6070 – Une médecine trop rare dans un océan de marchandises – Par Jean Claude Werrebrouck – 29.04.24 – La Crise des Années 2010


Par Jean Claude Werrebrouck – 29.04.24 – La Crise des Années 2010
Le texte qui suit concerne l’avenir de la médecine non pas en termes médicaux mais en termes de dispositifs organisationnels de production de la santé.
Quel type institutionnel et organisationnel verra le jour – toutes égales par ailleurs – dans les prochaines années ?
 Le lecteur pressé pourra ne  lire que la dernière rubrique : « ce qu’il faut retenir ».

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1- Quelques notions singulières pour éclairer le paradigme médical.

La médecine est tout d’abord une production de soins intégrable dans ce qu’on appelle le cout de la vie. Dans un idéal capitaliste tel que Marx l’avait imaginé, c’est l’importance des dépenses des salariés qui correspond à ce cout de la vie. A l’époque moderne ces dépenses sont effectuées dans des entreprises où le salarié achète ses biens de subsistance et donc des biens qui selon le langage de Marx vont assurer la « reproduction de sa force de travail ». Toujours selon le langage de Marx les biens correspondants sont appelés « biens salaires » et correspondent au « cout de la reproduction de la force de travail ». Très simplement si les prix des « biens salaires » augmentent, le cout de la vie augmente et en toute logique les salaires doivent augmenter. Tout aussi simplement si les « biens salaires » sont produits dans des conditions d’efficience croissante, ce qu’on appelle gains de productivité, les prix doivent logiquement diminuer, donc aussi le cout de la vie et donc tout aussi logiquement les salaires.
Ce qui a fait historiquement le succès du capitalisme est précisément cette capacité à l’efficience croissante qui a permis en longue période une baisse de valeur de tous les biens nécessaires à la reproduction de la vie qui, associée à des salaires qui ne vont pas baisser dans les mêmes proportions, vont permettre ce que Marx appelait « l’embourgeoisement de la classe ouvrière ». Parmi ces « biens salaires » il y a eu une place croissante pour les produits et services de santé. De façon un peu savante on dira que les dépenses de santé font partie du cout de la reproduction de la force de travail. Et si en capitalisme moderne ce cout est mutualisé au niveau de la puissance publique, on comprendra qu’il est surveillé voire contraint.
Historiquement le capitalisme génère l’établissement et la généralisation du salariat : les travailleurs de naguère qui maitrisaient leur outil de production, terre, outils de l’agriculture  et de l’artisanat, deviennent des salariés c’est – à -dire des personnes obligées de se vendre à d’autres personnes qui eux maitrisent les outils nouveaux de production (machines de l’industrie). C’est ce que, en capitalisme, Marx appelait le processus de séparation des travailleurs de leurs outils de production.
Tout aussi historiquement le capitalisme occidental n’a fait que générer d’énormes gains de productivité dans les branches assurant la reproduction de la vie , y compris en utilisant un recours massif à des externalités (la mondialisation) permettant d’utiliser une force de travail dont le cout de la vie était beaucoup plus faible.
D’où cette anomalie que nous vivons aujoud’hui, c’est – à- dire un Occident qui utilise massivement des importations d’un « sud global» pour reproduire la vie de ses salariés.
Nous avons déjà noté ce fait dans un article précédent[1] en précisant que mêmes les produits vivriers (agriculture) devaient être de plus en plus importés pour faire face à l’abandon programmé de cette même agriculture.
On pourrait en dire autant des produits médicaux, ces « biens salaires » que l’occident ne produit plus car ils permettent de baisser le cout de la reproduction de la force de travail occidentale : principes actifs, antibiotiques, masques, etc. Même cette catégorie de « biens salaires » voit sa production déléguée au « sud global ».

2 – Et la médecine dans tout cela ?
Dans ce vaste mouvement historique qu’en est-il de la médecine ? Pendant très longtemps les médecins furent des artisans maitrisant leur outil de production au service de la vie des nouveaux salariés du capitalisme naissant. Leur service assurant la vie (et son cout) était très limité quantitativement. Ainsi même en capitalisme déjà affirmé et développé il n’y avait en France que 119 « médecins artisans » pour 100.000 salariés en 1968, alors qu’il en existe aujourd’hui 318. L’outil de production correspondant était lui-même relativement limité ( peu d’analyses, peu de chirurgie, peu d’imagerie, etc.) et, en dehors de l’hôpital,  l’outil restait la propriété du « médecin artisan ». Comme jadis pour l’artisan tisseur ou fileur.
Logiquement si la santé est un « bien salaire » comme les autres, il devrait, comme les autres, devenir un bien produit dans l’ordre organisationnel capitaliste. Un ordre assurant par le biais de technologies sans cesse plus efficiente une reproduction de la vie de plus en plus rationnelle et efficiente. Tout aussi logiquement il faudrait donc s’attendre à ce que l’ordre artisanal médical disparaisse comme l’ordre artisanal classique devait disparaitre au 19 IIème siècle. Cela signifie aussi, comme au 19 IIème siècle, la séparation des médecins de leur outil de production et le passage au salariat classique de la grande industrie moderne.
Les choses sont pourtant beaucoup plus complexes et si en longue période les effectifs des artisans classiques se sont effondrés alors que ceux des « artisans médecins » se sont accrus c’est en raison de la nature réelle et symbolique du travail de soins. Les médecins et leurs patients se sont toujours considérés en dehors du champ de l’économicité et sont restés des résistants. Une résistance qui touchant l’ordre politique, s’est matérialisée par une association privé/public qui existe encore. Même dans l’ordre capitaliste établi, il existe un statut du médecin, lui- même engendré par une réglementation stricte.
En France l’exercice de la médecine est très encadré et les médecins – mêmes ceux juridiquement salariés dans les hôpitaux – ne se considèrent pas comme des cadres de l’industrie. La rémunération est elle -même assurée par la puissance publique, ce qui nous éloigne de la logique du marché. Mieux, les médecins se sont battus pour construire une rente de monopole, ce qu’ils ont obtenus en 1972 avec l’introduction d’un numérus clausus au titre des études de médecine. Cette rente de monopole, si elle existe, mérite élucidation.

3 – La construction politique d’une rente de rareté médicale.
Dans la théorie économique classique on parle de rente de monopole lorsqu’une asymétrie de marché se construit autour d’une insuffisance de l’offre par rapport à la demande. Dans ce cas, un offreur (ou plusieurs qui se regroupent) obtiennent sur le marché un surprofit par rapport à celui qui se manifesterait sur un marché classique. Le surprofit devient ainsi une rente de rareté. Dans le cas de la santé, cela supposerait une offre insuffisante de services de médecins par rapport à une demande de patients. Or, de ce point de vue, il n’y aurait  pas eu, au moins jusqu’à une date récente, de rareté médicale en France. Ainsi les quelques doyens de faculté de médecine qui considèrent qu’il ne faut pas faire disparaitre le numérus clausus ont raison de souligner que le nombre de médecins s’est considérablement accru[2]. Répétons les chiffres :119 médecins pour 100.000 habitants en 1968 contre 318 en 2020. Par contre ces adeptes du monopole que sont certains doyens oublient de signaler que la demande de soins s’est considérablement développée : les dépenses de santé sont ainsi passées de 2% du PIB dans les années cinquante à plus de 12% aujourd’hui, ce qui est un signe parmi d’autres de ce que Marx appelait « l ’embourgeoisement se la classe ouvrière ». Clairement la « reproduction de la force de travail » exige aujourd’hui un panier de « biens salaires » beaucoup plus lourd et complexe que dans les années 50.
Si l’on compare ainsi les chiffres de la quantité de soins demandés par rapport à l’offre médicale en tant que force de travail déployée à l’entretien de la vie, il y a bien eu irruption d’une pénurie politiquement programmée dans le dispositif du numérus clausus.
Alors que les dépenses de santé vont dans les années 70 se déployer à un rythme de 10% l’an, le numérus clausus va fondre : 8588 places  en 1972,  6423 en 1981,  4000 en 1990 ,3850 en 2000[3]. De quoi voir des présidents d’Universités et des doyens devenir acteurs/spectateurs de facultés de médecine fonctionnant à rendements décroissants : plus de moyens contre moins de production et ce depuis cinquante ans…
Nous sommes très loin de la proposition d’un premier ministre qui fixe à 17.000 le nombre de places en seconde année pour l’année 2025… Bien sûr on peut penser que les couts du service de soins augmentent avec leur qualité, toutefois nous étions dans une période où la population s’accroissait et vieillissait. Il y a donc bien eu un effort politique de construction d’une rente de rareté : blocage à terme de l’offre contre augmentation de la demande. Effort politique qui, semble- t-il, n’est pas terminé si l’on entend certains doyens peu attirés par des flux considérables d’étudiants en seconde année.

 

4 -La dissipation de la rente de rareté médicale.
Restés globalement artisans sous tutelle administrative les médecins n’ont pourtant pu bénéficier de la rente de rareté. Probablement coauteurs de la construction de la rente avec les entrepreneurs politiques, ils n’ont pu obtenir le surprofit de rareté en raison d’un blocage des revenus administrativement fixés. Ce n’est pas le marché qui fixe le tarif de la consultation mais une décision politique. En même temps une autre décision politique fixe un prix proche de zéro au titre de « l’achat » de la consommation de soins. Il en résulte logiquement un étranglement avec une demande qui tend vers l’illimité et une offre bloquée : le temps de consultation ne peut que diminuer (16 minutes aujourd’hui) et les dépenses en termes de produits médicaux augmenter. Par effet de diffusion la rente de rareté se dissipe sur les marchés financiers, d’abord  par le vecteur des déficits publics  qui eux-mêmes deviendront objets de rémunération financière. Le jeu de la collaboration privé/public est difficile et dès qu’il y a construction d’une rente de rareté il est très difficile d’empêcher son voyage jusqu’aux marchés financiers.

5 – Le passage au capitalisme de l’industrie du soin.
Il n’y avait aucune raison que le statut « d’artisan médecin » ne se transforme pas en statut de salarié de la grande entreprise médicale. C’est ce à quoi nous assistons aujourd’hui avec toutefois le même paradigme de l’association privé/public.
Il y avait  déjà des médecins salariés dans cette grande entreprise qu’était l’hôpital. Mais ces médecins en question ne se sont jamais sentis salariés et ont parfois pu négocier la rente de rareté avec l’autorité administrative : refus d’une intégration au premier échelon du statut pour les jeunes médecins, refus net du salariat et négociations d’une intermittence avantageuse, etc. Culturellement ils ne sont jamais devenus des cadres d’entreprise et ont toujours contesté un ordre organisationnel et la rareté de l’outil de travail dont le volume était politiquement fixé.
 La finance de marché soucieuse de valorisation vient ainsi depuis quelques années proposer un autre paradigme. Profitant du fait que la médecine nouvelle exige une énorme consommation de capital (l’outil de production est devenu très sophistiqué et très couteux) et capital que peu « d’artisans médecins » peuvent rassembler, il devient logique de passer au capitalisme financiarisé que l’on trouve dans nombre de branches industrielles classiques.
Près de deux siècles après la première révolution industrielle, les « artisans médecins » vont se voir séparés de leur outil de production et devenir, penses-t-on, de véritables cadres d’entreprises médicales. Les soins médicaux sont devenus des « biens salaires » comme les autres et comme les autres ils doivent être produits selon une efficience croissante. Et il est vrai que les nouvelles technologies permettent des gains gigantesques d’efficience (pensons par exemple à le greffe de l’intelligence artificielle sur les gros outils de diagnostic).
C’est ainsi que 15 à 20% des cabinets d’imagerie sont maintenant sous contrôle de fonds d’investissements. C’est ainsi que 75% des établissements de biologie médicale sont sous ce même contrôle. Plus généralement les centres de soins sont de plus en plus sous contrôle de groupes eux-mêmes dépendants de structures financières. Plus généralement encore la finance, déjà bénéficiaire de l’énorme liquidité générée par le couple Etat déficitaire/banque centrale devenue imprimerie monétaire,  est à la recherche de produits sécurisés. La branche santé qui vit déjà dans l’autre couple privé/public devient ainsi un lieu d’investissements privilégiés.
En particulier le marché est protégé par la rareté de son produit et l’assurance d’une demande directement financée par des fonds publics. C’est ce qui explique que les structures anciennement artisanales se vendent à prix élevés : Le vendeur commercialise la rente qui se cache derrière l’assurance de chiffres d’affaires garantis, tandis que l’acheteur voit un premier gain de gestion assuré par le passage d’une organisation artisanale à une organisation industrielle plus efficiente, et un autre gain garanti par l’assurance d’un chiffre d’affaires sécurisé et se spécialisant vers les actes les plus rentables. En ce domaine la finance ne fait que suivre un chemin déjà commencé il y a très longtemps par le rachat d’Ehpad artisanaux qui se sont greffés  à de grands groupes. En la matière une partie du médicosocial avait de l’avance sur la santé. Globalement la recherche de rente qu’autorise les structures complexes où cohabitent nécessairement le privé et le public est particulièrement active,  et la santé est devenu le premier poste d’investissement des sociétés financières françaises : 20% du montant investi quand la santé ne pèse que 12% du du PIB[4].
 Il en résulte que pour les structures qui se vendent La conséquence est évidemment la perte de liberté comme l’était au dix-neuvième siècle la perte de l’autonomie de l’artisan du textile devenu simple force de travail dans la grande manufacture qui allait l’employer. Dans le domaine de la santé il s’agira de l’orientation de l’activité vers des pathologies les plus rentables et le recul du souci du service public. Cette tendance générale se heurtera toutefois à la rente de rareté : le nombre de médecins va encore diminuer pendant plusieurs années et il ne sera pas facile de les transformer en cadres de l’industrie. Ils seront probablement aidés en cela par le régulateur.

6 -Ce qu’il faut retenir.
Artisans et paysans sont devenus avec la Révolution industrielle des forces de travail salariées ne contrôlant ni l’outil de production ni les marchandises produites.
Cette perte de contrôle est la spécificité du capitalisme. Les « artisans médecins » en voie de salarisation perdront le contrôle de l’outil de production mais ne sont pas éthiquement prêts à perdre la responsabilité de ce qu’ils produisent. Ils sécurisent ou tentent de sécuriser  cette responsabilité en organisant consciemment ou inconsciemment leur propre rareté. Ils tenteront de partager la rente de rareté avec une finance qui ne paie pas la prime de risque dans un secteur où la puissance publique garantit chiffre d’affaires et rentabilité.  
Le premier ministre risque de nombreuses  difficultés à mettre fin à cinquante années de  rendements décroissants dans les facultés de médecine.
                                                                                   Jean Claude Werrebroucnek


[1] Cf : http://www.lacrisedesannees2010.com/2024/02/crise-agricole-moins-bavarder-dans-les-salons-et-davantage-reflechie.html 

[2] Cf l’article des Echos du 24/4/2024 : « déserts médicaux : la fausse réponse du numérus clausus ». Texte signé par un doyen de médecine (Loic Josseran) et un sociologue (Serge Guérin).

[4] Cf France invest ; « La financiarisation dans le secteur de la santé : tendances enjeux et perspectives » ;Yann Bourgueil et Daniel Benamouzig ; Sciences POChaire Santé ; 2023.


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