5015 – Canada – Retraites misérables … le rêve du capitalisme financier par Tom Fraser du 6 juillet 2022 sur Les-Crises/Jacobin Mag

La mainmise de la finance sur les ressources nécessaires pour faire face à la fatalité humaine universelle qu’est la vieillesse est un désastre certain pour nos années de vieillesse. Le complexe financier de la retraite doit être combattu pied à pied.

PHOTO Les soins aux personnes âgées en Amérique du Nord sont en crise – une conséquence d’années de transfert des coûts de la retraite sur l’individu. (Bruno Aguirre / Unsplash)

En 1994, la Banque mondiale a publié un rapport intitulé Averting the Old Age Crisis : Policies to Protect the Old and Promote Growth (Anticper la crise des personnes âgées : les politiques pour protéger les personnes âgées et promouvoir la croissance), qui présentait une série de politiques de privatisation destinées à réduire les obligations de l’État en matière d’aide aux personnes âgées. Dans le cadre de l’effort visant à réduire les appareils d’État en lésinant sur les investissements publics, les États ont tenté de réorienter l’épargne-retraite vers les marchés financiers.

La combinaison des crises des retraites et des attaques contre l’État-providence a fourni une opportunité en or aux néolibéraux qui ont cherché à démanteler les systèmes publics de retraite et à ouvrir de nouvelles possibilités au capital financier. S’appuyant sur la politique de retraite du Chili d’Augusto Pinochet, qui a privatisé le système de retraite public pour le transformer en comptes de retraite individuels, et la mondialisant, la Banque mondiale et ses acolytes ont inscrit la privatisation des retraites à l’ordre du jour des politiques mondiales. Cela a conduit au démantèlement des systèmes de retraite publics dans de nombreux pays.

Près de trente ans après la publication du rapport de la Banque mondiale, les soins aux personnes âgées en Amérique du Nord sont effectivement en crise, mais il s’agit d’une crise qui a été créée par le type de réflexion caractéristique de ce même rapport . C’est la conséquence d’années de transfert des coûts de la retraite sur l’individu, au détriment des systèmes socialisés pour vieillir.

Le complexe financier de la retraite

Dans l’ensemble du monde industriel, la privatisation des retraites publiques s’est accompagnée d’attaques contre les retraites professionnelles. Le déclin du taux de syndicalisation dans les pays du Nord a permis aux capitalistes de piller l’épargne retraite et de transférer les coûts de la retraite sur leurs travailleurs.

Cela a été rendu possible par l’abandon des régimes à prestations définies au profit des régimes à cotisations définies. La différence entre un régime à prestations définies (PD) et un régime à cotisations définies (CD) réside dans la répartition des risques. Dans un régime à prestations déterminées, l’employeur, en cas de mauvaise performance du régime sur le marché, est chargé de combler les déficits – le montant qui sera versé au travailleur à titre de prestation est figé. Dans un régime à cotisations définies, en revanche, seule la cotisation initiale de l’employeur est garantie. Si les marchés s’effondrent la veille de votre départ à la retraite, vous n’avez pas de chance.

Les régimes à cotisations définies sont évidemment très attrayants pour les employeurs, et c’est pourquoi le lobby des entreprises a exercé une telle pression pour remplacer les régimes à prestations définies par des régimes à cotisations définies. Les régimes à prestations définies, dit-on, sont désuets – une relique de l’époque de Big Steel et Big Auto. L’avenir exige de la flexibilité, et qui dit flexibilité dit risque. Le résultat est que l’entreprise est protégée – le travailleur ne l’est pas.

Une protection sociale fondée sur l’actif

Le remplacement des régimes à prestations définies par des régimes à cotisations définies a constitué une part importante de la guerre contre la retraite menée par les gouvernements et les entreprises néolibérales. Mais ce n’est certainement pas la seule façon dont la responsabilité de la retraite est devenue une question de responsabilité individuelle.

La couverture insuffisante des pensions d’État et la faible couverture des pensions professionnelles signifient que la propriété des actifs joue un rôle central dans le financement de la retraite des personnes. La vision thatchérienne de la « société des propriétaires » présupposait que l’État-providence pouvait être entièrement remplacé par la propriété individuelle.

Mais avec l’intégration du logement dans les marchés financiers mondiaux, l’accès à la propriété est hors de portée de la plupart des gens. Alors que beaucoup comptent sur l’accès à la propriété pour remplacer une solide pension, les fonds de pension sont devenus des acteurs importants de l’immobilier de luxe et résidentiel. Les investissements dans les sociétés d’investissement immobilier et dans la propriété directe ont vu les pensions jouer un rôle crucial dans la financiarisation mondiale du logement. Cela a servi à amplifier un processus dans lequel les maisons sont traitées comme des éléments de bilan plutôt que comme des lieux de vie – et de vieillissement.

Les prêts hypothécaires inversés s’attaquent aux personnes âgées en grande difficulté financière en leur prêtant de l’argent contre leur maison. Ces prêts hypothécaires sont un élément clé du système d’exploitation et d’individualisation de la retraite, où l’absence d’une véritable pension ouvre aux financiers des voies lucratives pour accumuler d’énormes quantités de capital sous forme de logement. En septembre 2021, le Régime de retraite des enseignantes et des enseignants de l’Ontario a acquis la HomeEquity Bank, le plus grand fournisseur de prêts hypothécaires inversés au Canada. L’épargne-retraite de centaines de milliers d’enseignants ontariens – des travailleurs qui méritent sans aucun doute une retraite stable – est subordonnée à l’absence d’épargne pour d’autres.

Les fonds de pension, du fait de leur « transmogrification » [Transformation en profondeur, NdT] en capital d’investissement, ont joué un rôle essentiel dans la financiarisation de la vie quotidienne. Cela a rendu de plus en plus coûteux tous les biens nécessaires pour vieillir. La retraite de certains dépend de son impossibilité pour d’autres, la crise de la vie quotidienne servant, paradoxalement, de fondement.

Vers une retraite juste

Le spectre du vieillissement de la population continue de hanter les responsables politiques. En mai 2021, le New York Times a mis en garde contre une « longue glissade » de la population mondiale, tirant la sonnette d’alarme sur notre incapacité croissante à subvenir aux besoins des personnes âgées dans le monde.

Cependant, ces alarmes servent à détourner notre attention du problème de fond. Ce à quoi nous sommes confrontés est un problème politique déguisé en problème démographique. Il n’y a pas de raison innée pour qu’une cohorte de population vieillissante soit considérée comme une crise – elle l’est uniquement parce que vieillir a été transformé par la finance en une machine à faire du profit, tandis que tous les risques ont été rejetés sur les retraités. Il n’y aurait pas de problème si le système de retraite était conçu pour servir les personnes âgées plutôt que pour servir les marchés financiers. Si l’on accordait plus d’importance à la « protection des personnes âgées » qu’à la « promotion de la croissance », on pourrait faire face à la catastrophe à venir beaucoup plus facilement.

En partie grâce aux efforts de la Banque mondiale, la « crise de la vieillesse » est là. La fragilité des plans 401(k) [Système d’épargne retraite par capitalisation très largement utilisé aux États-Unis], l’effondrement des plans à cotisation définie et la flambée des coûts du logement se conjuguent pour faire de la retraite une perspective effrayante pour beaucoup. La possibilité de vieillir dans le calme ne devrait pas être réservée à une poignée de personnes. Nous méritons tous de passer une partie importante de notre vie à nous détendre et à poursuivre nos passions, plutôt que de nous inquiéter de notre sécurité financière.

Les fonds de pension contrôlent des milliers de milliards d’actifs, ce qui signifie qu’ils ont les mains sur les principaux leviers de l’économie mondiale. Ce contrôle ne doit pas être cédé sans combat – il doit être un terrain de lutte. Le mouvement syndical doit chercher à façonner la politique des retraites. L’historien de l’économie Sanford Jacoby a récemment souligné les limites politiques des engagements des syndicats avec le capital des pensions, mais cela ne doit pas nécessairement être le cas.

Si les syndicats disposaient d’un contrôle démocratique total des fonds de pension, une refonte complète de l’infrastructure sociale de la retraite pourrait être envisagée. Le capital des pensions devrait être investi dans des biens comme le logement non marchand et être totalement désengagé du système financier mondial.

Un monde dans lequel une pension n’est nécessaire qu’en tant que revenu complémentaire parce que le logement, les soins de santé, l’alimentation et les produits pharmaceutiques ne sont pas liés au marché est un monde pour lequel il vaut la peine de se battre. Les fonds de pension reproduisent leur propre nécessité en participant à la financiarisation de la vie quotidienne, mais ils pourraient aussi être au cœur d’une restructuration radicale de la retraite.

Contributeurs

Tom Fraser est un écrivain basé à Toronto. Il fait des recherches sur les pensions du secteur public à l’Université Concordia dans le cadre du projet Deindustrialization and the Politics of Our Time [La désindustrialisation et les politiques de notre époque, NdT].


Source : Jacobin Mag, Tom Fraser – 06-06-2022

Traduit par les lecteurs du site Les-Crises

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