Les comptes extérieurs…
jamais évoqués d’une France effondrée.

Par Jean Claude Werrebrouck – 01.12.25 – La Crise des Années 2010 –

I – L’argent ne quitte pas le pays
En toute logique comptable les comptes nationaux sont équilibrés. La réalité est en effet très simple et toute opération se matérialise, en vertu du principe de la partie double, d’une écriture en crédit strictement égale à une écriture en débit.
A l’échelle plus globale d’un pays s’il y a beaucoup d’écritures en débit pour des agents intérieurs ( consommation des ménages dépenses des administrations, investissement des entreprises, etc.) cela signifie qu’il y a pour un même montant beaucoup d’ écritures en crédits pour des agents extérieurs en relation contractuelle avec les agents intérieurs.
Les écritures en débit des agents intérieurs sont des dépenses et bien évidemment les écritures en crédits des agents extérieurs sont des recettes. Si donc on observe les comptes nationaux de la France le compte agrégé de l’économie française doit disposer d’un solde égal au compte agrégé extérieur de l’ensemble des nations en relations avec la France.
C’est ce que l’on lit dans les comptes de la nation pour 2024 avec, au-delà, un solde très rassurant : la France et ses agents reçoivent plus qu’ils ne dépensent et ce pour un montant de 8 Milliards d’euros alors que le PIB du pays se montait à 2917,4 milliards.
Concrètement cela signifie à priori que l’argent ne fuit pas le pays et que la banqueroute n’est pas à l’ordre du jour. Cela veut donc aussi dire que les agences de notation qui surveillent le pays n’ont pas de raison substantielle pour abaisser de façon significative la note de la France. La France ne serait donc pas effondrée.

II – La comptabilité des circuits de l’argent
Si l’on regarde les choses de façon plus détaillée la situation est pourtant différente. La question étant en effet de découvrir par quel biais il existe un quasi équilibre entre les flux monétaires de sorties et les flux d’entrée.
Ce qu’on appelle balance des paiements est le document comptable qui rassemble tous les liens entre le pays et le reste du monde. Ce document est composé de sous-ensembles regroupant des opérations homogènes : balance commerciale, balance des services, balance des revenus primaires, balance des revenus secondaires, balance en capital. La somme constitue le compte non financier du pays, compte dont le solde s’appelle aussi solde de la balance des paiements. Et ce solde par principe comptable, celui de la partie double, est aussi égal au solde des opérations financières avec le reste du monde.
La balance commerciale est avec 618 milliards d’exportations et 678 milliards d’importations considérablement déficitaire (60 milliards). Réalité fondamentale qui révèle que, de plus en plus, le pays consomme davantage qu’il ne produit.
La balance des services est avec 372 milliards d’entrées et 310 milliards de sorties considérablement excédentaire (57 milliards).
La balance des revenus primaires est aussi excédentaire en raison du flux considérables de revenus des travailleurs frontaliers (55 Milliards). Excédent qui signifie toutefois que des centaines de milliers de salariés frontaliers produisent des richesses à l’extérieur du pays et ne font – à l’intérieur – qu’en encaisser les signes.
La balance des revenus secondaires est très déficitaire en raison des contribution à l’Union Européenne (22 milliards) et des transferts de revenus des travailleurs migrants ( 16 milliards).

III – Un grand fleuve est venu alimenter la France
Le compte de capital (subventions, transferts sans contre parties,) est lui-même excédentaire (5 milliards).
Le compte financier est composé de plusieurs rubriques (investissements directs, investissements de portefeuille, instruments financiers dérivés, autres investissements). Sans entrer dans le détail on observe que le poste de loin le plus important est la partie des investissements de portefeuille correspondant à la dette publique.
Ainsi l’extérieur, donc l’étranger, et plus concrètement encore 10 banques étrangères[1] ont acheté 131 Milliards d’euros d’obligations de l’Etat français en 2024[2]. Bien évidemment (logique comptable) le solde du compte financier est égal à celui du compte de capital (8 milliards) mais il mentionne qu’en raison d’achats massifs de dette publique par l’étranger, les comptes nationaux sont en quelque sorte « oxygénés » par le reste du monde. Les comptables ne s’y trompent pas et parlent « d’entrée de capital » dans le pays.
Cette « entrée nourrissante » est bien sûr un flux mais il s’agit aussi d’un stock que les comptables nationaux connaissent bien : 1.614 milliards d’obligations de dette publique française détenue par l’étranger au 31 décembre 2024, soit plus de 50% du PIB et 55,4% du total de la dette.
Ce dernier taux est en continuelle augmentation depuis 2022. Toujours comptablement, ce stock de dette publique détenue par le reste du monde est – en principe- de l’épargne étrangère venant s’investir en France[3]. Est- ce à dire que l’épargne nationale serait insuffisante pour faire vivre l’économie française ? Question qu’il nous faut examiner.

IV – Les variations de débit du grand fleuve étranger sur les comptes de la France
Le taux d’épargne français est parmi les plus important du monde (près de 19% du PIB) et son affectation est bien connue : comptes à vue, dépôts à terme, assurance vie, actions et obligations, épargne immobilière.
La contre-partie est complexe : financement des bilans bancaires et transformation en crédits et investissements pour les entreprises et aussi pour l’Etat par achat massif de dette publique.
Toute modification du flux d’achat étranger de dette publique modifie toutes les écritures et soldes de tous les comptes. S’il y a moins d’achat cela se matérialise par une foule d’états différents. D’abord le solde du compte financier est modifié donc aussi le solde de la balance des paiements, donc le solde de tous les comptes de ladite balance avec les flux internes associés. Il est très difficile de construite un modèle permettant d’instruire et d’éclairer toutes les conséquences.
Un compte peut pourtant retenir toute notre attention celui de la balance commerciale.

V – Exploration du lien entre fleuve de dettes et balance commerciale.
Le lien entre la balance commerciale et le flux de dette publique achetée est lui-même très complexe. Par exemple si le flux de dette diminue (si le grand fleuve venu de l’étranger voit son débit diminuer) cela signifie que d’une façon ou d’une autre les finances publiques sont plus restrictives : moins d’aide et subventions (entreprises/ménages) qui touchent directement la consommation et l’investissement donc la croissance, donc la balance commerciale.
Vraisemblablement réduire les aides c’est ne pas distribuer de quoi élargir les marchés et – sans politique monétaire les agrandissant par un taux de change plus faible (l’Etat a juridiquement perdu le contrôle des infrastructures financières et monétaires) – c’est réduire les exportations comme les importations sans modification sensible du solde.
Le grand fleuve venu de l’étranger qui alimente la France est à priori fondamental pour alimenter une croissance pourtant devenue extraordinairement faible. D’où cette impression d’une France qui vit au-dessus de ses moyens.
A l’inverse si le grand fleuve venu de l’étranger voit son débit augmenter c’est vraisemblablement en raison du laxisme budgétaire et ses effets sur la balance commerciale : sans maitrise d’un taux de change la compétitivité n’augmente que par le flux de aides et les importations ne peuvent qu’augmenter.
De quoi dégrader la balance commerciale et donc le compte de capital et son complément le compte financier….et de quoi demander plus au grand fleuve venu de l’étranger : 49,1% dans le total de la dette en juin 2022, mais 54,6% en juin 2024 et 55,4% en juin 2025. La France continue de s’effondrer….

VI – Le fleuve d’épargne française peut-il se substituer au grand fleuve étranger ?
L’épargne française très élevée est a priori complètement mobilisée. Il faut donc imaginer qu’une substitution entre dette étrangère et dette nationale supposerait une modification de stratégie.
De façon fort théorique on pourrait imaginer que les 4 banques françaises labellisées « SVT » ( BNP, Société Générale , Crédit Agricole, NATIXIS) achètent toute la dette émise (plus de 300 milliards pour 2025) et que les dix autres banques (étrangères) soient interdites d’accès aux adjudications de l’Agence France Trésor.
Une telle hypothèse est fort peu crédible dans la mesure où les banques n’achètent la matière première dette publique que pour leur clientèle.
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C’est bien sûr le cas des compagnies d’assurance qui en achètent entre 70 et 80 milliards pour leur production propre de contrats nouveaux.
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C’est le cas des SVT qui achètent pour elles-mêmes, mais aussi pour d’autres banques et l’archipel du « shadow banking » – probablement entre 60 et 70 milliards – pour les productions financières.
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De la même façon que dans l’industrie automobile on fixe le volume des achats de bobines d’acier en fonction de la quantité de voitures produites, les SVT françaises n’achètent de la dette publique qu’en fonction de leurs besoins.
Le fleuve d’épargne Française est ainsi limité et il faut lui adjoindre le grand fleuve étranger pour absorber toute la dette publique. Certes on pourrait encore augmenter l’épargne en imaginant encore davantage de dépenses publiques au profit des ménages et entreprises, mais cela correspondrait à davantage de déficit et il n’est pas sûr que les SVT françaises soient davantage incitées à acheter de la dette publique suplémentaire…cela dépendrait en effet du comportement des bénéficiaires des nouvelles dépenses….
Au final il semble impossible de faire disparaitre le grand fleuve étranger venu nourrir la France.

VII – Mais le grand fleuve étranger est le résultat d’une politique publique historiquement délictueuse.
Nous ne reviendrons pas dans la présente note à la grande contradiction entre « société de marché » et « société à économie de marché » et nous nous contentons d’en rappeler les conclusions[4].
La grande question de la France est qu’elle est restée au milieu du gué : largement keynésienne dans sa culture elle n’accepte pas le moment néolibéral dans lequel elle s’est délibérément engagée. Parce que keynésienne, la France n’a jamais accepté la « grande transformation » décrite par Polanyie et le salariat fût historiquement de moins en moins le théâtre d’un marché non régulé. Réalité devenue infiniment complexe, ce qu’on appelle aujourd’hu le cout du travail est fait d’une multitude de règles et de subventions directes, indirectes, voire très indirectes…[5] . Et une réalité qui constituera le grand Etat Providence français. De quoi rendre artificiellement (et couteusement) compétitive une économie qui allait dans le même temps être dérégulée.
Dans un même geste la France décidait de libérer l’économie en libérant tous les marchés et en particulier le premier d’entre-eux : celui de la monnaie.
Politique qui ira jusqu’à des limites extrêmes puisque l’Etat – grand inventeur historique de la monnaie moderne, celle qui allait mener à ce que nous avons appelé la fin de la loi d’airain[6]– allait devenir un agent victime d’un interdit bancaire : il ne peut être directement alimenté par la banque dont il est le propriétaire (banque centrale).
D’où le marché de la dette qui est une pure invention politique juridicisée dans l’Agence France Trésor, invention ( 1999) dont plus personne n’en comprend la portée tant l’institution généralisée partout dans le monde est devenue « naturelle ».
Cette invention est pourtant une double violence : d’abord au regard de l’Etat propriétaire qui n’est plus l’émetteur de monnaie qu’il fût ; ensuite au regard des citoyens qui n’ont plus juridiquement accès direct à la dette publique.[7] Non seulement il est interdit à l’Etat de s’endetter auprès de sa banque, mais il lui est interdit de s’endetter auprès de ses citoyens.
Autant de garanties pour assurer un monopole aux SVT dont on communiquera bruyamment la sélection par l’AFT sur la base de la performance et de la rationalité. Le plus curieux est que personne ne sait si le grand fleuve étranger ou le grand fleuve national qui inonde l’AFT[8] est véritablement de l’épargne ou de la création monétaire…
Le système bancaire, dans ses prérogatives, se serait-il substitué à l’Etat ?
Le plus curieux encore est que l’Etat encore farouchement Etat- providence radicalement hors marché est simultanément celui qui par transformation de l’infrastructure monétaire a fait le lit du marché généralisé. Société à économie de marché d’un côté et société de marché de l’autre.
Les deux lames du ciseau : Etat- providence-hors marché sans limite et inondation monétaire se referment sur une France effondrée.
Jean Claude Werrebrouck- 1 novembre 2025
[1] Les Spécialistes en Valeurs du Trésor (SVT) banques sélectionnées par l’Agence France Trésor pour l’achat de dette publique.[2] Et probablement davantage car les 10 banques étrangères (américaines anglaises, espagnoles et allemande) ont aussi des établissements en France. L’Agence France Trésor ne publie pas les volumes d’achats par chaque banque. [3] Les montant mobilisés par 10 banques étrangères qui achètent de la dette publique peuvent aussi mobiliser de la création monétaire. [4] Voir : https://www.lacrisedesannees2010.com/2025/11/la-france-effondree-entre-t-elle-dans-une-periode-revolutionnaire-0.html
[5] Y compris par baisse du cout du travail par le biais de plateformes (Shein, Temu, etc.) qui relèvent délictueusement le pouvoir d’achat…De quoi faire du mauvais keynésianisme en poussant aux limites le néolibéralisme. Cf la suite du paragraphe. [6] https://www.lacrisedesannees2010.com/article-la-loi-d-airain-de-la-monnaie-2-2-110485625.html [7] Signalons quelques rares exceptions : celui de l’Italie avec son guichet d’achat pour les petits porteurs (environ 15% du total de la dette publique , et beaucoup plus marginalement encore avec le « Bundesshatzbriefe » (moins de 5% du total de la dette publique). [8] La demande des SVT est toujours 3 fois supérieure aux volumes d’adjudications proposées par l’AFT. D’où vient l’argent ? |


