2208 – «Ce concert européen qui ne vient pas»

2017.05.24 globe
Europa, notre histoire, sous la direction d'Étienne François et Thomas Serrier (Les Arènes) 1381 p., 39 euros.CHRONIQUE – 109 historiens du monde entier regardent l’Europe et ses 25 siècles d’histoire. Entreprise impossible, car l’Europe échappe dès qu’on veut la saisir. Ce livre fait l’inventaire de ces échecs.

Les collectifs d’historiens internationaux qui se penchent sur un pays ou une civilisation sont à la mode.

La France a été passée à la moulinette récemment [1] (Histoire mondiale de la France, Éd. Le Seuil de Patrick Boucheron).

Voici l’Europe, sujet pluriel pour une histoire plurielle. Pluriel est un must. Ce qui nous ennuie est qu’il le soit devenu. La polyphonie transformée en poncif est ennuyeuse. Les historiens pratiquent désormais à haute dose le coitus interruptus en matière de récit: pas trop linéaire, le plus court possible, et pas trop d’intrigue. Mais en ce qui concerne le livre que nous avons entre les mains, la polyphonie se justifie.

Il s’agit de 1400 pages publiées sous le titre Europa. Notre histoire.

Parmi ces noms, souvent européens, mais aussi indiens, australiens, brésiliens ou ukrainiens, nous en avons choisi un. Celui de Johann Chapoutot, historien à la Sorbonne, auteur de plusieurs livres importants sur le IIIe Reich, dont La Révolution culturelle nazie (Gallimard). Nous le retrouvons dans son bureau du Quartier latin, au surlendemain de la réélection compliquée d‘Angela Merkel, désormais flanquée d’une extrême droite au Bundestag. «90 députés de l’AfD [2], c’est un choc, car cela renvoie nécessairement aux 107 députés nazis qui sont entrés au Parlement en 1930», admet notre interlocuteur, un homme proche de la quarantaine, solidement planté dans le sol. Ce natif de Martigues est aujourd’hui un germaniste éminent, par la grâce d’un professeur d’allemand hors pair qui le repéra à l’âge de 13 ans.

L’AfD? Johann Chapoutot a écouté les discours de ses chefs, et notamment le numéro deux du parti, Alexander Gauland, qu’il compare à Donald Trump. Gauland s’exprime «avec une brutalité et un sans-gêne qui tranchent dans le paysage politique allemand, il aime employer à tout propos l’adjectif “völklisch”». Ce mot est difficile à traduire, car il signifie «le peuple» dans son acception teutonne folklorique, celle d’un groupe soudé par la tradition et consanguinité. «C’est un mot tabou aujourd’hui en Allemagne, car les nazis l’utilisaient énormément», nous apprend-il. Voilà donc que ça recommence? Évitons la reductio ad hitlerum, même si, dans l’une de ses contributions à Europa, Chapoutot s’intéresse au «nazisme comme histoire européenne». C’est bien sûr l’une des innombrables facettes de «Notre histoire», pour reprendre le titre du livre.

Nous sommes, nous Européens, saturés d’antécédents, de précédents, et d’ascendants. De quand date l’Europe ? Quelles sont ses frontières ? Pas simple

De fait, chaque fois qu’il est question d’Europe, le passé revient, nappe phréatique qui n’attend qu’une craquelure dans la roche pour jaillir.

Mais un passé mouvant, torturé, sans commencement ni fin. Il n’est pas, en Europe de point de départ absolu. Ni révélation du Coran en 632, ni débarquement des pèlerins en Nouvelle Angleterre en 1620. Mais il y a en revanche beaucoup de fantômes. Nous sommes, nous Européens, saturés d’antécédents, de précédents, et d’ascendants. De quand date l’Europe? Quelles sont ses frontières? Pas simple.

Dans sa variante fédérale, celle de l’actuelle UE, elle s’est donné pour devise «Unis dans la diversité». La vraie devise devrait être «Unis dans la complexité». C’est ce que montre assez bien, quoique maladroitement, cette œuvre collective menée par Étienne François et Thomas Serrier et inspirée de l’historiographie française qui inventa, avec Pierre Nora, les lieux de mémoire [3].

Un continent ou une nation

Des lieux de mémoire européens? «Ce n’est pas facile, mais c’est notre pari», admet Chapoutot. Ce n’est pas facile car l’Europe est plus que le nom d’un continent et moins que l’incarnation d’une nation. Elle comme le concept de temps, que saint Augustin n’arrivait pas à définir, car le temps est ce qui n’est jamais identique à soi. Quand elle va bien, elle s’invente une Histoire et un Sens. Quand elle doute, elle conserve les ruines et les palais, construit des musées, renie son passé puis y revient.

Les Européens ont longtemps révéré le Passé, puis adoré l’Avenir, avant de se rabattre sur le Présent, avec une double nostalgie, celle du passé et de l’avenir.

«On ne pouvait pas reprendre un récit linéaire composé de la galerie des grands ancêtres»

Johann Chapoutot, historien à la Sorbonne

Ce livre trop gros nous laisse donc insatisfaits. C’est un échec: trop bavard, trop éparpillé, trop décousu. Mais cet échec est encore l’Europe. L’Europe ne se trouve jamais quand elle se cherche, car elle fabrique une histoire officielle sans imaginaire partagé.

Les lieux de mémoire européens existent-ils seulement?

On pourrait avancer Verdun.

  • C’est là qu’en 843, on découpa l’Empire de Charlemagne en Francia occidentalis, orientalis, et Lotharingie. Verdun où, douze siècles plus tard, les soldats de France, d’Allemagne s’étreignirent dans la mort [4].

 

  • C’est là que l’Europe, avant Luther, connut une première scissiparité. Verdun n’est pas une entrée de ce dictionnaire inachevé qui relativise l’héritage chrétien au profit de tous les autres (dont l’islam) et oublie au passage Victor Hugo.
    • Le poète est pourtant un évident «lieu de mémoire» de l’Europe – celui d’une Europe christique, hégélienne, qui croit en la force rédemptrice de l’Histoire. Lui qui prophétisait que les «glorieuses individualités nationales» se fondraient dans une «unité supérieure» européenne.

 

Bien sûr, on sait aujourd’hui que ce n’est pas demain la veille, car l’Europe échoue depuis le début à faire l’Europe. «On ne pouvait pas reprendre un récit linéaire composé de la galerie des grands ancêtres», objecte Chapoutot pour défendre ses camarades et montrer justement qu’on a tourné le dos au catéchisme d’une grande histoire européenne.

Il y a dans «Europa» peu de champs de batailles, peu de dates, peu d’histoire vécue, et beaucoup de «patrimoine immatériel»: l’horloge et le calendrier, le canon, le sextant et la machine à vapeur, ou bien Don Quichotte, le roman et les remparts de la chrétienté, ou l’invention des droits de l’homme…, etc. Ce foisonnement nous jette dans une multiplicité babélienne, un labyrinthe assez proche finalement de la vérité de ce sujet insaisissable. «La sédimentation historique qui fait un lieu de mémoire est difficile à trouver en Europe», reconnaît Chapoutot qui a aussi écrit un article sur «le fantasme de la décadence» – autre grande obsession européenne.

Europa, notre histoire, sous la direction d'Étienne François et Thomas Serrier (Les Arènes) 1381 p., 39 euros.
Europa, notre histoire, sous la direction d’Étienne François et Thomas Serrier (Les Arènes) 1381 p., 39 euros.

L’indéfinition géographique et temporelle de l’Europe en fait une mauvaise candidate au championnat mondial des supergrands. «Elle n’a pas de clarté géométrique, mais un style et une manière», conclut Chapoutot. «Si ce livre arrive à faire voir cela, il aura atteint son but.» Et d’une certaine façon, il y parvient. En parcourant, même vite, certains articles, on sent quand même frémir ce «je-ne-sais-quoi» qui crée entre Européens «une familiarité», une «affinité élective», comme le dit Chapoutot. C’est mieux qu’un concert gentillet pour retraités sur la Côte d’Azur. C’est ce qui reste d’une histoire très souvent tragique faite par des peuples qui ont tous connu le chaos et la gloire.

Cet article est publié dans l’édition du Figaro du 28/09/2017

LIENS[]

  1. http://www.lefigaro.fr/culture/2017/01/20/03004-20170120ARTFIG00260-patrick-boucheron-une-autre-idee-de-la-france.php
  2. http://www.lefigaro.fr/international/2017/09/24/01003-20170924LIVWWW00143-allemagne-elections-legislatives-merkel-CDU-SPD-AFD.php
  3. http://premium.lefigaro.fr/mon-figaro/2013/11/10/10001-20131110ARTFIG00123-pierre-norala-grande-guerre-est-le-plus-grand-effort-que-notre-nation-ait-fait-sur-elle-meme.php
  4. http://www.lefigaro.fr/voyages/2016/11/09/30003-20161109ARTFIG00053-verdun-cent-ans-plus-tard.php

source/http://premium.lefigaro.fr/vox/histoire/2017/09/27/31005-20170927ARTFIG00248-charles-jaigu-ce-concert-europeen-qui-ne-vient-pas.php