
Le Pérou et ses matières premières.

Partie 10 – Le XXIe siècle et les nouvelles règles du pillage – 14.10.25 –

Par Mauricio Herrera Kahn – Octobre 2025 – Pressenza –
Lorsque les lois protègent l’investissement plus que la vie, le conflit ne fait pas exception ; c’est le système lui-même.
Le XXIe siècle et les nouvelles règles du pillage
Le Pérou est entré dans le XXIe siècle avec un modèle peaufiné dans les années 1990 : ouverture totale aux capitaux, stabilité fiscale pour les grands projets et arbitrage international comme filet de sécurité pour les investisseurs. Le langage est technique (ALE [accord de libre échange], RDIE [règlement des différends entre investisseurs et États], stabilité juridique), mais les effets sont ressentis par tous : contrats longs, capacité limitée de l’État à renégocier et institutions environnementales toujours en retard.
La croissance a été réelle à plusieurs reprises (le supercycle des matières premières), mais le coût l’était tout autant : rivières chargées de métaux lourds, zones humides fragmentées par les routes minières, vallées privées d’eau à cause de la thésaurisation des produits agricoles d’exportation, et la jungle transformée en un tabloïd de déversements et de déforestation. L’extractivisme s’est modernisé, certes ; il a abandonné les tableurs Excel et les drones, mais a conservé la même logique : valeur ajoutée à l’extérieur, valeur passive à l’intérieur.
Accords de libre-échange, arbitrage et incitations qui font pencher la balance
Les accords de libre-échange et les mécanismes de Règlement des Différends entre Investisseurs et États RDIE (investisseur-État) promettaient d’attirer les capitaux et d’assurer la prévisibilité. Ils ont réussi. Ils ont également permis d’obtenir des clauses qui gèlent les redevances et diluent le pouvoir de modifier les règles en cours de route, même si la réalité environnementale ou sociale évolue. Résultat : le coût de la correction d’évaluations erronées ou des exigences de réparation peut se transformer en une amende internationale pour l’État. Avec cette arme sur la table, l’autorité de régulation négocie avec crainte.
La stabilité fiscale (très utile pour l’investissement) a servi de camisole de force : si les prix internationaux flambent, l’État ne peut pas toujours ajuster la charge sans se retrouver devant un arbitrage. La conclusion politique est simple : lorsque les prix augmentent, tout le monde y gagne, sauf la communauté ; lorsque les prix baissent, la communauté y perd encore.
Consultation préalable. Le droit arrivé trop tard
Le pays a intégré la Convention 169 de l’OIT et le droit à la consultation préalable des peuples autochtones. C’est un progrès. Mais de nombreuses concessions, études d’impact sur l’environnement et relevés topographiques ont été accordés avant l’adoption de la loi ou avec des cartes des peuples et des territoires obsolètes. Résultat : des processus qui simulent une consultation alors que le projet est déjà irréversible. Ainsi, la consultation est perçue comme une formalité, et non comme un accord. Et sans accord, le conflit passe de la table des négociations à la réalité.
Eau. Le conflit souterrain
Les mines à ciel ouvert et les vallées agro-exportatrices partagent une ressource limitée : l’eau. En montagne, les projets sont situés en amont ; sur la côte, l’agriculture intensive abaisse le niveau de la nappe phréatique. La population ne lit pas les états financiers ; elle ouvre le robinet et rien ne sort, ou l’eau sort rougeâtre ou sent le diesel. C’est là que les protestations commencent.
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Prix de l’eau : Un seul corridor minier peut nécessiter des milliers de mètres cubes par jour pour son traitement ; un grand exportateur agricole a besoin de centaines de litres par kilo de fruits pour l’exportation.
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Concurrence : irrigation technique privée contre canaux de terre communaux.
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Effet : pénurie en amont et salinisation en aval. L’agriculteur qui n’a jamais négocié le contrat en paie le prix.
Santé publique. Métaux lourds et statistiques inexplicables
Dans les provinces minières et pétrolières, les analyses de métaux lourds révèlent des concentrations d’arsenic, de plomb, de cadmium et de mercure supérieures aux niveaux de référence chez les enfants et les adultes. Des plans de remédiation sont annoncés, reportés et externalisés, et lorsqu’ils sont mis en place, une génération a déjà été touchée. Ce n’est pas une question d’idéologie : c’est une question de toxicologie. Et ce n’est pas seulement l’exploitation minière : les incendies de forêt, l’exploitation minière illégale, le pétrole et certains produits agrochimiques ajoutent tous leur dose.
Conflits socio-environnementaux liés à un système d’alerte non résolu
Entre 2000 et 2025, le Pérou a accumulé des centaines de conflits actifs concernant les mines, l’énergie, les hydrocarbures, l’eau et les forêts.
Le schéma est familier :
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Annonce d’un projet ou d’une extension.
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Audience d’évaluation d’impact environnemental (EIE) difficile à lire.
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Observations techniques qui atterrissent sur le mauvais bureau.
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Trêve conditionnée par des offres d’emploi et des projets de construction.
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Rupture pour non-conformité, déversements ou poussière.
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Barrage routier.
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État d’urgence et blessures.
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Nouvelle table ronde avec nouveau compte rendu… à la prochaine.
Pourquoi ce problème n’est-il pas résolu ?
Parce que l’équation économique ne s’adapte pas au territoire : le risque reste local et le bénéfice est mondialisé. Si les redevances sont mal investies, si la surveillance environnementale dépend du secteur qui promeut l’investissement, si la justice prend des années, le conflit devient rationnel.
Exploitation minière
Transition énergétique sans transition institutionnelle
Le cuivre péruvien est essentiel pour les câbles, les voitures électriques et les énergies renouvelables.
Le monde le veut et le financera. Mais la « transition » pourrait répéter la même histoire : nous extrayons des minéraux, nous achetons de la technologie. Si le pays ne promeut pas des fonderies, des raffineries et des composants électriques modernes sur le territoire national, nous reviendrons à l’exportation de concentrés et à l’importation de valeur.
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Cuivre 2000-2025 : Recettes d’exportation cumulées approchant les centaines de milliards (arrondies pour éviter l’inflation).
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Or et argent : Forte volatilité ; lorsque le prix de l’or augmente, l’exploitation minière illégale augmente également.
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Risque : Sans chaînes de production (énergie, intrants, métallurgie), pas de développement ; une enclave.
Hydrocarbures. Gaz bon marché, coûts élevés
Camisea a soutenu la production d’électricité et le logement, réduisant ainsi les coûts de l’énergie
Problème ? Le gaz bon marché a découragé les investissements dans les énergies renouvelables décentralisées. Parallèlement, l’Amazonie a subi des marées noires et a touché des sites qui n’ont pas été entièrement assainis. Il en résulte une matrice économique plus saine en termes de chiffres, mais corrompue sur le terrain.
Exportations agricoles. Succès macroéconomique, soif microéconomique
La côte connaît un boom des myrtilles, des avocats, du raisin et des asperges. L’emploi et les devises étrangères réelles sont également en hausse. Les aquifères, les bassins surconcessionnés et les salaires qui ne couvrent pas toujours le panier alimentaire de base lors des longues récoltes sont également sous pression. Si l’eau destinée à la consommation humaine entre en concurrence avec l’eau d’irrigation destinée à l’exportation, les conflits sont inévitables.
Amazonie : Déforestation, illégalité et frontière mouvante
La déforestation progresse en raison de l’élevage extensif, de l’agriculture frontalière, de l’exploitation forestière illégale et, surtout, de l’extraction d’or illégale au mercure. Contrairement à une mine à ciel ouvert officielle, l’illégalité ne signe pas d’EIE, ne paie pas d’impôts, ne remédie pas aux dégâts, et pourtant elle s’infiltre. C’est l’ennemi parfait : diffus, mobile et armé. La contenir nécessite des renseignements financiers (suivi du carburant, du cyanure et des machines) et une présence étatique soutenue, et non des agents isolés.
Que faire ? Six clés pour briser le cycle
Il ne suffit pas de signaler : il faut réorganiser les règles afin que la vie ait plus de valeur que les minéraux.
1. Consultation préalable contraignante : non pas une simple « prise de note », mais un accord ou une véritable refonte du projet. Sans cela, des obstacles se dresseront sur la route.
2. Principes contracycliques : fonds de stabilisation et fiducies locales investissant dans l’eau, la santé et l’éducation, avec une gouvernance communautaire et des audits publics.
3. Remédiation obligatoire et anticipée : cautions de fermeture et assurances déposées avant l’exploitation. Les pollueurs ne négocient pas, ils remédient.
4. Chaînes de production : objectifs annuels de contenu local, incitations pour la métallurgie/affinage et les fournisseurs nationaux (énergie, métallurgie, produits chimiques).
5. Transparence totale : publier les contrats, les études d’impact sur l’environnement, les suivis et les paiements dans des formats ouverts. L’opacité engendre les rumeurs ; la lumière éteint les conflits.
6. Transition énergétique avec l’industrie : le cuivre et, s’il est développé, le lithium doivent être liés à la production électrique au Pérou (câbles haute tension, moteurs, batteries partielles), faute de quoi nous continuerons à vendre des roches et à acheter des contrats à terme.
Chiffres compacts pour la période (2000-2025)
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Exploitation minière (cuivre, or, argent, zinc) : plus de 400 milliards de dollars US d’exportations cumulées.
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Hydrocarbures : plus de 100 milliards de dollars US pour le gaz et les liquides associés ; bureau principal moins cher, Amazonie plus fragile.
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Exportations agricoles : plus de 100 milliards de dollars US accumulés ; pression hydrique critique dans les bassins côtiers.
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Déforestation : plus de 2 millions d’hectares perdus en 25 ans ; l’exploitation minière illégale et l’expansion agricole en sont les moteurs.
Chiffres de l’impact humain (2000-2025)
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Conflits socio-environnementaux cumulés : des centaines, avec des pics annuels à trois chiffres.
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Personnes exposées aux métaux lourds et à la pollution dans les corridors d’extraction : des millions (pas toutes avec des lésions cliniques, mais à risque).
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Victimes (décès directs et indirects dus aux manifestations, aux déversements, à la contamination et à la négligence) : des milliers sur la période, avec une sous-déclaration évidente dans les zones rurales.
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Survie et persistance culturelle : les peuples perdurent ; le défi n’est pas de les « sauver », mais de faire valoir leurs droits afin qu’ils puissent vivre selon leurs propres choix concernant le territoire.
À la croisée des chemins
Le pays est confronté à une décision simple à formuler et complexe à mettre en œuvre : continuer à exporter des matières premières et à acheter des produits à valeur ajoutée, ou intégrer les chaînes de valeur et gérer l’eau et les sols comme si la vie comptait plus que le prix au comptant. La transition énergétique mondiale stimule la demande de cuivre et peut-être de lithium ; le Pérou peut se développer grâce à l’industrie et aux droits, ou répéter le même cycle.
Dans la partie 11, nous présenterons la feuille de route : comment passer des discours aux politiques concrètes (budgets, institutions, échéanciers et indicateurs) pour que les richesses du sous-sol et des forêts deviennent des droits, et non des statistiques.

https://www.pressenza.com/fr/2025/10/le-perou-et-ses-matieres-premieres-partie-10-le-xxie-siecle-et-les-nouvelles-regles-du-pillage/

Le Pérou et ses matières premières.

Partie 11 – Un diagnostic sans fard du 17.10.2025

La richesse du pays ne réside pas dans son sous-sol, mais dans ce que nous en faisons. Et cela relève de la politique, pas de la géologie.
Point de départ : Un diagnostic sans fard
Entre 2000 et 2025, le Pérou a perçu des centaines de milliards de dollars de revenus provenant de l’exploitation minière, des hydrocarbures et des exportations agricoles. Le PIB a connu une croissance cyclique, les réserves internationales ont augmenté et le discours macroéconomique a triomphé. Mais dans les domaines de l’eau, de la santé, des infrastructures et de la diversification industrielle, les inégalités territoriales demeurent intactes. Les règles sont conçues pour attirer les investissements, et non pour garantir un développement global. Changer cela nécessite une volonté politique soutenue, au-delà d’un seul mandat.
Réforme fiscale et contractuelle des industries extractives
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Canon contracyclique : Créer un Fonds souverain péruvien pour les ressources naturelles, géré avec la participation citoyenne, qui investisse dans les infrastructures productives et les services de base, amortissant ainsi la chute des prix internationaux.
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Clauses de flexibilité fiscale : Renégocier les contrats afin que le taux de contribution effectif augmente proportionnellement lorsque les prix internationaux dépassent certains seuils.
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Arbitrage révisé : Inclure des clauses d’« intérêt public prépondérant » dans les accords de libre-échange et les contrats, autorisant des mesures environnementales et sociales sans compensation pour les entreprises.
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Délai estimé : 3 ans pour les renégociations prioritaires.
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Indicateur : Augmentation minimale de 20 % des recettes nettes en ressources pendant les cycles de pointe.
Consultation préalable obligatoire et planification territoriale
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Caractère contraignant : La consultation doit permettre de modifier, de déplacer ou d’interrompre un projet s’il affecte de manière irréversible le territoire ou la culture.
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Cadastre foncier actualisé des peuples et des territoires : établi à l’aide de technologies satellitaires, de registres communautaires et de vérifications indépendantes.
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Planification territoriale obligatoire : définir des zones d’exclusion minières, d’hydrocarbures et agro-industrielles en fonction de critères liés à l’eau, à la biodiversité et à la culture.
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Délai estimé : 2 ans pour le cadastre ; 4 ans pour la planification complète.
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Indicateur : 100 % des nouvelles concessions accordées dans des zones compatibles avec l’OT.
Fonds national d’assainissement et de fermeture
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Cautionnement obligatoire de fermeture : dépôts dans des fonds fiduciaires avant le début des opérations.
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Responsabilité étendue : les entreprises doivent couvrir les impacts directs et indirects détectés jusqu’à 20 ans après la fermeture.
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Intervention immédiate de l’État : en cas d’abandon, l’État exécute le fonds et engage une action en justice internationale.
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Délai estimé : mise en œuvre juridique dans un an.
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Indicateur : réduction de 50 % des nouvelles responsabilités environnementales en 10 ans.
Industrialisation et chaînes de production
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Parcs miniers et métallurgiques : fusion et raffinage du cuivre, du zinc et potentiellement du lithium, utilisant des énergies renouvelables.
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Marchés publics à contenu local : l’État est client pour les machines, les composants électriques et la métallurgie.
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Pôles régionaux : intégration d’universités, d’experts techniques et d’entreprises pour produire des intrants et des services destinés aux secteurs minier et agroalimentaire.
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Délai estimé : 5 à 7 ans pour la première phase industrielle.
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Indicateur : Au moins 30 % des exportations minières seront transformées localement d’ici 2035.
L’eau et la santé, une priorité pour l’industrie extractive
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Permis d’utilisation de l’eau révisables tous les 5 ans en fonction de la disponibilité et de la qualité.
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Stations de traitement communautaires financées par des redevances et des fonds privés obligatoires.
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Système national de santé environnementale : surveillance permanente des métaux lourds, avec des capacités de soins et de traitement spécialisées dans les zones touchées.
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Délai estimé : 3 ans pour une mise en œuvre complète.
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Indicateur : réduction de 40 % des indicateurs d’exposition aux polluants en 8 ans.
Lutte contre l’illégalité et formalisation réelle
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Renseignements financiers et logistiques : Réduction des chaînes d’approvisionnement en carburant, produits chimiques et machines pour l’exploitation minière illégale.
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Formalisation accélérée : assistance technique, financement et délais stricts, avec des objectifs annuels pour une formalisation réelle, et pas seulement sur le papier.
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Présence permanente de l’État : pas d’opérations isolées, mais des bases intégrées dans les zones critiques.
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Délai estimé : 10 ans pour réduire l’exploitation minière illégale à moins de 10 % du total.
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Indicateur : réduction annuelle soutenue de la superficie déboisée par l’exploitation minière illégale.
Transition énergétique souveraine
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Plan d’électrification industrielle : Utiliser le gaz et les énergies renouvelables pour stimuler la production nationale d’électricité.
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Batteries et mobilité électrique : Incitations fiscales pour l’assemblage local de batteries et de véhicules à faibles émissions, intégrant le cuivre et le lithium potentiellement local.
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Exportations à valeur ajoutée : Interdiction progressive de l’exportation de certains minéraux non transformés.
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Délai estimé : 15 ans pour consolider le secteur des énergies propres.
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Indicateur : 50 % du cuivre et 80 % du lithium exportés avec valeur ajoutée d’ici 2040.
Transparence et contrôle social
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Portail unique des ressources naturelles : Contrats, redevances, suivi, permis d’utilisation de l’eau, études d’impact, tous accessibles au public.
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Observatoires citoyens financés par les redevances pour un audit indépendant des travaux et des permis.
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Sanctions efficaces pour les fonctionnaires qui dissimulent ou manipulent des informations.
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Délai estimé : 1 an pour le lancement.
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Indicateur : Réduction des conflits liés au manque d’informations en 5 ans.
La feuille de route
Aucune de ces mesures n’est impossible ; elles existent toutes quelque part dans le monde. Ce qui manque n’est pas technique : c’est la détermination politique et la persévérance sociale.
Le Pérou n’est pas pauvre par manque de ressources ; il l’est parce qu’il a permis au système de privilégier la rentabilité externe à la dignité interne. La feuille de route ne garantit pas de miracles, mais elle marque un tournant : du modèle enclavé au modèle national.
Dans la partie 12, nous comparerons cette feuille de route à la longue histoire : que se serait-il passé si, de l’époque coloniale à nos jours, le Pérou avait appliqué ces règles ? Et, surtout, que pourrait-il advenir s’il les applique aujourd’hui ?

https://www.pressenza.com/fr/2025/10/perou-et-ses-matieres-premieres-partie-11-un-diagnostic-sans-fard/
