B- L’économie est-elle la raison majeure des votes populistes?

INFOGRAPHIE – Les Pays-Bas votent le 15 mars et la campagne électorale a été dominée par le populiste Geert Wilders. Ce pays prospère et réputé pour son État-providence semble remettre en question le lien entre difficultés économiques et populisme.
Par Jean-Pierre Robin – Mis à jour le 13/03/2017 à 18h31 | Publié le 13/03/2017 à 17h24
Les Français ont toujours éprouvé une passion particulière pour les Pays-Bas.
Il y a un peu moins de quatre siècles, René Descartes choisit d’y vivre vingt années durant, dans ce qu’il considérait comme un havre de liberté, pour révolutionner la philosophie occidentale et gagner une gloire éternelle.
Peu après, Louis XIV envahissait les Provinces Unies, comme on les appelait alors.
Et à la fin des années 1990, «le bonheur est dans le champ de tulipes», s’exclamait-on à Paris pour saluer les succès économiques et sociaux de la Hollande, ce mélange unique d’ordre et de bien-être qui se dégagent des tableaux de Vermeer exposés actuellement au Louvre.
Voilà pourquoi Geert Wilders, avec sa xénophobie débraillée, son opposition farouche à l’Europe, et l’adhésion qu’il suscite chez nos amis bataves au point d’être en tête des sondages, apparaît comme un phénomène totalement contre-intuitif.
- Comment le populisme le plus agressif, d’une violence inouïe, peut-il trouver un terreau fertile dans un pays qui a pour devise nationale «Je maintiendrai» (en français dans le texte)?
- Plus que toute autre nation, la Hollande – l’une de ses provinces souvent assimilée à l’ensemble des Pays-Bas – est emblématique de l’ouverture au monde qui a fait sa prospérité éclatante depuis la Renaissance et Érasme de Rotterdam.
Les Pays-Bas, avec un taux de chômage de 6% dont les Français ne peuvent même pas rêver pour le prochain quinquennat, ne rentrent pas dans le cadre d’explication économique du populisme
Pour comprendre le poujadisme des années 1950 et son prolongement naturel qu’est le Front national (Jean-Marie Le Pen a été élu député poujadiste en 1956), on invoque communément en France les difficultés économiques rencontrées par les «perdants de la modernisation et de la mondialisation» ou les victimes de la concurrence intra-européenne.
Or les Pays-Bas, avec un taux de chômage de 6 % dont les Français ne peuvent même pas rêver pour le prochain quinquennat, ne rentrent pas dans ce cadre d’explication.
- Alors que l’Europe compte une cinquantaine de partis populistes, de droite ou de gauche, faut-il revoir ces idées reçues?
- Les frustrations de nature matérielle ne seraient-elles nullement prépondérantes dans la montée des extrêmes?
Cinquante partis populistes en Europe
Sans crier gare, la philosophe Chantal Delsol, membre de l’Institut, vient de nous offrir une définition quasi parfaite et pleine de bienveillance comme il sied à sa profession «d’ami de la sagesse». «Le populisme est attaché à des enracinements que détestent les élites»[1], écrit-elle dans le Figaro Vox du 10 mars. L’opposition entre «le peuple silencieux» et les «élites corrompues» d’un côté, et de l’autre l’exaltation des valeurs du territoire, du terroir, loin de tout cosmopolitisme et du multiculturalisme: tels sont en effet les deux marqueurs du populisme. Il s’agit des deux dénominateurs communs reconnus par l’ensemble des politologues pour une fois d’accord.
Ce sont ces deux critères de nature culturelle que retient le Chapel Hill Expert Survey (CHES), un centre de recherche universitaire de Caroline du Nord quand il accorde le label «populiste» à une cinquantaine de partis sur les 268 qu’il dénombre au total en l’Europe (Union européenne, plus la Norvège et la Suisse).
Rappelons que les analyses du CHES sont universellement respectées au point de recevoir des fonds publics français de l’Agence nationale pour la recherche (ANR).
Et, dans un second temps, le CHES distingue les populistes de droite et ceux de gauche, lesquels font jeu égal en nombre de partis (voir la carte).

Les experts américains jugent sur pièces les programmes et non sur des étiquettes a priori, moyennant quoi ils qualifient le Front national de Marine Le Pen de « populiste de gauche » (sic)
En dehors de leur commune détestation de l’Union européenne, il n’y a aucune similitude entre l’Ukip de Nigel Farage et Podemos de l’Espagnol Pablo Iglesias par exemple.
- Le premier, qui a mené la bataille gagnante pour le Brexit, se considère «comme le véritable héritier de Margaret Thatcher» en matière économique,
- quand le second milite pour un revenu universel et la reprise en main de l’économie par l’État, se situant à l’extrême gauche de l’échiquier politique en Espagne.
Les experts américains du CHES jugent sur pièces les programmes et non sur des étiquettes a priori, moyennant quoi ils qualifient le Front national de Marine Le Pen de «populiste de gauche» (sic). Ce qui la distingue, entre autres, de Geert Wilders, aux Pays-Bas [2], dont le combat sans faille contre l’islam et l’Union européenne s’accompagne d’un libéralisme économique à tous crins.
La stigmatisation de l’establishment est en outre bien loin d’être l’apanage des seuls partis estampillés extrêmes.
- Lorsque François Hollande, en janvier 2012 au Bourget, déclare «mon principal ennemi c’est la finance», voilà du populisme pur jus.
- Tout comme Mme Vallaud-Belkacem, la ministre de l’Éducation nationale, quand elle supprime les classes bilingues et saborde l’enseignement du latin et du grec au nom de «l’égalité républicaine» niveleuse et dévoyée, foulant aux pieds «la méritocratie républicaine».
C’est dire à quel point les réflexes populistes imbibent aujourd’hui le paysage politique français.
Identité, prospérité, sécurité
Si la dimension économique arrive en second dans l’offre politique des partis et de leurs leaders au charisme brut de décoffrage, les uns privilégiant les marchés et les autres l’État, qu’en est-il de la demande politique, des électeurs eux-mêmes? Quelles sont leurs motivations?
En une quarantaine d’années, les voix qui se sont portées sur les partis populistes ont presque triplé au niveau européen, passant de 5,1% à 13,2% de l’électorat total.
La percée a été encore plus marquée en ce qui concerne leurs élus (de 3,8% à 12,8% des représentants).
Ces chiffres émanent de la base de données ParlGov, que gère Holger Döring et Philip Manow de l’université de Brême, épluchant ainsi les résultats aux élections parlementaires dans toute l’Europe et des pays de l’OCDE.
À l’évidence, la montée des extrêmes aux dépens des partis traditionnels exprime une insatisfaction.
- Le véritable moteur de ce malaise est-il matériel ou culturel?
Deux universitaires américains Ronald Inglehart, de l’université du Michigan, et Pippa Norris, de Harvard, ont mis en parallèle
- le facteur «économique» (montée des inégalités, vulnérabilité des gens les moins bien formés face à la concurrence induite par la mondialisation)
- et la dimension «culturelle» (dilution des identités nationales).
Leur étude s’intitule «Trump, Brexit and the Rise of Populism».
En réalité, les deux évolutions sont allées de pair et il serait vain de vouloir les séparer, concluent-ils.
«Le populisme est une double inquiétude concernant non seulement le patrimoine matériel, ou le niveau de vie, mais aussi le patrimoine culturel, c’est-à-dire le mode de vie»
Dominique Reynié
Les décennies de forte croissance économique de l’après-guerre, ce qu’on appelle en France les «Trente Glorieuses», avaient suscité simultanément des «valeurs postmatérialistes et progressistes, cosmopolites et multiculturelles», tels «les mouvements écologiques et d’égalité des sexes».
Cette époque est maintenant révolue, en Europe comme aux États-Unis.
Les mouvements populistes font leur miel des difficultés économiques et de la remise en cause concomitante des valeurs progressistes. Les opinions publiques sont en quête d’identité, de prospérité et de sécurité, des valeurs d’autant plus recherchées qu’elles font défaut.
Sur le Vieux Continent, les craintes économiques et culturelles nourrissent «le populisme patrimonial», selon l’expression créée par le politologue Dominique Reynié [3], par ailleurs directeur général de la Fondation pour l’innovation politique. Ce qu’il définit ainsi: «une double inquiétude concernant non seulement leur patrimoine matériel, ou leur niveau de vie, mais aussi leur patrimoine culturel, c’est-à-dire leur mode de vie».
La mondialisation et l’Europe au pilori
Depuis le référendum du 23 juin 2016 qui a décidé du Brexit, les think-tanks s’efforcent de démêler les phobies de l’électorat populiste à coups de sondages.
La Fondation Bertelsmann, premier groupe de presse européen d’origine allemande, a mené cet été une enquête auprès de 15 000 personnes dans neuf pays (Allemagne, France, Royaume-Uni, Italie, Espagne, Pays-Bas, Autriche, Pologne, Hongrie) sur «l’angoisse face à la mondialisation», à un monde globalisé, numérisé et interconnecté.
En France, la mondialisation est perçue comme une menace à 55%
En moyenne, les Européens restent encore un peu plus nombreux (55 %) à considérer que «la mondialisation est une chance» plutôt qu’«une menace».
Mais ils se montrent très partagés d’un pays à l’autre.
- En France et en Autriche, la proportion est strictement inverse, la mondialisation étant perçue comme une menace à 55 %.
- Au contraire, les Britanniques y sont favorables, à 64 % , ce qui conforte l’analyse de Theresa May, la première ministre de Grande-Bretagne, selon laquelle le Brexit n’est pas une manifestation de repli sur soi mais seulement un refus de l’Union européenne.
En revanche, au sein même des votes populistes, les antimondialistes s’avèrent partout ultramajoritaires, indépendamment de la situation économique du pays par ailleurs:
- 78 % des électeurs d’Alternative für Deutschland ont peur de la mondialisation en Allemagne,
- 76 % des électeurs du Front national en France,
- 57 % des partisans du Parti de la liberté de Geert Wilders aux Pays-Bas.
Seule exception, à peine la moitié des électeurs d’Ukip en Grande-Bretagne s’inquiètent de la globalisation et du grand large.
- La mondialisation est-elle allée trop loin?
Peu suspect d’être un admirateur de Donald Trump, Paul Krugman, le Prix Nobel d’économie 2008, théoricien des avantages du commerce international, en reconnaît aujourd’hui les méfaits sur la classe moyenne.
«Les exportations de la Chine ont véritablement fait disparaître des millions d’emplois manufacturiers aux États-Unis ; les importations provenant des pays en développement sont une raison importante, mais pas la seule, de la stagnation ou de la baisse des salaires des travailleurs peu qualifiés»,
écrit Krugman dans la revue grand public du FMI, Finance and Development. Et de pousser ce cri iconoclaste, «la libéralisation du commerce est au point mort, tant mieux!».
« La France est une exception. La culture française est très particulière, elle intègre à la fois Colbert (pour le protectionnisme) et Gracchus Babeuf (pour l’égalitarisme) »
Pascal Lamy
L’État-providence n’a pas rempli son rôle
Ironie de l’histoire, c’est en Grande-Bretagne et aux États-Unis, les deux pays les plus libéraux économiquement depuis les révolutions Thatcher et Reagan des années 1980, que la vague populiste a remporté à ce jour ses succès les plus visibles avec le Brexit et l’élection de Trump.
«C’est là aussi où l’État-providence est désormais le plus troué», explique Pascal Lamy. Mais l’ancien directeur général de l’OMC, à la fois partisan du libre-échange et socialiste, admet que les Français offrent une autre forme de paradoxe.
- Tous les sondages les désignent comme les plus réticents dans les pays riches face à la mondialisation. «La France est une exception, elle est un pays social-démocrate avec plus de 50 % du PIB qui est redistribué. Mais la culture française est très particulière, qui intègre à la fois Colbert (pour le protectionnisme) et Gracchus Babeuf (pour l’égalitarisme)», rappelle Lamy.
Nulle part en tout cas l’État-providence ne semble constituer une protection satisfaisante.
- Qu’on ait cherché à le brader au nom de la compétitivité ou à l’hypertrophier comme en France, on n’a pas réussi à trouver la bonne réponse.
- Comme le résume Dani Rodrik, professeur à Harvard et expert réputé de la mondialisation, «les classes moyennes et modestes s’estiment frustrées de constater que les élites politiques ont mis les priorités de l’économie mondiale au-dessus de leurs besoins intérieurs».

Cet article est publié dans l’édition du Figaro du 14/03/2017.
liens[]
- http://premium.lefigaro.fr/vox/societe/2017/03/10/31003-20170310ARTFIG00144-chantal-delsol-le-populisme-est-attache-a-des-enracinements-que-detestent-les-elites.php
- http://premium.lefigaro.fr/international/2017/03/12/01003-20170312ARTFIG00141-geert-wilders-le-tribun-anti-islam-qui-ebranle-les-pays-bas.php
- http://premium.lefigaro.fr/politique/le-scan/2015/09/17/25001-20150917ARTFIG00100-regionales-dominique-reynie-se-pose-en-candidat-anti-appareil.php
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