2666 – Vers la convergence des « populismes »?…

2 avril 2018 – la crise des années 2010. Jean Claude Werrebrouck

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La mondialisation s’est annoncée comme vaste modification institutionnelle. Au plus haut niveau, elle s’est affirmée comme le passage d’une économie enkystée dans les États à des États enkystés dans l’économie.

Ce renversement de dominante est naturellement le fait des États eux-mêmes qui se sont adaptés aux exigences des grandes entreprises :

en finir avec un certain type de frontières, donc mettre en place des dispositifs assurant leur transformation institutionnelle.

Ce sera le cas de la libre circulation des capitaux qui introduira progressivement la perte de l’outil « taux de change » et surtout l’indépendance des banques centrales, elles-mêmes jusqu’alors institutions périphériques d’États centraux souverains.

Ce sera aussi, bien sûr, le cas de la circulation des marchandises lesquelles seront déchargées de taxes et soumises aux règles extra-étatiques de l’OMC.

Les États désarmés accepteront même de s’engluer dans un ensemble considérable d’autorités administratives indépendantes (IAA) qui deviendront de hauts lieux du lobbying.

Au nom de la concurrence, ils accepteront la fin des monopoles naturels et le démantèlement des infrastructures correspondantes.

Déjà affaiblis, ils accepteront plus tard que, dans le cadre d’accords de libre-échange dits de seconde génération, des tribunaux privés pourront les flageller et les condamner pour avoir, le cas échéant, mal légiféré.

Plus tard encore, ils constateront l’anéantissement de tout pouvoir monétaire et accepteront l’émergence de crypto-monnaies chargées de les réduire encore.

Nous pourrions bien sûr multiplier les exemples.

L’effacement progressif de ce qui assurait la souveraineté des Etats devait aussi concourir à la modification institutionnelle de nombreuses entreprises.

 

Jadis fixées en un lieu, elles rassemblaient des individus entrant dans des rapports de coopération étroits. Les salariés étaient ceux de l’institution et les propriétaires en étaient les acteurs vivants et le plus souvent présents. La coopération était bien évidemment conflictuelle, mais parce que coopération, la société correspondante laissait peu de monde à l’écart : il n’était pas pensable que le groupe social dominant, très minoritaire, puisse être complètement détaché du reste de la société.

Sa domination ne pouvait se pérenniser qu’en prêtant attention aux dominés. La sécession des dominants était peu imaginable.

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La mondialisation va largement modifier le décor.

L’entreprise est devenue désarticulée avec une répartition planétaire d’établissements devenus simples maillons d’une chaîne dite de la valeur.

L’établissement perd l’essentiel de son caractère institutionnel : il est largement nomade et peut facilement changer de lieu.

Ces dirigeants, beaucoup plus nomades encore, ignorent largement la réalité de l’entreprise comme lieu de coopération.

Du point de vue des salariés relativement immobiles, il s’agit de retenir un lieu de travail qui peut disparaître à tout instant et qui est managé par des cadres qui, eux-mêmes, n’ont qu’une faible idée du principe général d’intégration et ne sont que des agents qui doivent rendre des comptes, en respectant des normes.

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Parmi ces dernières, les normes comptables IFRSmondialement appliquées – dessinent, découpent et redécoupent en permanence, au nom de la « fair value », les frontières de l’entreprise et de ses maillons.

L’espace institutionnel de l’entreprise désarticulée est devenu pauvre : il y a moins à coopérer puisque l’institution est devenue précaire.

Certes, il reste des espaces de coopération dans les entreprises du monde ancien, mais ces dernières sont progressivement noyées dans ce nouveau monde.

Globalement, se forme une classe importante de dirigeants non propriétaires qui, en raison de son nomadisme, n’a pu institutionnaliser de vrais lieux de coopération.  

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Tout un groupe social peut ainsi faire sécession et devenir pièce détachée du reste du monde. A la désarticulation des entreprises correspond la dislocation des sociétés.

Et le salariat lui-même va se trouver contesté, avec l’idée que la crise est aussi le fait « d’insiders » décidément « égoïstes », avec l’idée qu’il faut dépasser le salariat, introduire de la flexibilité dans les codes du travail, « libérer les salariés » en les transformant en « entrepreneurs », créer des « contrats de mission » à côté ou à l’intérieur « d’entreprises de missions », etc.

Devenues une non-institution dans l’espace des États,

pourquoi et comment faudrait-il taxer ces entreprises devenues insaisissables ?

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Pour les États qui, dans l’ancien monde replié sur lui-même, avaient imaginé des espaces de solidarité de type Bismarckien en facilitant l’épanouissement d’un partenariat social chargé de gérer tout ou partie de l’État social, il faudra passer à un système tout au plus Beveridgien*.

Ainsi, une grande attention sera déployée pour bien distinguer ce qui dans le généreux solidarisme pourra devenir simplement assurantiel et ce, dans le cadre d’un marché financier.

Beaucoup de travail en perspectives pour les « modernisateurs des États » encore enkystés dans les vieilles solidarités.

Et puisque les États sont invités à ne plus être que les facilitateurs des marchés, les choix collectifs découlant d’élections dites démocratiques deviennent des « aberrations » : comment le politique pourrait-il faire mieux que le marché et ainsi le contrarier ? D’où une participation plus réduite lors des rendez-vous électoraux ou des résultats « aberrants » en ce qu’ils consacrent des victoires « populistes ».Deviennent ainsi désignées toutes les entreprises politiques dont le programme va contre les évidences de l’économie et de l’idée que l’on s’en fait dans les institutions où la discipline correspondante est enseignée.

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Globalement les États agonisants n’ont pas encore commencé à réagir.

Si les « populistes » menacent d’engendrer de nouvelles configurations institutionnelles, ils se heurtent encore aux évidences du marché :

le retour du protectionnisme est déclaré par les libéraux comme un

processus d’appauvrissement planétaire.

N’est-il pas vrai –ainsi que le disent les économistes- que réprimer l’échange volontaire entre partenaires rationnels vient réduire les gains qui en découlent ?

D’où les offensives médiatiques insistant lourdement sur l’augmentation des prix des marchandises importées venant réduire le pouvoir d’achat des nationaux. Et il est vrai que, sur les marchés politiques occidentaux, le spectre de l’appauvrissement est une arme redoutable puisque tous les électeurs sont concernés par la possible baisse du pouvoir d’achat.

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En contrepartie, les armes opposées sont moins puissantes : l’élargissement colossal de l’échelle des revenus avec ses conséquences macroéconomiques négatives est plus difficile à expliquer et à mettre en avant dans une société beaucoup moins solidaire ; les perdants de la mondialisation sont aussi des groupes bien spécifiques parmi d’autres groupes qui sont les gagnants, etc. En clair il est plus facile d’expliquer les gains de la mondialisation que ses effets pervers.

En allant plus loin il est difficile, par exemple, d’expliquer que

la mondialisation affaisse la résilience du monde.

Ainsi il n’est pas facile d’expliquer que le nomadisme des objets, par exemple les produits de l’agriculture et de l’agro-alimentaire, est source de danger majeur pour l’alimentation et donc la survie des populations en cas de crise ou de guerre.

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Plus fondamentalement encore, la mondialisation apparait comme la dernière étape de la libération de l’homme et la grande réconciliation de toute l’humanité. De quoi associer à ce projet toutes les forces politiques dites de gauche qui, elles aussi, œuvraient pour la fin des aliénations.  Avec pour fin ultime, la constatation de la fin du politique au profit d’un monde post-politique chargé de la simple bonne gestion des affaires. Jadis les entrepreneurs politiques se confrontaient sur des choix et des projets de société, aujourd’hui ils s’évaluent et se confrontent sur de simples compétences managériales.

Les États n’enkystent plus les marchés, ce sont les marchés qui enkystent les États. Libertés fondamentales, droits de l’homme et effacement des États sont ainsi le produit de la marchandisation illimitée du monde occidental et de ses satellites….

Pour autant, si le mondialisme et sa version hypertrophiée qu’est l’européisme est l’idéologie officielle, il reste qu’elle est confrontée à des États qui ont conservé une configuration institutionnelle traditionnelle.

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Le voyage du président Nixon en Chine, il y a maintenant près de 50 ans, a offert la mondialisation aux USA mais n’a fait qu’égratigner l’ordre Chinois. Si l’Occident -davantage dans sa version européenne et moins dans sa version américaine- a vu l’ensemble de ses configurations institutionnelles se plier à la mondialisation, rien n’a changé en Chine : l’économie y est restée enkystée dans l’État alors même que le pays devient grande puissance économique. Pas de liberté de circulation du capital, pas de banque centrale indépendante, taux de change politiquement contrôlé, répression financière qui met le pays à l’abri des crises correspondantes, entreprises contrôlées et chargées d’une mission de mercantilisme généralisé allant jusqu’à la destruction des obligés partenaires occidentaux, etc.

Ce contexte n’est évidemment pas durable. La mondialisation, cantonnée au seul Occident, a gravement fragilisé ce dernier, lequel commence tout doucement à réagir.

Il était assez logique que la réaction vienne d’abord de l’État américain. Une réaction a priori désordonnée puisque l’interventionnisme nouveau dans l’ordre des échanges internationaux, est accompagné d’une libéralisation accrue dans l’ordre de la finance.

La réaction européenne sera plus complexe puisque globalement un pays, l’Allemagne,bénéficie grandement de la configuration mondialiste et ce, avec des entrepreneurs politiques fermement décidés à ce que rien ne change.

La période qui s’ouvre est intéressante. Les USA vont devenir plus agressifs dans leur lutte contre les déséquilibres commerciaux et vont utiliser toutes les armes de ce qui leur reste de puissance.

Les européensvont afficher, malgré le rapprochement des élections, des divergences qui ne peuvent que s’accroître avec pour issue une possible dislocation.

Les reconfigurations institutionnelles correspondant à la fin de la mondialisation ne sont  pas écrites et l’histoire humaine continue.

On peut néanmoins imaginer que la fin des déséquilibres massifs –et donc un certain contrôle des comptes extérieurs de chaque État– se fera par des barrières tarifaires, monétaires, voire des contingentements et normes plus ou moins négociées et ce dans un cadre beaucoup moins multilatéral.

Il en résultera bien sûr des modifications substantielles des chaines mondiales de la valeur. Les effets d’échelle seront réduits à la hauteur de ces barrières, d’où très probablement une modification du volume et du contenu des échanges internationaux et de leur évaluation : beaucoup moins de produits intermédiaires et beaucoup moins de mystères sur les prix de transferts.

Ce ré- enkystement des échanges dans les États contestera les monopoles naturels privés qui se sont historiquement construits dans le numérique.

 

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Comment en retenir les immenses avantages tout en en réduisant ses effets pervers gigantesques ? L’affaire ne sera pas simple pour les nouvelles « sept sœurs » parties à la conquête du monde depuis leur territoire américain et chinois. Elle le sera davantage pour les anciens monopoles naturels des anciens États qui, faisant chemin inverse, s’évertuaient à créer des marchés privés de type rentiers – rail, énergie, etc. –  là où la puissance publique était la plus légitime.

 Bien évidemment, le secteur le plus mondialisé, la finance, risquera de voir son volume s’étioler considérablement avec une montée réglementaire qui, très vraisemblablement, limitera voire détruira ses activités prédatrices.

Désormais, elle pourrait craindre l’établissement de lourds péages sur ses libres autoroutes (taux de change contrôlés, limites à la circulation du capital, banques centrales moins complaisantes, surveillance voire disparition du seigneuriage, limites réglementaires à la spéculation, etc.).

La montée du protectionnisme, parce qu’elle suppose de vastes reconfigurations institutionnelles et organisationnelles fera l’objet de confrontations majeures le long d’un chemin qui ne sera probablement pas linéaire.

Les forces porteuses de son maintien resteront considérables. Ainsi l’arme très réelle du recul du pouvoir d’achat avec toutes ses conséquences fera des consommateurs l’allié inattendu de la finance ou des dirigeants des grandes organisations qui se battront au nom des évidences de la bonne gestion.

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Ainsi du ventre des États contestés pourra naître des bourgeonnements d’États nouveaux (Catalogne, Écosse, etc.) qui, en raison même de leur faiblesse, verront un avantage compétitif à demeurer mondialistes.

Ainsi l’individualisme, l’hédonisme, le culte du moi, le goût des émotions au détriment de la raison, le culte de l’ici et du maintenant, etc. résisteront ils à tout ce qui peut apparaître comme retour en arrière voire un insupportable contrôle des libertés. 

On pourrait multiplier les exemples de barrières très puissantes à la montée du protectionnisme.

 

C’est dire que sur les marchés politiques pourront naitre des jeux nouveaux aux résultats difficiles à imaginer. Certes les résultats que l’on disait « aberrants » vont se multiplier.

Mais précisément parce que le populisme n’est que le résultat de la volonté de rétablir le politique dans le jeu des marchés qui ont engendré le monde post politique, il n’est pas homogène.

Que doit-être le politique dans ce qui serait le « post-marché » ? Il est même des populismes qui utilisent le marché pour renouer avec le politique (indépendantistes catalans ? AFD en Allemagne ?) C’est dire qu’il peut devenir majoritaire dans nombre d’États en décomposition sans pouvoir prendre réellement le pouvoir en raison de divergences fondamentales (Italie ? France ? Grèce ? etc.).

Face à lui, les « grandes coalitions » intégrant parfois des éléments populistes vont probablement se multiplier pour maintenir l’ordre mondialiste et européiste. Un monde dit « raisonnable » se devant de barrer la route aux « aventures » dont certaines peuvent être réellement dangereuses.

Le déploiement du protectionnisme dans une configuration négociée suppose par conséquent la construction d’une grande coalition, symétrique de celles dites « raisonnables » chargée de réduire la grande hétérogénéité des entreprises politiques dites « populistes ».

La réduction de cette hétérogénéité sera le grand travail de la période qui vient de s’ouvrir.


source/http://www.lacrisedesannees2010.com/2018/04/vers-la-convergence-des-populismes.html


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Ajout sans a priori Bismarckien ou beveridgien* ? – Alternatives Economiques n°131

Traditionnellement, on distingue en Europe deux systèmes de protection sociale : ceux d’inspiration bismarckienne et ceux d’inspiration beveridgien. Les premiers doivent leur nom au chancelier prussien qui créa la Sécurité sociale allemande pour limiter les ardeurs revendicatives de la classe ouvrière. Les seconds se réfèrent à Lord Beveridge, père du modèle britannique.
Les premiers sont fondés sur l’assurance professionnelle avec un financement assuré par des cotisations. Les seconds, fondés sur l’idée de solidarité nationale, sont financés dans une large mesure par l’impôt. Bien sûr, aucun pays européen ne correspond strictement à l’un ou l’autre de ces modèles, mais chacun s’inspire majoritairement de l’un d’eux. La Grande-Bretagne et le Danemark penchent pour le modèle beveridgien ; l’Allemagne, les Pays-Bas et la Belgique pour le modèle bismarckien. La France, elle, occupe une position intermédiaire, avec un fondement qui reste professionnel, mais avec un souci de généralisation et une intervention importante de l’Etat.

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