Guillaume Berlat – 29 octobre 2018 – Prochetmoyen-Orient.ch
Qui sème le vent récolte la tempête. Depuis la prise de fonctions à la Maison Blanche de Donald Trump, le moins que l’on puisse dire est que cela décoiffe à tous les sens du terme.
Les chancelleries occidentales habituées au temps long, aux décisions mûrement réfléchies, à la prévisibilité des évolutions du monde en perdent leur latin. Chaque jour que Dieu fait, c’est la même question qui revient dans la bouche des diplomates :
- quelle va être sa prochaine facétie, sa dénonciation d’un traité, son prochain tweet ravageur ?
Depuis plusieurs semaines, leurs interrogations sont d’autant plus fondées qu’un ouvrage assassin écrit par Bob Woodward (l’ancien journaliste vedette du Washington Post ) intitulé Fear : Trump in the White House (Peur : Trump à la Maison Blanche) décrit une Maison Blanche en proie au chaos1. En dépit des dénégations de sa porte-parole, Sarah Sanders (« Des histoires fabriquées, souvent par d’anciens employés mécontents, pour montrer le président sous son pire jour »), le coup asséné fait mal à la crédibilité du 45ème président des États-Unis au moment où ce dernier menace la Russie2 et la Syrie à la veille de la bataille d’Idlib3.
Dans une tribune publiée anonymement par le New York Times, un « haut responsable » de l’Administration dénonce « l’amoralité » et les autres travers du président déjà pointés par le livre de Bob Woodward.
Ceci étant dit, il faut faire avec tant qu’il sera à son poste étant entendu que certaines de ses orientations ne seront pas remises en cause par ses successeurs, y compris sur les questions de sécurité et de défense (sans parler du commerce international).
Au-delà de ces péripéties médiatiques, une analyse portant sur la paix et la sécurité internationales dans le monde d’aujourd’hui et de demain nécessite à la fois un retour sur le passé et un élargissement de la focale de notre objectif avant de nous interroger sur la pertinence de l’outil de défense français, en ce début de XXIe siècle, dans un monde en pleine mutation et porteur de menaces diverses.
LA CHIMÈRE DE LA FIN DE L’HISTOIRE : LE MONDE DES BISOUNOURS
Chaque passage d’un monde (celui de la Guerre froide) à un autre (celui de l’après-Guerre froide) est marqué par une période d’incertitude sur les plans conceptuel et diplomatique. Les optimistes tiennent le haut du pavé. Les Cassandre sont stigmatisés.
L’illusionniste Francis Fukuyama : tout le monde il est beau
La fin de l’histoire advient avec la chute du communisme. Francis Fukuyama affirme dans « La fin de l’histoire et le dernier homme » que la fin de la Guerre froide constitue la victoire du libéralisme sur les idéologies concurrentes.
Cette fin de l’histoire ne signifie pas la fin des conflits et des troubles, mais elle pose l’idéal de la démocratie libérale comme horizon indépassable de l’humanité. La fin de l’histoire présuppose qu’elle a un sens. Fukuyama défend cette thèse en reprenant à son compte la philosophie de l’histoire de Hegel.
Dans la fameuse dialectique du maître et de l’esclave, l’homme est poussé par son besoin fondamental de reconnaissance à s’engager dans une lutte à mort contre son semblable ; or, c’est cette conflictualité qui enclenche le mouvement historique.
La guerre et la science sont pour le philosophe la preuve de cette dynamique.
- Jusqu’à l’époque classique, l’innovation militaire était si importante pour des États dans une insécurité permanente qu’elle se diffusait naturellement ;
- puis l’émergence de la méthode scientifique a rendu considérables les avantages obtenus par les premiers acteurs à adopter l’innovation.
Francis Fukuyama montre que ce développement scientifique est dépendant d’un environnement qui fait converger toutes les sociétés vers un même modèle.
« Si nous en sommes à présent, écrit-il, au point de ne pouvoir imaginer un monde substantiellement différent du nôtre, dans lequel aucun indice ne nous montre la possibilité d’une amélioration fondamentale de notre ordre courant, alors il nous faut prendre en considération la possibilité que l’histoire elle-même puisse être à sa fin ».
Ainsi, pour Francis Fukuyama, le progrès enclenché par la science a progressivement éliminé les contradictions fondamentales des sociétés humaines4. Et le monde de vivre sur cette certitude durant la dernière décennie du XXe siècle et la première décennie du XXIe siècle en dépit des signaux faibles allant en sens inverse (montée du terrorisme, contestation de la mondialisation, progression des nationalismes…). Beati possidentes ! Rappelons qu’en 2008, Robert Kagan mettait en garde contre « Le retour de l’histoire et la fin des rêves ». La suite allait démontrer qu’il n’avait pas entièrement tort.
Le réaliste Samuel Huntington : tout le monde n’est pas parfait
Selon Samuel Huntington (Le choc des civilisations paru en 1996), le monde est divisé en civilisations. La culture, les identités culturelles, qui sont en quelque sorte des identités de civilisations déterminent les futures formes de cohésions, de désintégrations ou de conflits. Sept à huit civilisations se partagent le monde, la chinoise, la japonaise, l’hindoue, la musulmane et l’occidentale. Les peuples se regroupent désormais en fonction de leurs affinités culturelles ; le monde est divisé en civilisations. Si grands qu’aient été la puissance de l’Occident et l’attrait de sa culture sur les autres civilisations, la diffusion des idées occidentales n’a pas suscité une civilisation universelle. Les civilisations exposées aux idées de l’Occident lui ont emprunté son savoir-faire sans pour autant en épouser toutes les valeurs, comme l’individualisme, l’État de droit et la séparation entre le spirituel et le temporel.
Ainsi, la modernisation des États non-occidentaux n’a pas entraîné leur occidentalisation mais plutôt renforcé l’attachement à leur civilisation propre.
Huntington bat aussi en brèche l’idée que la prolifération des médias et l’adoption de l’anglais comme lingua franca unifieraient les cultures, comme il met en doute l’idée que la libéralisation du commerce préviendrait les conflits entre elles. Ainsi, selon Huntington, est en train de s’établir un nouveau rapport de forces entre civilisations.
Alors que l’Occident voit son influence et son importance relatives décliner, les civilisations asiatiques gagnent en puissance économique, militaire et politique et réaffirment leurs valeurs propres.
Connaissant une croissance démographique rapide, l’Islam est en proie à des rivalités intestines et déstabilise ses voisins. Huntington décrit ensuite l’émergence d’un ordre mondial organisé sur la base de civilisations.
- Il constate l’apparition d’organisations et de forums regroupant des États appartenant à la même civilisation.
- Les États coopèrent d’autant mieux les uns avec les autres qu’ils ont en commun des affinités culturelles, tandis que les efforts faits pour attirer une société dans le cercle d’une autre civilisation échouent.
- Ainsi, pour faire court, nous assistons à la multiplication des conflits civilisationnels.
- Un monde multicivilisationnel voit la conclusion de nouvelles alliances entre civilisations et l’éclat de conflits qui s’éternisent, impliquant un grand nombre de participants et sombrant dans la violence extrême.
Enfin, Huntington lance à l’Occident un appel au ressaisissement. Il estime que la survie de l’Occident dépendra de la capacité et de la volonté des Américains à réaffirmer leur identité occidentale fondée sur l’héritage européen.
La persistance du crime, de la drogue et de la violence, le déclin de la famille, le déclin du capital social, la faiblesse générale de l’éthique et la désaffection pour le savoir et l’activité intellectuelle, notamment aux États-Unis, sont autant de signes indiquant le déclin moral de l’Occident. Pas très politiquement correct à l’époque où elle est présentée, cette thèse est battue en brèche, raillée par la bien-pensance occidentale. La suite allait démontrer qu’il n’avait pas entièrement tort.
Avec le retour de l’histoire que les plus naïfs s’étaient évertués à ne pas voir, le monde change de nature, la grammaire des relations internationales doit être repensée et mise au goût du jour.
LE RETOUR INCONTOURNABLE DE L’HISTOIRE : LE MONDE DE LA FORCE
Aux menaces classiques que l’on peut résumer par le binôme guerre et paix, sont venues s’en ajouter de nouvelles que l’on peut décrire par l’existence d’une large palette de risques.
Les menaces classiques : guerre et paix
Le général d’armée François LECOINTRE, photo officielle EMA
« Le brouillard de la guerre qui s’épaissit, des adversaires qui se renforcent, des crises aux contours plus fous, qui s’interpénètrent et mutent en conflits hybrides. Le paysage stratégique … n’a rien de réjouissant… Les coups de boutoir de Donald Trump ont mis à mal le système multilatéral, même si le président américain n’est pas le seul à blâmer… le basculement du monde vers l’Est, dont l’Europe, attaquée dans ses valeurs, marginalisée sur la scène stratégique, risque de faire les frais. La rivalité sino-américaine mobilisera l’essentiel des efforts des États-Unis s’attachant à contrecarrer l’irrésistible ascension de la puissance chinoise. C’est la fin de la période de domination tranquille des Occidentaux’ a souligné le chef d’état-major des armées, François Lecointre »5.
- Comment mieux résumer qu’en ces quelques lignes une situation complexe, évolutive, imprévisible et porteuse de tous les dangers que ne le fait le chef d’état-major de l’armée française (CEMA) ?
Aujourd’hui, la coopération entre Chinois et Russes avance dans tous les domaines, à commencer par le domaine militaire (manœuvres sans précédent au début du mois de septembre 2018)6 sans oublier le renforcement de leur coopération économique (essentiellement dans le domaine énergétique)7.
La guerre est privatisée8. De nouvelles armes font leur apparition sur les théâtres d’opération : drones, systèmes d’armes létales autonomes (SALA) comme les robots-tueurs, mauvaise utilisation de l’intelligence artificielle… Canons laser, missiles hypersoniques, essaims de drones truffés d’intelligence artificielle, missiles hypersoniques9 : l’art de la guerre est en pleine mutation technologique.
Alors qu’ils envisagent de quitter le Sahel (en particulier au Niger où ils disposent de militaires, de forces spéciales et de services de renseignement10), les États-Unis s’éloignent de leurs alliés européens11.
Ces derniers sont plus divisés que jamais sur la finalité du projet européen (sur la sempiternelle question de la défense européenne en dehors ou à l’intérieur de l’OTAN12) et s’écharpent sur des sujets actuels comme les migrations et le « Brexit » (Cf. conseil européen des 17 et 18 octobre 2018).
Le monde arabe n’en finit pas de se recomposer après la secousse tellurique qu’ont constituée les « révolutions arabes ».
- Excommuniée par les Américains13, les Iraniens sont tentés par la politique du pire en Afghanistan14.
- L’Afrique est toujours aussi mal partie (plus de 55% des pauvres vivent en Afrique et la famine est présente sans parler des crises sanitaires comme la recrudescence d’Ebola en RDC).
- Une sale guerre se prolonge au Yémen15.
- L’Amérique latine renoue avec l’instabilité (Brésil), les autocrates sanguinaires (Venezuela), les crises financières (Argentine)….
- L’Asie voit avec une certaine inquiétude le développement des « routes de la soie ».
Les ferments de la guerre n’ont jamais été aussi nombreux, les réponses n’ont jamais été aussi parcellaires, problématiques. Pourfendeur du multilatéralisme, Donald Trump poursuit son entreprise de détricotage systématique de l’ordre multilatéral mis en place en 1945, épaulé par son sympathique conseiller à la sécurité nationale, John Bolton, l’homme à la moustache16.
Les nouvelles menaces : une large palette de risques
Il est clair que les menaces qui pèsent sur le monde sont plus nombreuses et plus volatiles qu’elles ne l’étaient pendant la guerre froide (risque d’une apocalypse nucléaire) La liste n’est pas exhaustive :
terrorisme, prolifération des armes de destruction massive, criminalité organisée, trafics en tout genre, États faillis, cybermenaces, militarisation de l’espace17, phénomènes climatiques paroxystiques non contrôlés, désinformation de masse (ère des « fake news »), montée des phénomènes nationalistes, possible résurgence d’une nouvelle crise financière dix ans après celle de 200818, effondrement du multilatéralisme et du respect du droit comme instrument de gouvernance des relations internationales, retour des rapports de force, dénonciation par l’Amérique de multiples traités de désarmement et de non-prolifération (accord nucléaire avec l’Iran, traité sur les forces nucléaires intermédiaires19) … Certains évoquent désormais une « Guerre froide 2.0 »)20.
Ces menaces supposent d’être parfaitement documentées, analysées en dehors de toute idée préconçue et cela plus dans leurs causes que dans leurs conséquences.
Elles nécessitent ensuite des réponses plus rapides et plus souples. Une réactivité et une résilience renouvelée, telles sont les clés du succès.
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L’Europe paralysée doit-elle s’inquiéter du rapprochement entre la Chine et la Russie sur le plan militaire et énergétique ?
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Doit-elle s’inquiéter d’une nouvelle course aux armements relancée par les États-Unis ?21
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L’Europe doit-elle, à l’instar de Donald Trump considérer que la Chine est le nouvel ennemi ?22
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Est-elle bien armée pour affronter une nouvelle crise financière dix ans après ?23
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Veut-elle et peut-elle imaginer une Europe de la défense autonome par rapport à l’OTAN ?24
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Que penser des visées de la Chine et de ses routes de la soie ?25
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En dernière analyse, veut-elle ou non faire sienne la conception gaullienne d’une « Europe puissance » ?
Or, à ce jour, toutes ces questions fondamentales pour l’avenir de la construction européenne restent sans réponse si tant est qu’elles étaient posées en termes clairs au cours des dernières années
(Cf. discours de la Sorbonne du président de la République sur la refondation de l’Europe dont il ne reste que quelques traces infimes un an après, pour ne pas dire presque rien, en termes crus26).
Il n’existe plus d’architectes du futur de l’Europe mais de simples pompiers d’un édifice qui se fissure de plus en plus.
Alors que le monde est lourd de menaces, la France traverse une période économiquement, financièrement, voire politiquement
(Cf. la pantalonnade du dernier remaniement ministériel27 et la dégringolade d’Emmanuel Macron dans les sondages d’opinion depuis le début de l’été 2018)
difficile qui va devoir la conduire à effectuer des choix cruciaux… à brève échéance. L’on sait parfaitement que notre pays n’est pas toujours bien outillé politiquement, administrativement et intellectuellement pour procéder à de telles révolutions coperniciennes. Il préfère souvent les révolutions par les mots et non par les actes
(Emmanuel Macron stigmatise au le 29 août 2018 au Danemark « les Gaulois réfractaires au changement »).
LA PLACE RELATIVE DE LA FRANCE DANS LE MONDE : FAIRE PLUS AVEC MOINS
« À la guerre, la ruse mérite des éloges » nous rappelle Nicolas Machiavel.
Si elle ne veut pas se retrouver dans le peloton des idiots utiles, la France doit rapidement effectuer des choix majeurs qui engagent son avenir pour les prochaines décennies.
À cette fin, Emmanuel Macron doit tenir compte de l’héritage (les limites du jeu des alliances) pour relancer l’entreprise (en finir avec le saupoudrage). Ce n’est qu’à ce prix, et seulement à ce prix, que la France conservera une chance de compter militairement et, par voie de conséquence, diplomatiquement sur la scène internationale autrement que par des rodomontades et du buzz inefficace.
Les limites du jeu des alliances : l’OTAN ne veut plus et l’UE ne veut pas
Comme le relève justement Alain Barluet précité :
« Dans ce contexte, l’Europe et a fortiori la France ne pourront agir seules. À l’avenir, la conflictualité conservera des invariants mais sera dominée par le jeu des alliances… À noter l’omniprésence du concept de rivalité de puissances ».
- Mais où en sont les alliances sur lesquelles la France peut ou doit compter à l’avenir qu’il s’agisse de l’OTAN ou de l’Union européenne ?28
L’OTAN est sous le coup des oukases de Donald Trump.
« La Pologne est prête à débourser au moins 2 Mds $ pour l’implantation d’une base militaire américaine sur son sol, une offre que le président D. Trump a affirmé étudier « très sérieusement » »
Andrzej Duda Président de la Pologne
lors d’une conférence de presse commune à la Maison Blanche avec son homologue polonais, rapporte 20minutes.fr.
« Sachant flatter l’ego du chef de la Maison Blanche, [A. Duda] a suggéré d’appeler cette base « Fort Trump » », dans l’espoir de voir déployés dans son pays « plus d’unités et d’équipement », relève Zone militaire. Dans ce contexte, Lignes de défense précise qu’« actuellement, les USA construisent un centre de pré-positionnement et de stockage de matériel à Powdiz, ville située à 68 kilomètres à l’est de Poznan29.
Dans ce contexte, la France veut-elle être associée à des aventures à l’est de l’Europe qui pourrait conduire à des conflits ne nous concernant pas ou peu. On sait où conduisent les guerres conduites par l’Amérique en Afghanistan (2001) et en Irak (2003) ?
Les alliés ne sont pas informés à Evere de la décision de se retirer du traité FNI30 alors qu’ils multiplient les manœuvres dans la périphérie de la Russie.
À moins de neuf mois des élections européennes, l’Union européenne joue en partie son destin, mais elle tourne comme une toupie, se cognant contre les murs, incapable de s’inventer une trajectoire qui la fasse sortir de la tempête (questions migratoires, Brexit…)31. Il va sans dire mais cela va mieux en le disant que la défense européenne relève aujourd’hui de la chimère32 que chevauchent allégrement nos bons esprits de La Caste33. Cela fait chic d’avoir recours à de brillantes formules et permet d’éviter de se poser les questions qui fâchent (« Cette modernité, c’est l’Europe », Florence Parly). Alors que la France milite pour un renforcement de la coopération entre Européens, sur le plan opérationnel comme sur le plan industriel (coopération structurée permanente, initiative européenne d’intervention…), force est de constater l’existence d’un désaccord profond de l’Allemagne avec les positions françaises sur une Défense européenne, Berlin privilégiant toujours la relation avec Washington dans ce domaine34.
Lors de son intervention devant la conférence des ambassadeurs et des ambassadrices, cru 2018, le président de la République appelait à une réflexion sur l’Europe et notre sécurité35. L’Europe de la défense passe par l’existence d’une « culture stratégique commune »36. Or, nous en sommes loin aujourd’hui en dépit des déclarations lénifiantes de la ministre des Armées, Florence Parly37 ou d’Emmanuel Macron. En diplomatie comme en défense, la méthode du bon docteur Coué atteint rapidement ses limites. Comme le rappelle le général de Gaulle en 1960,
« il n’y a pas de politique qui vaille en dehors des réalités ».
De la solidarité européenne ? Avertissement du général de Gaulle à méditer par nos dirigeants marchands d’illusions surtout à la lumière de la récente décision des autorités belges de remplacer ses avions de chasse F16 par des F-35 de l’américain Lockheed Martin.
Pour ces 34 appareils – qui représentent une dépense initiale de 3,4 milliards d’euros – Bruxelles a écarté le consortium européen de l’Eurofighter Typhoon et le Rafale de Dassault, motif pris que le F-35 était le « meilleur avion au meilleur prix ».
Deux craintes agitent certains bons esprits parisiens.
- La première est que le F-35 impose un standard auquel devront se plier toutes les forces voulant opérer ensemble. La sempiternelle question de la normalisation des matériels, cheval de bataille des Américains à l’OTAN.
- La seconde est l’Allemagne, qui doit remplacer ses Tornado d’ici à 2025, se trouve sous forte pression américaine38.
Et nos perroquets à carte de presse de découvrir l’eau chaude alors que le problème de la préférence américaine en termes de matériels militaires est un vieux classique du genre sauf pour les ignorants ou les aveugles39.
Bertrand Badie, né le 14 mai 1950 à Paris, est un politiste français spécialiste des relations internationales. Il est professeur des universités à l’Institut d’études politiques de Paris et enseignant-chercheur associé au Centre d’études et de recherches internationales
Tous ces bons apôtres gagneraient à méditer ce jugement de Bertrand Badie pour qui :
« pour redémarrer l’Europe, l’Union européenne a besoin de solidarité, ce qui contredit totalement son histoire »40.
À Bruxelles, l’histoire est un éternel recommencement.
La recherche des priorités prioritaires : la fin du saupoudrage
Le monde change. « L’année qui vient de s’écouler est celle de la prise de conscience » rappelle justement la ministre des Armées, Florence Parly qui poursuit ainsi « Le monde a changé, les menaces ont changé, la société a changé, nos Armées aussi changent »41.
La France, première puissance militaire de l’Union européenne, doit aujourd’hui relever trois défis :
- comprendre (les menaces les plus dangereuses pour sa sécurité) et analyser (d’où l’importance du renseignement),
- pour décider en toute indépendance (hors des pressions américaines)
- et enfin agir, de préférence, avec d’autres (« alliances de volontaires » pour reprendre l’expression de Jean-Yves Le Drian) dans un cadre interallié.
En dépit de la remontée en puissance budgétaire conformément aux préconisations de la Revue stratégique et de la loi de programmation militaire (LPM), les contraintes pesant sur les armées resteront fortes42.
Vraisemblablement que ces contraintes vont aller en augmentant dans le futur.
- Dans ce contexte international volatil et imprévisible, que veut faire la France pour adapter son outil militaire à ces nouvelles menaces dans un environnement budgétaire contraint ?
Nous ne sommes pas certains que le président de la République et son équipe gouvernementale disposent d’une réponse pérenne à cette question fondamentale.
Tout le monde sait parfaitement que gouverner, c’est prévoir.
- La prévision tient-elle aujourd’hui la place qui devrait normalement lui revenir dans le dispositif stratégique de l’exécutif ?
- Ne se résume-t-elle pas à un exercice théorique consistant à écrire au prince ce qu’il veut entendre et non ce qui est la réalité dans ce qu’elle a de plus dérangeant ?
Une version de la prévision qui s’apparente à une propagande étatique. Or, dans le domaine de la sécurité et de la défense, les erreurs de prévision se paient toujours au prix fort. À cet égard, la relecture de L’étrange défaite de Marc Bloch est toujours très utile et instructive.
Les incontournables choix. La nouvelle donne des relations internationales exigera une incontournable concentration des efforts et une modulation responsable des engagements opérationnels, rappelle en substance le chef d’état-major des armées (CEMA), le général François Lecointre.
D’une part, il nous faudra rapidement réfléchir à l’évolution de nos dispositifs au Moyen-Orient (Chammal) et en Afrique (opération Barkane couplée au G5 Sahel dont on connaît les vicissitudes43), peu efficaces sur le plan opérationnel et budgétivores sur le plan financier. Sans parler du fait qu’ils ne règlent pas les crises faute d’une articulation pensée et réfléchie entre le volet militaire et le volet politico-diplomatique.
D’autre part, Il va nous falloir agir avec d’autres en revigorant le bilatéralisme dans tout ce qu’il a de précieux, en particulier avec les Britanniques44 et cela en dépit des vicissitudes du « Brexit ».
Florence Parly, précitée, déclare : « Réunissons, aussi, à nous unir autour de projets plus souples, de partenariats plus pragmatiques, adaptables ». Elle a entièrement raison. Mais pour parvenir à l’efficacité, il faut savoir établir des priorités et en finir avec le tout est prioritaire. Cela ne fonctionne plus dans cette période de fortes contraintes budgétaires.
- À titre d’exemple, quand réglera-t-on clairement la question lancinante du lancement d’un second porte-avions ? Quand ? Comment ?
Ainsi que toutes les questions importantes qui attendent sous une pile de dossiers en souffrance rue Saint-Dominique et à Balard.
« Il ne dépend que des hommes libres d’envisager leur propre puissance en un système tel qu’il empêche la guerre » (Charles de Gaulle).
LA VICTOIRE EN DÉCHANTANT…
Charles Péguy
Charles Péguy disait : « il y a pire que d’avoir une mauvaise pensée, c’est d’avoir une pensée toute faite ». Il semble que ceci soit le cas en matière de sécurité et de défense.
Problématiques sur lesquelles la France n’a pas encore procédé à un aggiornamento nécessité par le changement de paradigme des relations internationales au début du XXIe siècle.
En dépit des déclarations lénifiantes de nos dirigeants, les livres blancs successifs, les revues stratégiques et autres lois de programmation militaire ne répondent pas à cette nécessité incontournable tant elles sont marquées au sceau du conformisme ambiant et de la pensée unique germanopratine, pour ne pas employer un vilain mot, celui de stupidité. « La stupidité est une force très humaine » nous rappelle (Yuval Noah Hariri). À l’évidence, « Trump incarne un défi qui ne peut être relevé que sur la base d’une vision stratégique, par une France ‘remise au centre du jeu européen’, selon la formule employée, un jour, par le président de la République. De toute évidence, des révisions s’imposent à notre politique pour tenir compte des changement majeurs intervenus depuis un an »45. Or, le moins que l’on puisse dire, à en croire certains de nos officiers qui s’autorisent à penser, nous assistons à « l’héroïsation des présidents en chef de guerre … à la tentation du politique de s’immiscer au niveau tactique pour être certains que le rythme des opérations reste subordonné à l’agenda de politique intérieure » engendrant « la frustration » ses soldats dans les phases promises mais inaccessibles de « stabilisation »46. Que dire de plus ?
Quant à l’Europe, il n’y aura de réelle efficacité, surtout en matière de défense et de sécurité, que lorsque celle-ci aura avancé sur la voie de sa refondation politique.
Alors que l’on nous annonçait hier, urbi et orbi, avec la fin de la Guerre froide, la fameuse manne des « dividendes de la paix », aujourd’hui la rengaine a changé. En effet, ce serait plutôt les agios de la guerre auxquels nous devons nous attendre tant les lendemains déchantent.
Guillaume Berlat
29 octobre 2018
1 Gilles Paris, Bob Woodward décrit une Maison Blanche en proie au chaos, Le Monde, 6 septembre 2018, p. 3.
2 Éditorial, Syrie : Moscou face à la poudrière d’Idlib, Le Monde, 5 septembre 2018, p. 22.
3 Marc Semo, Syrie : le Russes reprennent les bombardements sur Idlib, 6 septembre 2018, p. 3.
4 https://1000-idees-de-culture-generale.fr/fin-histoire-fukuyama/
5 Alain Barluet, L’armée face au défi des bouleversements stratégiques, Le Figaro, 15-16 septembre 2018, p. 21.
6 Isabelle Lasserre, L’axe sino-russe se renforce à l’ombre des États-Unis, Le Figaro, 15-16 septembre 2018, pp. 2-3.
7 Pierre Avril, Les liens d’affaires sino-russes restent concentrés sur l’énergie, Le Figaro, 15-16 septembre 2018, p. 4.
8 Claude Angeli, Trump va-t-il accepter de privatiser l’intervention militaire américaine en Afghanistan ?, Le Canard enchaîné, 5 septembre 2018, p. 3.
9 Frédéric Lemaître, Pékin teste avec succès un missile hypersonique, Le Monde, 12-13 août 2018, p .3.
10 Claude Angeli, Paris craint de voir les Américains quittent le Sahel, Le Canard enchaîné, 24 octobre 2018, p. 3.
11 Guillaume Berlat, (O)tant va la cruche à l’eau qu’à la fin elle se brise, www.prochetmoyen-orient.ch , 16 juillet 2018.
12 Collectif, L’OTAN, indispensable rempart de paix et de sécurité, Le Monde, 27 septembre 2018, p. 23.
13 Alain Frachon, Iran, vent de tourmente, Le Monde, 14 septembre 2018, p. 21.
14 Margaux Benn, En Afghanistan, l’Iran accroît son aide aux Talibans. Téhéran sème les graines d’un Hezbollah afghan, Le Figaro, 19 septembre 2018, p. 9.
15 François d’Alançon/Jean-Baptiste François, Vente d’armes, le cas de conscience de l’Europe, La Croix, 17 septembre 2018, pp. 1-2-3.
16 Marie Bourreau, Nikki Haley, le tremplin de l’ONU pour la Maison Blanche, Le Monde, 26 octobre 2018, p. 22.
17 Intervention de la ministre des Armées, Florence Parly sur le thème Espace et Défense, Toulouse, 7 septembre 2018, www.defense.gouv.fr .
18 J.-L. P., Tous aux abris, Le Canard enchaîné, 19 septembre 2018, p.8.
19 Isabelle Mandraud, À Moscou, John Bolton justifie le retrait américain du traité FNI, Le Monde, 25 octobre 2018, p. 6.
20 Sylvie Kaufmann, Guerre froide 2.0, Le Monde, 25 octobre 2018, p. 24.
21 Arnaud Leparmentier, La nouvelle course mondiale aux armements. Donald Trump prêt à lancer son armée dans l’espace, le Monde, 12-13 août 2018, pp. 1-2.
22 Claude Angeli, Trump en « guerre froide » avec la Chine, Le Canard enchaîné, 22 août 2018, p. 3.
23 Véronique Chocron, La planète finance a-t-elle vraiment tiré les leçons des Lehman Brothers ? Le Monde, Économie & Entreprise, 14 septembre 2018, pp. 2-3.
24 Guillaume Berlat, Europe de la défense, Europe de l’indécence, www.prochetmoyen-orient.ch , 4 juin 2018.
25 Alain Frachon, Les « guerres » de Trump, 5 octobre 2018, p. 20.
26 Guillaume Berlat, Europe : que reste-t-il du discours de la Sorbonne ?, www.prochetmoyen-orient.ch , 13 août 2018.
27 Pierre Laberrondo, Un remaniement marqué par l’empreinte administrative, www.acteurspublics.com , 16 octobre 2018.
28 Guillaume Berlat, Défendre l’Europe ou défendre l’OTAN ?, www.prochetmoyen-orient.ch , 11 décembre 2017.
29 Jean Daspry, Imagine « Fort Trump » chez les Polaques, www.prochetmoyen-orient.ch , 24 septembre 2018.
30 Nathalie Guibert/Jean-Pierre Stroobants, Le retrait américain du traité FNI embarrasse l’OTAN, Le Monde, 23 octobre 2018, p. 4.
31 Guillaume Berlat, L’Union européenne au péril de la désunion, www.prochemoyen-orient.ch , 24 septembre 2018.
32 Guillaume Berlat, Défense européenne : vie et mort d’un mythe !, www.prochetmoyen-orient.ch , 26 février 2018.
33 Laurent Mauduit, La Caste. Enquête sur cette haute fonction publique qui a pris le pouvoir, La Découverte, 2018.
34 Claude Angeli, La fin d’un rêve franco-allemand de Macron, Le Canard enchaîné, 19 septembre 2018, p. 3.
35 Guillaume Berlat, Jupiter à nos excellences : diplomatie du verbe…, www.prochetmoyen-orient.ch , 3 septembre 2018.
36 Florence Parly (propos recueillis par Alain Barluet), « L’Europe de la défense nécessite une culture stratégique commune », Le Figaro, 25 juin 2018, p. 8.
37 Discours de la ministre des Armées, Florence Parly lors d’Euronaval 2018, Le Bourget, 23 octobre 2018, www.defense.gouv.fr , 23 octobre 2018.
38 Nathalie Guibert, La Belgique cloue au sol la défense européenne. choisit les F-35, un coup dur pour l’Europe, Le Monde, Économie & Entreprise, 27 octobre 2018, pp. 1 et 3.
39 Éditorial, Un camouflet pour la défense européenne, Le Monde, 27 octobre 2018, p. 21.
40 Marc Semo, Bertrand Badie dans tous ses états, Le Monde, Idées, 27 octobre 2018, p. 7.
41 Discours de Florence Parly, ministre des Armées lors de la clôture de la 16ème université d’été de la défense, www.defense.gouv.fr , 11 septembre 2018.
42 Nathalie Guibert, CEMA François Lecointre : « Nous resterons une armée de temps de paix », Le Monde, 8 septembre 2018, p. 5.
43 Claude Angeli, Une guerre française illimitée au Sahel, Le Canard enchaîné, 3 octobre 2018, p. 3.
44 Sir Nicolas Carter, Le lien Londres-Paris vital pour la défense, Le Figaro, 20 septembre 2018, p. 16.
45 Jean-Pierre Chevènement, « Entre Trump et Merkel, adapter la politique de la France », www.lefigaro.fr , 6 septembre 2018.
46 Jean-Gaël Le Flem/Bertrand Oliva, Un sentiment d’inachevé. Réflexion sur l’efficacité des opérations, Éditions de l’École de Guerre, collection Ligne de front, 2018.
source/ http://prochetmoyen-orient.ch/des-dividendes-de-la-paix-aux-agios-de-la-guerre/
[…] https://sansapriori.net/2018/10/30/3042-des-dividendes-de-la-paix-aux-aggios-de-la-guerre/ […]
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