1 Fragments gaulliens n°1 – L’inévitable chute de la France (avec Michel Debré) – par Nicolas Bonnal
18 août 2022
Après la série des « leçons libertariennes » de Nicolas Bonnal, voici la première d’une série de « fragments gaulliens ». Aujourd’hui, un de Gaulle peut-être inattendu pour certains, sombre, pessimiste, désespéré même, tel qu’il est apparu à Michel Debré le 26 mai 1968…trois jours avant de reprendre, par le magistral « départ à Baden-Baden », la main sur les événements qui avaient échappé à tous les autres et semblaient même se dérober à lui. Il vaut cependant la peine d’écouter le Général devenu Cassandre pour un moment et constatant lucidement que la société française s’est développée à l’opposé de son rêve pour la France |
La société moderne (ou postmoderne) est née sous le gaullisme en pleines trente glorieuses. Il faut le rappeler à ceux qui poursuivent sur le thème de la rêverie romantique et mythique présentant l’époque gaullienne comme un monde in illo tempore, un âge d’or façonné par Mircea Eliade. La dure ou molle plutôt réalité de terrain m’est revenue en relisant les Entretiens avec le général, publiés par mon éditeur Albin Michel en 1993. Debré qui incarne l’archéo-gaullisme m’a toujours plu, comme son successeur Asselineau et il représenta 1% des voix en 1981 comme Asselineau aujourd’hui.
La société française a échappé à la France du Général
Parlons en termes de cinéma : la France de de Gaulle n’est plus la France bourgeoise et traditionnelle de Guitry, ni celle campagnarde de Pagnol ou patriote et impériale de Rémy (le Monocle…) ou de l’admirable et oublié Jean Devaivre (Plein sud). La France de de Gaulle c’est celle de la cybernétique (Alphaville de Godard), des conspirations capitalistes (Fantômas), de l’américanisation et du franglais d’Etiemble (Play time de Tati), de la disparition des couples (le Mépris avec B.B.), de la libération sexuelle, accélérée sous Pompidou, du gauchisme culturel, de la disparition de l’empire colonial et du déclin des valeurs : tout cela Debré en est parfaitement conscient.
J’oubliais : la décennie gaulliste c’est aussi celle de la bagnole (Weekend de Godard et Trafic de Tati) et celle de la télé (la grande lessive de l’inoubliable Mocky). C’est la création du beauf, de l’automobiliste et du téléphage qui attend triple buse sa quatrième dose de Pfizer. Comme dit Bercoff il est dommage que la droite de ces années-là n’ait pas lu Debord et les situationnistes. Le regretté Yann de l’Ecotais m’avait demandé il y a vingt ans d’écrire une suite aux carnets du major Thompson. Je me demande ce qu’il dirait aujourd’hui le major Thompson…
De Gaulle: un pied dans le rêve; un pied dans l’ennui du quotidien
De Gaulle qui a un pied dans le rêve un autre dans l’ennui du quotidien déclare lucidement (sur le thème vraiment philosophique et pas polémique de la Fin de l’Histoire) le 26 mai 1968 :
“Je ne souhaite pas que ce référendum réussisse. La France et le monde sont dans une situation où il n’y a plus rien à faire et, en face des appétits, des aspirations, en face du fait que toutes ces sociétés se contestent elles-mêmes, rien ne peut être fait… Je n’ai plus rien à faire là-dedans, donc il faut que je m’en aille. Et, pour m’en aller, je n’ai pas d’autre formule que de faire le peuple français juge de son destin.”
On se demande alors pourquoi il s’est représenté en 1965, surtout après l’échec du plan algérien sur le court et long terme. Debré écrit qu’il se sentait obligé moralement mais rappelle qu’en 1967 sa majorité présidentielle (qui ne s’est jamais voulue de droite, la droite est une resucée du dix mai 1981, une invention du PS pour rester au pouvoir) ne tient qu’à trois voix. On est loin du grand assentiment national.
Debré ajoute très inquiet : « ‘Ce qui paraît le plus le frapper, c’est le fait que les sociétés se contestent elles-mêmes et n’acceptent plus les règles, qu’il s’agisse de l’Eglise ou de l’université, et qu’il subsiste uniquement le monde des affaires, dans la mesure où [il] permet de gagner de l’argent. Mais sinon, il n’y a plus rien.” »
“L’Europe et dans le monde sont dans une situation où il n’y a plus rien à faire!”
C’est très juste après Vatican II, mais c’est ce qu’écrit Maurice Joly dans les Entretiens de Machiavel et de Montesquieu 120 ans avant (voyez mon texte). Et si l’on ne croit plus en cela, pourquoi prendre et exercer le pouvoir ?
Et De Gaulle encore : « La France et le monde sont dans une situation où il n’y a plus rien à faire. »
Poursuivons avec l’Europe et l’Amérique. Debré écrit :
« Je lui fais part de mon pessimisme profond. Je crains la violence du courant pour l’intégration de la France en Europe. C’est-à-dire la fin de la France. Il faut faire l’Europe par l’association des Etats et non par la disparition des nations (p.57). »
Soyons factuels. Le gaullisme nous a intégrés à l’Europe, il a liquidé l’Empire, il a livré la culture à la gauche (ce que Zemmour évoque intelligemment dans sa Mélancolie française, pp. 105-106), et il a modernisé notre économie au mauvais sens du terme : grosses boites étatiques et mécontentement ouvrier sur fond de gauchisme culturel made in Ecole de Francfort et Californie. C’est un gaulliste (Péricard) et pas un communiste qui dénonce dans les années 70 la France défigurée.
Bercoff dans son brillant essai sur la Reconquête (il n’y a jamais eu de reconquête : les mitterrandiens sont restés au pouvoir car plus machiavéliens) expliquait déjà que le Français était un assisté. Debray confirme quinze ans (et Gustave Le Bon cent ans avant, voyez mon texte) avant :
« Les Français refusent les conditions de cette expansion : travail et discipline….Les Français veulent des réformes sociales mais en même temps ils souhaitent les droits acquis. »
“Une fois que de Gaulle sera parti, nous pourrons finir l’Europe”
Sous la plume de Debré de Gaulle apparaît comme un homme qui se trompe (cf. l’Algérie qui pousse Debré à partir) ou qui n’y croit plus trop (on retrouve Chateaubriand…) ; mais il est aussi un homme trahi. Debré évoque « l’éclat de Giscard » (mais il est resté six ans ministre de l’économie ce traître !) et l’entreprise de démolition menée contre le gaullisme par l’éternel journal bourgeois Le Figaro (il ne cite pas Raymond Aron).
Puis survient l’eschatologique Sicco Mansholt (p. 136) :
« Mansholt a exprimé ses craintes devant l’ampleur du triomphe gaulliste lors des élections législatives qui viennent d’avoir lieu en France. »
Carroll Quigley parle de De Gaulle dans les même termes dans Tragedy and Hope : une fois qu’il sera parti, nous pourrons terminer l’Europe (p. 1296). Quant aux Hollandais ils achèvent de sacrifier leur agriculture sur ordre américain (BlackRock & co).
J’ai évoqué Zemmour et Malraux, saboteur de la culture classique française ; Debré écrit tel quel :
« une impulsion a été donnée pour permettre à Malraux pour créer des maisons de la culture, moyennant quoi les maisons de la culture sont des foyers d’agitation révolutionnaire. »
Comme on est gentil et pas polémiste on ne parlera pas de mai 68, révolution orange israélo-américaine (cf. la lettre ouverte de mon éditeur Thierry Pfister, p. 39) que personne ne voyait soi-disant venir ; mais terminons rapidement.
La France “nation abstraite et littéraire” (Tocqueville)
Debré (pour ceux qui se plaignent de l’euro) évoque le taux directeur de la Banque de France à 15% (via le gouverneur Brunet), la trahison de Pompidou qui évoque son « destin national » le 13 février 1969 ; « l’absence d’autorité flagrante » du gouvernement de Couve de Murville, et surtout l’avènement du grand remplacement démographique :
« Situation de lanterne rouge de l’Europe. Si on écartait les enfants nés d’étrangers installés en France et des étrangers naturalisés, notre situation serait de l’ordre de la catastrophe. »
Et comme s’il avait vu le film de Mocky avec notre génial Bourvil, Debré voit cette télé qui va échapper au pouvoir gaulliste :
« Je trace un bref tableau de l’influence destructrice de la télévision, davantage encore de l’éducation nationale. »
De Gaulle sent la prostration monter dans la société postmoderne drivée par les médias :
« Comment se fait-il que les familles ne réagissent pas ? »
Et je laisse le mot de la faim à Debré :
« Je savais que l’échec était assuré mais ne voulais pas l’admettre. Je jouais la comédie, le général n’a pas été dupe (p. 182). »
C’est Tocqueville qui évoquant le destin français dans son Ancien régime dénonce cette nation « abstraite et littéraire »…
Sources
Eric Zemmour –Mélancolie française
Michel Debré –Entretiens avec le Général
Bercoff-Caton – De la reconquête
Nicolas Bonnal –Mitterrand le grand initié
Thierry Pfister – Lettre ouverte à la génération Mitterrand
https://www.dedefensa.org/article/gustave-le-bon-et-le-choc-ps-podemos-en-espagne
https://www.dedefensa.org/article/maurice-joly-et-le-gouvernement-par-le-chaos-vers-1864

2 Fragments gaulliens- n°2 – Pourquoi le Général aimait tant la Russie – par Nicolas Bonnal
19 août 2022
Après la série des « leçons libertariennes » de Nicolas Bonnal, voici le deuxième d’une série de « fragments gaulliens ». Héritier intellectuel (et littéraire) de Chateaubriand, témoin du rôle décisif de l’armée russe, en 1914, pour fixer des troupes allemandes et laisser à la France le temps de se ressaisir, admirateur, aussi de la culture russe, le Général savait discerner, sous l’Union Soviétique, la Russie qui un jour boirait « le communisme comme le buvard boit l’encre ». Tout le contraire, en fait, de notre gouvernement, qui s’obstine à regarder la Russie d’aujourd’hui avec les lunettes du défunt communisme. |
« Il n’est pas un bon Français qui n’acclame la victoire de la Russie. »
On connaît la russophilie du Général de Gaulle. Mais rien ne vaut les discours du Grand Homme pour retrouver la lettre et l’esprit du combat russophile initié en France par les Lumières aux temps de la Grande Catherine, et poursuivi ensuite par un Chateaubriand aux temps des tsars Alexandre et Nicolas.
Le discours du 20 janvier 1942 sur Radio Londres:
“la victoire de la Russie”
Le 20 janvier 1942, le Général prononce un magnifique discours guerrier à la radio londonienne pour rendre hommage à la victoire russe lors du terrible hiver 1941-42. Grand stratège, il comprend dès ce moment, et avant beaucoup de monde, que l’Allemagne nazie va perdre sa guerre contre la Russie:
« Pour l’Allemagne, la guerre à l’Est, ce n’est plus aujourd’hui que cimetières sous la neige, lamentables trains de blessés, mort subite de généraux. Certes, on ne saurait penser que c’en soit fini de la puissance militaire de l’ennemi. Mais celui-ci vient, sans aucun doute possible, d’essuyer l’un des plus grands échecs que l’Histoire ait enregistrés. »
Les mots suivants sont un hymne épique à la Grande Russie combattante:
« Tandis que chancellent la force et le prestige allemands, on voit monter au zénith l’astre de la puissance russe. Le monde constate que ce peuple de 175 millions d’hommes et digne d’être grand parce qu’il sait combattre, c’est-à-dire souffrir et frapper, qu’il s’est élevé, armé, organisé lui-même et que les pires épreuves n’ébranlent pas sa cohésion. C’est avec enthousiasme que le peuple français salue les succès et l’ascension du peuple russe.»

La Russie essentielle à l’équilibre du monde
De Gaulle ensuite prévoit le grand rôle modérateur et équilibrant de la Russie sur la scène internationale. Il souligne au passage le rôle des forces obscures qui de manière récurrente s’opposent à l’alliance franco-russe:
« Dans l’ordre politique, l’apparition certaine de la Russie au premier rang des vainqueurs de demain apporte à l’Europe et au monde une garantie d’équilibre dont aucune Puissance n’a, autant que la France, de bonnes raisons de se féliciter. Pour le malheur général, trop souvent depuis des siècles l’alliance franco-russe fut empêchée ou contrecarrée par l’intrigue ou l’incompréhension. Elle n’en demeure pas moins une nécessité que l’on voit apparaître à chaque tournant de l’Histoire. »
Alain Peyrefitte a d’ailleurs rappelé pourquoi de Gaulle ne célébrait pas le débarquement anglo-saxon en France, débarquement qui annonçait une France inféodée et soumise à l’AMGOT:
« Le débarquement du 6 juin, cela a été l’affaire des Anglo-Saxons, d’où la France a été exclue. Ils étaient bien décidés à s’installer en France comme en territoire ennemi! Comme ils venaient de le faire en Italie et comme ils s’apprêtaient à le faire en Allemagne! Ils avaient préparé leur AMGOT qui devait gouverner souverainement la France à mesure de l’avance de leurs armées. Ils avaient imprimé leur fausse monnaie, qui aurait eu cours forcé. Ils se seraient conduits en pays conquis. »
Personne ne se demande en effet depuis pourquoi la France Libre n’a pas eu le droit de débarquer ce fameux 6 juin! On saura pourquoi maintenant! De Gaulle rappelle à Alain Peyrefitte qu’il fut traité comme un domestique par Churchill. « La France fut traitée comme un paillasson! ».
De Gaulle en Russie en 1966 du 20 juin au 1er juillet… cf/ https://www.revuemethode.org/m011815.html
Le discours du 30 juin 1966 à Moscou: l’Europe de l’Atlantique à l’Oural.
Mais restons avec la Russie et notre Général: le 30 juin 1966, le Général de Gaulle devenu président de la République est à Moscou et il célèbre la vieille et inaltérable amitié franco-russe à la radio et à la télévision:
« La visite que j’achève de faire à votre pays c’est une visite que la France de toujours rend à la Russie de toujours… Aussi, en venant vous voir, il m’a semblé que ma démarche et votre réception étaient inspirées par une considération et une cordialité réciproques, que n’ont brisées, depuis des siècles, ni certains combats d’autrefois, ni des différences de régime, ni des oppositions récemment suscitées par la division du monde. »
C’est que pour de Gaulle comme pour Dostoïevski les nations sont des entités vivantes plus résistantes et plus fortes que les systèmes qui pensent les dominer. Il souligne ensuite, en faisant une belle allusion à la conquête spatiale, les grandes réalisations du modèle soviétique, stupidement oublié ou diabolisé depuis:
«Après l’immense transformation déclenchée chez vous par votre révolution depuis près de cinquante ans, au prix de sacrifices et d’efforts gigantesques; puis après le drame terrible que fut pour vous la guerre gagnée il y a plus de vingt années et dont la part que vous y avez prise a porté l’Union Soviétique au plus haut degré de la puissance et de la gloire; enfin, après votre reconstruction succédant à tant de ravages, nous vous voyons vivants, pleins de ressort, progressant sur toute la ligne, au point que vous êtes tout près d’envoyer des vôtres dans la Lune. »
Enfin, il conclut magnifiquement sur l’unité du continent européen, de l’Atlantique à l’Oural, pour reprendre une formulation lyrique et célèbre:
« Il s’agit aussi de mettre en œuvre successivement: la détente, l’entente et la coopération dans notre Europe tout entière, afin qu’elle se donne à elle-même sa propre sécurité après tant de combats, de ruines et de déchirements. Il s’agit, par-là, de faire en sorte que notre Ancien Continent, uni et non plus divisé, reprenne le rôle capital qui lui revient, pour l’équilibre, le progrès et la paix de l’univers. »
Une conclusion? Soumise au diktat de Washington et Berlin, la France politicienne ferait bien de prendre exemple sur son dernier grand homme.