7202 -Interdiction des subventions imposée par l’UE et le service public suisse: comme eau et feu – Par Marianne Wüthrich – N° 22 du 21.10.25 – Horizons & Débats –


Interdiction des subventions imposée par l’UE et le service public suisse: comme eau et feu


par Marianne Wüthrich, docteur en droit – N° 22 du 21.10.25 – Horizons & Débats –
Le 9 septembre 2025, le Conseil national s’est prononcé massivement en faveur d’un service postal de base « fiable, national et de qualité » pour toute la population, par 151 voix contre 33 et 11 abstentions.
Ce faisant, la chambre haute du Parlement s’oppose aux mesures d’austérité du Conseil fédéral: son projet d’ordonnance postale prévoit, comme dit le député national David Roth (PS), président de la commission préparative,
«que la livraison à domicile soit limitée aux agglomérations comptant au moins cinq maisons par hectare ou que le délai de livraison ne dépasse pas deux minutes. Concrètement, cela signifierait que des exploitations agricoles isolées, des agglomérations dispersées et des régions rurales entières perdraient leur service de livraison à domicile.»
Cela dit, Roth ajoute:
«Naturellement, il serait plus rentable pour le service postal que nous récupérions tous nos lettres à Härkingen [le centre de courrier] ou nos colis à Mülligen [le centre de colis]. Mais ce n’est pas l’idée du service de base. Le service de base signifie que le service postal vient à la population, et non l’inverse.»1
Un constat autant bref que limpide de ce que nous, les Suisses, entendons par service public!

Le Conseil des États Suisse

Ce que propose le Conseil fédéral
nous vient d’une autre planète
En comparaison à cet acquis démocratique, l’interdiction de principe de toute participation de l’Etat par l’UE, constituant un pilier de base bruxellois concernant les transports terrestres, l’électricité et le transport aérien, semble venue d’une autre planète, tant par son contenu que par sa forme:
    «Article 3, Aides d’Etat.  1. Sauf disposition contraire de l’accord, toute aide accordée par un Etat membre ou au moyen de ressources d’Etat, sous quelque forme que ce soit, par la Suisse ou un Etat membre de l’Union, qui fausse ou menace de fausser la concurrence en favorisant certaines entreprises ou certaines productions, est incompatible avec le bon fonctionnement du marché intérieur, dans la mesure où elle affecte les échanges entre les parties contractantes relevant du champ d’application de l’accord.»2
    Le protocole énumère quelques exceptions, dans un langage bureaucratique habituel, ce qui les rend difficilement compréhensibles. Il n’en demeure pas moins que l’interdiction stricte des subventions par l’UE, en dépit des exceptions éventuelles, se heurte fondamentalement au concept suisse de l’Etat, à l’instar de nombreuses autres dispositions de Bruxelles.
Banalisation insoutenable
Dans sa fiche d’information «Aides d’Etat» du 13 juin 2025, le Conseil fédéral minimise une fois de plus et à l’extrême les graves conséquences de l’accord-cadre, quand-il écrit:
«Les services publics restent en place. Ils sont généralement autorisés dans l’UE aussi. En plus, des seuils et de nombreuses exceptions existet.»3
Et ainsi de suite. A entendre le Conseil fédéral suisse, on a l’impression que l’interdiction des aides d’Etat par l’UE, catégoriquement ancrés dans l’ accord mentionné, s’y trouve par pur inadvertance.
Parlement Suisse
Conséquences menaçant
le système suisse dans ses nerfs
En revanche, Philipp Zurkinden, Professeur de droit à l’Université de Bâle, soulignait, il y a deux ans, que
«la notion européenne d’aide d’Etat est inconnue du système économique et juridique suisse»,
de même «l’adoption de la législation européenne sur les aides d’Etat aurait des conséquences considérables pour la Suisse.»
En effet, la loi suisse sur les subventions ne concerne pas la concurrence, mais l’utilisation judicieuse, efficace et équitable des fonds publics, par exemple pour promouvoir la production d’électricité.
Zurkinden nous avertit en ces termes:
«En vertu du droit de l’UE sur les aides d’Etat, de telles mesures de soutien ne seraient pas autorisées si elles entraînaient des distorsions de concurrence.»4
La question de savoir si les organes de l’UE toléreront des prêts avantageux pour les Chemins de fer fédéraux suisses (CFF) ou des allégements fiscaux cantonaux pour les nouvelles entreprises, ou – plus grave encore ! – le véto du peuple de la privatisation de centrales hydroélectriques ou de transports publics sera finalement tranchée par la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE).
Or, elles orientent leur politique de concurrence plutôt en fonction des souhaits des grandes entreprises que selon les intérêts de leurs Etats membres ni de la Suisse.
    Un exemple actuel: en décembre 2024, le Conseil national et le Conseil des Etats ont approuvé une aide rapide aux aciéries en difficulté de Gerlafingen et d’Emmenbrücke, ainsi qu’à deux usines d’aluminium du Valais. Pour assurer leur survie malgré la concurrence bon marché de l’UE, elles bénéficient temporairement de réductions spéciales pour l’utilisation du réseau électrique.
L’UE autoriserait-elle de telles subventions publiques?
    Il y a deux ans, les syndicats, garants d’un service public de qualité pour tous, s’exprimaient encore plus clairement. Par exemple, Benoît Gaillard, porte-parole de la Confédération suisse des syndicats (CSS), a averti que
« les règles de l’UE en matière d’aides d’Etat compromettent également le service public suisse du transport ferroviaire de marchandises et de voyageurs».
Reto Wyss, économiste de la SGB, a décrit comment la compagnie ferroviaire de fret publique française (Fret SNCF) a été liquidée:
«Après que la Commission européenne a jugé inadmissibles les subventions accordées à la SNCF, le gouvernement a décidé de les répartir afin d’éviter des amendes et des remboursements menaçant de se chiffrer en milliards.»5
Intégration au système de surveillance UE:
la Suisse transformée en complice
Et la cerise sur le gâteau: la Suisse sera bel et bien «autorisée» à contrôler le respect des règles de l’UE en matière d’aides d’Etat sur son territoire!
Toutefois, conformément aux instructions méticuleuses de Bruxelles, c’est-à-dire en tant que complice de la Commission européenne, elle doit
«mettre en place un système de surveillance des aides d’Etat garantissant à tout moment un niveau de surveillance et d’application équivalant celui dans l’Union, en vertu du paragraphe 2» (article 4, paragraphe 3, du Protocole sur les aides d’Etat).
C’est surtout l’article 5, paragraphe 4, qui devra retentir comme cloche d’alarme dans les oreilles suisses:
«Tous les régimes d’aide existants en Suisse seront examinés en permanence par l’autorité de surveillance, conformément aux paragraphes 5 à 7, afin de vérifier leur compatibilité avec le bon fonctionnement du marché intérieur [intérieur à l’UE; mise en relief mw.].»
    Quels services publics les autorités suisses qualifieront-elles de «compatibles avec le bon fonctionnement du marché intérieur» de l’UE?
Espérons que les syndicats et autres esprits critiques haussent le ton lors de la consultation en cours et qu’ils démantèleront complètement ce système méticuleusement construit et inapplicable pour la Suisse.


1Motion 25.3948 de la Commission des transports et des télécommunications du Conseil national «Maintenir la distribution à domicile sur l’ensemble du territoire et garantir la qualité de la distribution postale dans le cadre du mandat de service universel.»
2 Protocole relatif aux aides d’Etat à l’accord entre la Confédération suisse et la Communauté européenne sur le transport de marchandises et de voyageurs par rail et par route.
3 Pour plus d’informations sur les aides d’Etat au titre de l’accord sur les transports terrestres, voir www.zeit-fragen.ch/archiv/2025/nr-17-5-august-2025/ L’accord sur les transports terrestres va-t-il mettre à mal le service public suisse?
4 Zurkinden, Philipp. «Der Streit um das EU-Beihilferecht geht in die nächste Runde». Ds.: Die Volkswirtschaft du 17/07/2023
5 von Burg, Denis und Aebi, Mischa. «Verhandlungen Schweiz – EU: EU-Vertrag gefährdet die SBB und den Service public». Ds: SonntagsZeitung du 27/05/2023.


Réservoirs des centrales d’Oberhasli; en haut à gauche le Lac d’Oberaar, à gauche le Lac de Grimsel; à droite le Lac de Räterichsboden. (photo Bibliothèque de l’ETH Zurich)

https://www.zeit-fragen.ch/fileadmin/_processed_/2/7/csm_22_2160px-Kraftwerke_Oberhasli_LBS_R1-736009_7178342bae.jpg


Des réserves d’électricité suisses?– si Bruxelles dit oui
mw. Les Suisses, sont-ils conscients du fait que le tissu dense de leur démocratie est unique au monde?
L’autocratie bruxelloise sera juridiquement autorisée à la saper à chaque moment – à partir d’ où nous serons autant dénués de tout bon sens pour dire oui à l’accord cadre-2 que Bruxelles veut absolument nous faire avaler. Prenons l’exemple de la sécurité de l’approvisionnement en électricité pour montrer en détail ce qui nous attendra pour du vrai.
    La pénurie d’électricité constitue l’un des plus grands risques pour le bien-être de la population. La prévenir au mieux est donc au cœur du service public que la Confédération est chargée d’assurer.
C’est le Conseil fédéral, le Parlement et le peuple suisse lui-même qui doivent s’acquitter ensemble de cette tâche.
Le 20 juin 2025, le Conseil national et le Conseil des Etats ont approuvé, à la quasi-totalité des voix, les bases légales pour rendre possible l’exploitation de centrales à gaz et de groupes électrogènes de secours en cas de pénurie d’électricité. Le délai référendaire a expiré le 9 octobre 2025 sans avoir été sollicité.
Le 9 juin 2024, le peuple suisse avait approuvé avec plus de 68 % de oui une loi similaire instituant une réserve hydroélectrique (Loi fédérale sur la sécurité d’approvisionnement en électricité à partir des énergies renouvelables).
A tous ces efforts, il faut opposer l’article 9, paragraphe 2, de l’Accord sur l’électricité que la bureaucratie UE veut nous imposer. Il y est stipulé:
«La Suisse peut prendre les mesures nécessaires, proportionnées et non sources de distorsions, pour garantir la sécurité de l’approvisionnement en électricité, notamment par la constitution et le maintien de réserves d’électricité, dans la mesure où ces mesures sont compatibles avec le présent accord.»1
    Lors du débat au Conseil des Etats du 5 mars 2025, Beat Rieder (VS Centre), porte-parole de la Commission de l’environnement, de l’aménagement du territoire et de l’énergie (CEAE), a détaillé la manière dont la Suisse serait prise dans les rouages de la bureaucratie bruxelloise en vertu de l’accord avec elle sur l’électricité.
Cette décision suisse pour répondre à la nécessité d’une réserve d’électricité sera
«soumise à l’Agence de coopération des régulateurs de l’énergie (ACRE) pour avis».
Les autorités suisses ne sont pas tenues de suivre l’avis de l’ACRE concernant les réserves d’électricité prévues mais seulement de l’«examiner».
Cependant, Rieder montre du doigt le point crucial:
«Lorsque l’UE considérera que la Suisse aura approuvé à tort la nécessité d’ une réserve d’électricité, le mécanisme de règlement des différends s’appliquerait […].»2
    Retenons les points essentiels.
Le souverain suisse a inscrit dans la loi, par son oui lors de la votation populaire, la nécessité de prévoir des mécanismes de sécurité de l’approvisionnement en électricité.
Le Conseil fédéral est tenu de mettre en œuvre la volonté du peuple.
Et la Commission européenne et la Cour juridique de l’UE veut se réserver le pouvoir
de trancher si notre loi est compatible avec l’accord avec Bruxelles sur l’électricité?
Vous rêvez?
Quant à Beat Rieder, il ne mâche pas ses mots:
«La Commission est d’avis que dans un domaine aussi sensible que la sécurité de l’approvisionnement en électricité du pays, la Suisse doit naturellement disposer de sa liberté d’action absoluej’insiste sur cette formule – pour s’assurer, par ses moyens propres à elle, ses réserves d’électricité nécessaires. Pour les raisons évoquées ci-dessus, ce projet de loi est donc à conclure indépendamment de tout autre accord avec l’UE. Il vise uniquement à garantir la sécurité de l’approvisionnement en électricité de la Suisse.»
    Bravo! L’accord sur l’électricité avec l’UE s’est donc congédié de l’agenda politique suisse, et avec lui tout le paquet Suisse-UE.


1 Accord entre la Confédération suisse et l’Union européenne sur l’électricité (ise en relief mw.)
2 24.033 Loi sur l’approvisionnement en électricité (Réserve d’électricité). Modification.

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https://www.zeit-fragen.ch/fr/archives/2025/nr-22-14-oktober-2025/eu-beihilfeverbot-und-schweizer-service-public-wie-feuer-und-wasser