En dehors des partis traditionnels conservateurs ou progressistes (PSG, FDG, LR…), il existe en Guyane des partis plus revendicatifs (MDES, Walwari). Ces derniers peuvent soulever, à l’occasion de ces troubles, la question de l’autonomie toujours actuelle dans ce territoire situé à 7 000 kilomètres de la métropole. Le contexte de la présidentielle pourrait conduire les protestataires à durcir leur mouvement.
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