7144 – Le Pérou et ses matières premières. Partie 3..4..5..6 – par Mauricio Herrera Kahn – Septembre 2025 – Pressenza

Le Pérou et ses matières premières. Partie 3..4..5..6 – par Mauricio Herrera Kahn 

 

 


Partie 3 – Le dernier Inca et la décapitation de l’empire Du 15.09.25 –

Crédit image: Alejandra Salazar

Conquérir des territoires ne suffit pas. Il faut détruire la mémoire pour que les vaincus oublient qu’ils furent autrefois libres.

1570 à 1600

La dernière flamme des Andes

Vilcabamba était plus qu’une cité cachée ; c’était le dernier souffle d’un empire qui, malgré sa défaite militaire, respirait encore profondément dans les montagnes. De là, Túpac Amaru Ier (fils de Manco Inca et héritier d’une lignée qui refusait de disparaître) régnait sur ce qui restait du Tahuantinsuyu libre. Il n’avait plus l’immensité d’autrefois, mais sa dignité demeurait intacte. Et cela, pour la couronne espagnole, représentait une menace plus grande qu’une armée.
Les Espagnols avaient rasé Cuzco, pris Quito et pillé le Collasuyo. Cependant, ils ne pouvaient tolérer qu’un Inca continue de revendiquer son autorité sur les ayllus et d’entretenir des relations diplomatiques avec les peuples amazoniens et andins encore non soumis. Vilcabamba, cachée dans la haute jungle, était le dernier phare de la souveraineté indigène en Amérique du Sud.

Un empire réduit, un peuple vigilant

Depuis 1536, suite à la rébellion de Manco Inca, les successeurs de la dynastie résistaient en exil. Sayri Túpac accepta un accord avec les Espagnols en 1557, mais sa mort laissa le trône à son frère cadet, Túpac Amaru Ier. Celui-ci refusa les pactes de vassalité, réorganisa les milices, rouvrit les routes vers l’Amazonie et entretint la flamme de la résistance. Les Espagnols le surnommèrent « le rebelle » et « l’obstacle final ». Pour le peuple andin, il symbolisait le fait que l’histoire n’était pas encore terminée.

Le prétexte de l’offensive finale

En 1571, le vice-roi Francisco de Toledo cherchait un prétexte pour éliminer Vilcabamba une fois pour toutes. Il le trouva lors d’un incident frontalier : des messagers espagnols furent exécutés sur ordre de fonctionnaires incas, accusés d’espionnage. C’était suffisant. Tolède mobilisa une armée composée de centaines de soldats espagnols et de milliers d’auxiliaires indigènes déjà soumis, avançant le long des routes hautes et basses, entourant la ville sacrée.
Vilcabamba tomba en 1572. La capture de Túpac Amaru Ier fut rapide, mais son transfert à Cuzco fut un spectacle destiné à briser toute fierté andine restante.

L’Exécution du Symbole

Le 24 septembre 1572, la place de Cuzco était bondée, les Espagnols et leurs alliés indigènes occupant chaque recoin.
Túpac Amaru, vêtu de son oncu royal et d’une coiffe à plumes, fut conduit à l’échafaud. Il ne supplia pas, ne cria pas. Il demanda seulement que son peuple ne soit pas tué.
Un moine tenta sa conversion finale, mais l’Inca répondit par le silence. Le bourreau fit son œuvre et, d’un seul coup, la tête du dernier Inca roula devant des milliers de témoins. Le corps fut enterré en secret ; la couronne pensait que cela anéantirait également l’idée d’un Pérou libre.

Silence imposé

Après l’exécution, Tolède interdit toute mention du nom de Túpac Amaru. Les descendants des nobles incas furent surveillés, déportés ou contraints de vivre sous le contrôle direct des corregidores espagnols. Le quechua était toléré comme langue auxiliaire, mais tout l’enseignement officiel devait être dispensé en espagnol. Les bannières furent détruites, les huacas profanées et les terres communales confisquées et données aux encomenderos et aux ordres religieux.
Le génocide ne fut pas seulement physique : il fut culturel, économique et spirituel. Les communautés andines furent contraintes de travailler pour le système colonial, soit dans la mita minière, soit dans les haciendas agricoles qui approvisionnaient les villes contrôlées par la couronne.

Le pillage continue

Entre 1570 et 1600, les mines de Potosí, Huancavelica et d’autres régions continuèrent de fonctionner à plein régime.
Chaque année, environ 300 tonnes d’argent raffiné, soit l’équivalent de milliards de dollars actuels, partaient pour Séville.
La production d’or, bien que plus faible, restait stable, autour de 3 à 4 tonnes par an.
Tout cela finançait non seulement le luxe de la cour espagnole, mais aussi les guerres européennes dont le Pérou n’avait rien à gagner.
Chiffres du pillage (1570-1600)
  • Argent : environ 9 000 tonnes supplémentaires extraites, d’une valeur actuelle de 280 milliards de dollars étasuniens.
  • Or : environ 120 tonnes, d’une valeur actuelle de 9 milliards de dollars étasuniens.
  • Mercure : 15 000 tonnes de Huancavelica, d’une valeur de 1,8 milliard de dollars étasuniens.
  • Travail forcé : Près de 700 000 autochtones ont été contraints à la mita durant cette période, ce qui a entraîné une perte sociale équivalente à 55 milliards de dollars étasuniens.
Chiffres de l’extermination humaine – 1570 à 1600
  • Estimation initiale de la population en 1570 : 2 millions.
  • Décès en trois décennies : environ 500 000 personnes, dûs au travail forcé, à la faim et aux épidémies.
  • Population en 1600 : 1,5 million, la majorité sous le contrôle direct des encomenderos ou des réductions [NdT: centres où les peuples autochtones étaient groupés afin d’être évangélisés et assimilés] .

La mémoire n’est pas morte

Bien que les Espagnols aient tenté d’effacer toute trace de Túpac Amaru Ier, les communautés ont préservé sa mémoire dans des chants, des textiles et des récits oraux.
Pendant des siècles, son nom a été murmuré, jusqu’à ce qu’un autre Túpac Amaru, en 1780, reprenne cette bannière dans une rébellion qui allait ébranler la vice-royauté.

L’exécution de 1572 a clos un chapitre, mais en a ouvert un autre :

celui de la résistance prolongée, de la lutte pour la terre et la dignité qui, sous une forme ou une autre, perdure encore aujourd’hui.
Dans la quatrième partie, nous verrons comment le pillage s’est poursuivi aux XVIIe et XVIIIe siècles, comment les richesses ont continué à s’écouler et comment la répression s’est intensifiée.
L’Espagne s’est enrichie, tandis que le Pérou s’est appauvri et a été soumis à une surveillance accrue.

https://www.pressenza.com/fr/2025/09/le-perou-et-ses-matieres-premieres-partie-3-le-dernier-inca-et-la-decapitation-de-lempire/


Partie 4 – De la vice-royauté à l’indépendance inachevée du 17.09.25

 Photo Machu Pichu. (Crédit image: Alejandra Salazar)

La liberté politique ne signifiait pas la liberté économique. Les chaînes changeaient de mains, mais continuaient de se resserrer autour du Pérou.

1700 à 1800

Le XVIIIe siècle fut le siècle de l’équilibre impossible. L’Espagne, épuisée par ses propres guerres en Europe, maintenait la vice-royauté du Pérou comme sa mine personnelle. Ce n’était plus le siècle des conquêtes violentes, mais celui de l’extraction systématique. Les routes, les impôts, les corporations et les lois étaient conçus avec un seul objectif : garantir que rien ne subsiste au Pérou, si ce n’est l’écho des cloches des églises et la poussière des mines.
L’exploitation minière restait la clé de voûte. Potosí produisait encore de l’argent, mais avec moins d’abondance qu’au siècle précédent. Les filons s’assèchaient, et les veines devenaient plus profondes, plus dangereuses et plus meurtrières. Des milliers d’indigènes et de métis travaillaient dans des conditions identiques à celles du XVIe siècle.
La mita coloniale continuait de fonctionner : travail obligatoire, quarts de travail inhumains et châtiments corporels pour quiconque tentait de s’échapper.
Huancavelica continuait de fournir du mercure pour le raffinage de l’argent.
Ce poison liquide, qui tuait lentement les ouvriers par intoxication pulmonaire et neurologique, continuait d’affluer dans les mines. Chaque tonne extraite signifiait des dizaines de morts silencieuses. Il ne s’agissait pas de meurtres à l’épée, mais d’exécutions au ralenti.

Chiffres du pillage (1700-1800)

Il n’existe pas de registres complets – la contrebande faisait partie du système – mais des estimations permettent d’évaluer les vols :
  • Argent : Plus de 8 000 tonnes ont officiellement quitté Huancavelica pour l’Espagne, évaluées aujourd’hui à plus de 250 milliards de dollars US. La contrebande aurait pu doubler ce chiffre.
  • Or : Environ 120 tonnes, soit environ 9 milliards de dollars US aujourd’hui, ont été expédiées vers la péninsule ou vendues à des marchands britanniques et portugais.
  • Mercure : environ 15 000 tonnes, évaluées actuellement à 2 milliards de dollars US, ont été extraites presque entièrement de Huancavelica.
  • Production agricole : plus de 25 % des récoltes des montagnes et de la côte étaient destinées aux villes minières ou au port d’El Callao pour être exportées.
  • Travail forcé : au moins 600 000 personnes ont subi la mita au cours de ce siècle, avec une perte sociale estimée à 50 milliards de dollars US en valeur actuelle.

Chiffres de l’extermination humaine – 1700 à 1800

  • Population indigène estimée au début du siècle : 1,8 à 2 millions.
  • Groupes ethniques les plus touchés : Quechua, Aymara, Chanka, Huanca, Chachapoya, Tallan, Mochica.
  • Décès dus à l’exploitation et aux maladies : entre 500 000 et 700 000 personnes.
  • Survie à la fin du siècle : environ 1,2 million d’indigènes, dont beaucoup ont été mélangés de force et soumis à un système de castes rigide.

La rébellion qui a secoué la vice-royauté

Tout n’était pas que silence et résignation. En 1780, la rébellion de José Gabriel Condorcanqui, dit Túpac Amaru II, éclata. Il ne s’agissait pas d’un simple soulèvement indigène, mais d’une insurrection contre l’ensemble du système colonial. Il a dénoncé les abus de la mita, les impôts disproportionnés, le monopole commercial et l’humiliation culturelle.
La réponse espagnole fut brutale. Túpac Amaru II fut cantonné vivant sur la place de Cuzco, sa famille exterminée et ses partisans persécutés de tous côtés. Le message était clair :
aucune remise en cause de l’ordre colonial ne serait tolérée. Le prix de la dignité était le sang.
Mais la rébellion laissa une blessure dans le système ; l’Espagne comprit qu’un contrôle total était impossible sans une répression constante. Et chaque acte de répression attisait la haine qui, des décennies plus tard, allait devenir le moteur de l’indépendance.

L’indépendance qui n’a pas libéré

Lorsque San Martín proclama l’indépendance du Pérou en 1821, le pillage ne cessa pas. Les administrateurs changèrent, mais pas la structure économique.
Les mines restèrent aux mains de riches créoles et de marchands étrangers, les terres restèrent concentrées et la population indigène resta une main-d’œuvre bon marché, marginalisée et privée de véritables droits politiques.
Le Pérou n’est pas entré dans la république en tant que nation libre, mais comme butin à partager entre les nouveaux et les anciens maîtres.
Les mécanismes d’extraction sont restés intacts. Les ports ont continué d’acheminer des richesses vers l’Europe et, peu après, vers les États-Unis. L’indépendance politique n’a pas apporté l’indépendance économique.

Le pillage invisible

Le XVIIIe siècle et le début du XIXe siècle ont été avant tout un pillage silencieux.
Il ne se mesurait pas toujours en or ; il impliquait souvent des routes commerciales monopolisées, des impôts qui vidaient les caisses locales et des prêts obligatoires au gouvernement colonial qui n’étaient jamais remboursés.
L’Église est restée une alliée du pouvoir, légitimant l’ordre et accumulant des terres qu’elle louait ensuite à des prix usuraires. L’éducation est restée réservée aux élites, et la culture indigène a été réprimée ou rendue invisible.
La vice-royauté a laissé le Pérou appauvri, avec une population indigène réduite à moins d’un cinquième de ce qu’elle était avant l’arrivée des Espagnols et un système économique conçu pour servir le monde extérieur.

L’indépendance a apporté de nouveaux drapeaux, mais elle n’a apporté ni pain, ni terre, ni justice.

Le Pérou est entré dans le XIXe siècle traînant l’ombre de la vice-royauté, et ce qui semblait être une liberté s’est transformé en un nouveau cycle de dépendance. Dans la cinquième partie, nous verrons comment la jeune république est devenue le théâtre d’un pillage différent, mais tout aussi féroce, avec de nouveaux acteurs et une économie liée à des intérêts étrangers.

https://www.pressenza.com/fr/2025/09/le-perou-et-ses-matieres-premieres-partie-4-de-la-vice-royaute-a-lindependance-inachevee/


Partie 5– Le siècle de l’épuisement et de la résistance Du 23.09.25

 Machu Pichu. (Crédit image: Alejandra Salazar)

L’or ne brillait plus autant, mais la machine du pillage continuait de tourner. L’Espagne pressa jusqu’à la dernière goutte, et le siècle s’acheva sur des rébellions, des exécutions et des chaînes.

1700 à 1800 – Le siècle de l’épuisement et de la résistance

Pour le Pérou, le XVIIIe siècle fut un mélange d’épuisement et de colère contenue. Les mines les plus riches commençaient à montrer des signes d’épuisement, mais la couronne espagnole ne modéra pas son appétit. Il n’y avait pas de temps pour le bien-être de la population locale : Le système était conçu pour abuser, et non pour partager.
La mita minière et les encomiendas restèrent en place, même si elles portèrent de nouveaux noms et subirent des réformes qui ne firent que masquer l’esclavage.
Les mines d’argent de Potosí, vieilles de trois siècles, produisaient moins qu’à leur apogée au siècle précédent.
Le Cerro Rico était perforé comme un nid d’abeilles mourant ; la qualité du minerai déclinait et les coûts d’extraction augmentaient, mais le travail forcé persistait. Des milliers d’Indiens et de Métis continuaient d’entrer dans les galeries chaque semaine, respirant poussière et mercure, pour soutenir un empire auquel ils n’avaient jamais appartenu.
À Huancavelica, le mercure continuait d’affluer dans les usines de Potosí. Malgré une baisse de production, plus de 1.000 tonnes étaient encore extraites chaque décennie, empoisonnant l’air, l’eau et le sang de ceux qui y travaillaient. L’espérance de vie utile d’un ouvrier de la mine de Santa Bárbara était d’à peine cinq ans avant de mourir d’empoisonnement.

Un pillage diversifié

Lorsque l’argent commença à faiblir, la couronne élargit son champ d’action. L’or de l’Amazone, le cuivre des hauts plateaux, le salpêtre de Tarapacá, le cacao et le coton de la côte nord, et surtout la coca des vallées interandines, vendue à prix d’or aux mineurs eux-mêmes pour rendre leur travail supportable. Rien n’était hors de portée de la vice-royauté.
Les ports de Callao, d’Arica et de Paita devinrent des artères vitales pour la contrebande, notamment vers l’Angleterre et la Hollande, qui commençaient à s’y intéresser grâce à la corruption des fonctionnaires espagnols. La contrebande était si massive qu’elle dépassait certaines années le commerce légal enregistré auprès des douanes de la vice-royauté.

Réformes des Bourbons et renforcement du contrôle

Avec l’accession des Bourbons au trône d’Espagne, les réformes du XVIIIe siècle visèrent à accroître le contrôle fiscal et militaire sur les colonies.
Des intendances furent créées, les douanes réorganisées et les impôts augmentés. En théorie, l’objectif était de « moderniser » l’administration coloniale ; en pratique, cela signifiait accroître la pression sur les peuples indigènes et métis, qui constataient que chaque réforme s’accompagnait d’une augmentation des impôts et d’une réduction des libertés.
La création de la vice-royauté du Río de la Plata en 1776, séparant Potosí de Lima, porta un coup dur à l’économie péruvienne. L’objectif de l’Espagne était d’optimiser le flux d’argent vers l’Europe, mais pour le Pérou, cela signifiait perdre l’un de ses principaux centres de richesse et devenir plus dépendant de l’exploitation interne.

L’explosion de colère

La colère qui couvait depuis des siècles éclata en 1780 avec la grande rébellion de Túpac Amaru II. José Gabriel Condorcanqui, descendant direct des Incas, se souleva contre le régime colonial au nom de la dignité et de la justice.
Sa rébellion ne visait pas seulement les abus des corregidores, mais tout le système d’oppression et de pillage.
En quelques mois seulement, le soulèvement s’étendit à une grande partie du sud des Andes, de Cuzco au Haut-Pérou. Des milliers d’Indiens, de métis et même de Créoles rejoignirent la cause.
L’objectif était clair :
mettre fin à la mita, aux tributs abusifs et à l’humiliation systématique.
La réponse espagnole fut brutale. Après des mois de combats, la rébellion fut écrasée par des exécutions publiques, la torture et un étalage de terreur destiné à contrecarrer toute tentative future.
Le démembrement de Túpac Amaru II sur la place de Cuzco en 1781 envoya un message à tout le continent :
aucune pitié ne serait accordée à ceux qui osaient défier l’empire.

Le prix humain et matériel du siècle

Le pillage du XVIIIe siècle n’atteignit pas les quantités colossales d’argent et d’or des siècles précédents, mais il se diversifia en une production plus importante et un contrôle plus strict du travail. Les populations autochtones continuèrent de faire les frais du système, mais sous un appareil fiscal désormais plus agressif.

Chiffres approximatifs du pillage (1700-1800) :

  • Argent : 8 000 tonnes supplémentaires, évaluées actuellement à plus de 250 milliards de dollars USA.
  • Or : environ 60 tonnes, soit l’équivalent actuel de 4,5 milliards de dollars USA.
  • Mercure : plus de 12 000 tonnes provenant de Huancavelica, d’une valeur actuelle de 1,5 milliard de dollars USA et d’un coût humain dévastateur.
  • Autres produits (cuivre, salpêtre, cacao, coton, coca) : une valeur totale estimée à 10 milliards de dollars USA.
  • Travail forcé et tributs : perte sociale estimée à 40 milliards de dollars USA aujourd’hui.

Chiffres de l’extermination humaine – 1700-1800 :

  • Population indigène estimée au début du siècle : 1,5 à 2 millions.
  • Décès dus au travail forcé, aux épidémies et à la répression : entre 300 000 et 500 000 personnes.
  • Survie en 1800 : 1,2 à 1,5 million de personnes, principalement soumises au tribut et à la mita cachée.
  • Groupes ethniques les plus touchés : Quechua de la région sud, Aymara des hautes terres, Asháninka de la jungle centrale et communautés côtières.

La fin du siècle

Le XVIIIe siècle s’achève sur un empire espagnol affaibli, en proie à des guerres en Europe et à des soulèvements en Amérique. Le Pérou demeure une colonie riche en ressources, mais sa population est épuisée et pleine de ressentiment. Les graines de l’indépendance sont semées, même si elles mettront encore des décennies à germer.
L’Espagne croit avoir enterré l’esprit rebelle andin avec la mort de Túpac Amaru II ; elle a tort. Elle n’a fait qu’attiser une flamme qui s’intensifiera encore au siècle suivant.

https://www.pressenza.com/fr/2025/09/le-perou-et-ses-matieres-premieres-partie-5-le-siecle-de-lepuisement-et-de-la-resistance/


Partie 6 – Le changement qui n’en était pas un  Du 29.09.25

Guano. (Crédit image: Wikipedia)

Le siècle commencé par les chaînes s’est terminé par les drapeaux, mais les mains qui ont pris l’or n’ont pas changé.

1800 – 1900 : Le changement qui n’en était pas un

Le XIXe siècle s’ouvre avec le Pérou pris au milieu des guerres d’indépendance sud-américaines.
L’Espagne, affaiblie par les guerres napoléoniennes, n’a plus la force de contrôler ses colonies comme auparavant. Les rébellions se multiplient, mais toutes n’ont pas le même objectif. Certaines visent l’indépendance politique, d’autres simplement un changement d’administrateurs, et très peu visent à démanteler le système économique d’exploitation qui a régné pendant trois siècles.
En 1821, San Martín proclama l’indépendance du Pérou. Trois ans plus tard, en 1824, la bataille d’Ayacucho scellait le départ définitif de l’Espagne du continent.
Cependant, l’indépendance politique ne signifiait pas l’indépendance économique. Le nouvel État péruvien hérita de la structure coloniale : extraction intensive des ressources pour l’exportation, concentration des terres entre les mains de quelques-uns et population indigène soumise au travail forcé déguisé en « service » ou « contrats ».

La fièvre du guano

Au milieu du XIXe siècle, un nouveau produit devint le moteur économique du Pérou : le guano des îles.
Cet engrais naturel, issu des déjections d’oiseaux marins accumulées, était convoité par l’Europe et les États-Unis pour revitaliser leurs terres agricoles. Entre 1840 et 1870, le guano constituait la principale source de revenus du pays.
L’État péruvien, contrôlé par une élite créole, accordait des concessions à des entreprises étrangères, notamment britanniques, pour l’extraction et la commercialisation du guano. Le contrat était simple : elles exploitaient, transportaient et collectaient.
Le Pérou percevait un pourcentage qui, en théorie, devait servir à moderniser le pays. En pratique, une grande partie de ces revenus fut perdue dans la corruption, le luxe des élites et le remboursement des dettes extérieures.
Les îles à guano devinrent des centres de travail infernaux. Des dizaines de milliers d’autochtones et de coolies chinois y travaillèrent, exposés aux gaz toxiques, à une chaleur extrême et à des heures interminables. L’espérance de vie d’un travailleur dépassait rarement deux ans.

La richesse qui s’enfuit

Entre 1840 et 1879, plus de 11 millions de tonnes de guano furent exportées, pour une valeur actuelle dépassant les 60 milliards de dollars US. Le pays aurait dû être sans dette et doté d’infrastructures modernes. Or, en 1876, le Pérou était quasiment en faillite.
En cause : des contrats préjudiciables, une corruption interne et une dépendance absolue à une seule ressource.
Lorsque les îles furent épuisées, l’économie s’effondra. L’État n’avait aucun plan B. La dépendance à un seul produit, qui avait enrichi quelques-uns et les caisses des banques étrangères, rendit le pays vulnérable.

Le salpêtre et la guerre du Pacifique

À la fin du XIXe siècle, le salpêtre remplaça le guano comme ressource vedette.
Les gisements les plus riches ne se trouvaient pas au Pérou même, mais dans la province de Tarapacá, qui appartenait alors au pays. Les entreprises britanniques contrôlaient une grande partie de la production, utilisant des capitaux anglais et une main-d’œuvre chilienne, bolivienne et péruvienne.
Le salpêtre fut le déclencheur de la guerre du Pacifique (1879-1884), qui opposa le Chili au Pérou et à la Bolivie.
La guerre prit fin avec la défaite péruvienne-bolivienne et la perte de Tarapacá au profit du Chili. Avec cette province, le Pérou perdit sa principale source de revenus et une ressource qui, sur le marché actuel, vaudrait des dizaines de milliards de dollars.

Chiffres approximatifs du pillage (1800-1900)

  • Guano : plus de 11 millions de tonnes exportées ; valeur actuelle supérieure à 60 milliards de dollars.
  • Salpêtre (perdu après la guerre) : réserves évaluées aujourd’hui à 50 milliards de dollars.
  • Extraction de métaux (or, argent, cuivre) : exportations combinées d’une valeur actuelle de 10 milliards de dollars.
  • Travail forcé et semi-esclavagiste (autochtones et coolies chinois) : perte sociale estimée à 15 milliards de dollars.

Chiffres de l’extermination et des déplacements humains – 1800 à 1900

  • Population indigène estimée en 1800 : 1,2 à 1,5 million.
  • Vers 1900 : moins de 800 000 personnes, en raison des décès dus à la guerre, aux maladies, au travail forcé et aux déplacements.
  • Principaux groupes ethniques touchés : Quechua, Aymara, Asháninka, Shipibo, Aymara des hautes terres et populations côtières comme les pêcheurs Moche.
  • Migration forcée : entrée de plus de 100 000 coolies chinois, dont beaucoup étaient esclaves.

Le siècle se termine sous le poids de la dette et de la mainmise étrangère.

À la fin du XIXe siècle, le Pérou était endetté auprès des banques britanniques et sous l’influence économique de l’Angleterre, qui contrôlait le salpêtre perdu, et des États-Unis, qui commençaient à s’intéresser à l’exploitation minière des métaux et au caoutchouc amazonien.
Le pays avait changé de drapeau et de dirigeants, mais le modèle extractiviste et inégalitaire demeurait intact. Les Péruviens autochtones étaient passés du statut de sujets du roi à celui de citoyens de deuxième classe de la république.
Le pillage n’avait pas cessé ; seul l’administrateur avait changé.

https://www.pressenza.com/fr/2025/09/le-perou-et-ses-matieres-premieres-partie-6-le-changement-qui-nen-etait-pas-un/