7123 – Pourquoi Modi et Trump vont finir par trouver un accord – par Hubert Testard – 19.09.25. Asialyst –

Pourquoi Modi et Trump vont finir par trouver un accord
par Hubert Testard – 19.09.25. Asialyst –

Modi et Trump main dans la main au Energy Stadium de Houston en septembre 2019. Source creative commons. DR.

Depuis le 27 août dernier, les exportations indiennes vers les Etats-Unis sont soumises à 50% de droits de douane, soit le niveau le plus élevé d’Asie, y compris comparé à la Chine. Cette situation inédite va à l’encontre de toutes les anticipations antérieures sur le partenariat économique et stratégique entre les deux pays. Elle n’est pas tenable dans la durée, et les signaux d’un « deal » commercial se multiplient.
Donald Trump vient de téléphoner à Narendra Modi le 17 septembre dernier, jour anniversaire pour le Premier ministre indien. « Je lui ai souhaité un très bon anniversaire. Il fait un travail fantastique, » écrit-il sur son réseau social Truth.
Une déclaration qui contraste fortement avec celles du mois précédent, avant l’imposition d’une surtaxe de 25% liée aux achats indiens de pétrole russe :
« Je me moque de ce que l’Inde fait avec la Russie. Ils peuvent mener leurs économies mortes (dead economies) à terre ensemble. Nous avons fait très peu d’affaires avec l’Inde. Leurs tarifs sont trop élevés. »
Le discours brutal et dédaigneux de Trump, accompagné d’une taxation globale de 50% sur les produits indiens à compter du 27 août, est en totale contradiction avec toute la stratégie américaine vis-à-vis de l’Inde depuis quinze ans. Il reflète une vision MAGA (Make America Great Again) de la relation avec l’Inde, qui tranche avec le passé.

La perte d’influence de l’Inde aux Etats-Unis

Depuis quelques mois l’ambassadeur d’Inde à Washington, Vinay Kwatra, multiplie les efforts pour renforcer la capacité de lobbying de son pays. Selon le Nikkei Weekly, il a signé en avril dernier un contrat de 150.000 dollars par mois avec le cabinet de lobbying SHW dirigé par Jason Miller, un proche de Donald Trump.
En août, peu après l’annonce des intentions de Trump sur une surtaxe des exportations indiennes, il signe un autre contrat de 75.000 dollars par mois avec Mercury Public Affairs, qui est associé à Susie Wiles, la « chief of staff » (secrétaire générale) de la Maison Blanche, avec l’objectif de construire les bases d’un accord commercial, en parallèle des contacts directs entre les deux administrations. L’ambassade travaille aussi avec le groupe BRG, qui est l’un des principaux cabinets de lobbying à Washington.
L’Inde s’appuyait traditionnellement sur le poids des chefs d’entreprises américains d’origine indienne dans le secteur de la tech pour peser sur les décisions de la Maison Blanche. Il s’agit notamment des CEO de Microsoft, Alphabet, IBM et Adobe. Mais ce lobby naturel n’a plus l’oreille des proches du président américain. Dans les milieux MAGA on reproche à l’Inde de piller les emplois qualifiés de la high-tech. Le Nikkei Weekly cite dans un article du 17 septembre les déclarations de l’activiste conservateur Jack Posobiec :
« L’Inde assèche le système de visas H1B (qui concerne les ingénieurs de haut niveau), remplaçant les travailleurs américains dans nos propres entreprises, et tirant les salaires vers le bas. »
 le secrétaire au commerce Howard Lutnick
Du côté des échanges commerciaux, le secrétaire au commerce Howard Lutnick se concentre sur les concessions offertes par l’Inde, qu’il estime insuffisantes, en particulier dans le secteur agricole. Ces préoccupations de court terme sur l’accès au marché et l’immigration ont pour le moment pesé plus lourd que les intérêts stratégiques des Etats-Unis et ceux des grands investisseurs américains en Inde comme Apple.

La tentation pakistanaise de Donald Trump

Une autre surprise pour l’Inde est venue de l’attitude américaine vis-à-vis du Pakistan. Traditionnellement hostile face à un pays considéré comme un soutien du terrorisme islamique, l’attitude américaine change dès le mois de mars dernier. Dans son allocution au Congrès américain du 4 mars, Donald Trump annonce l’arrestation du principal responsable de l’attentat terroriste de Kaboul du 26 août 2021, qui avait provoqué la mort de 13 soldats américains et de 169 afghans. Il salue le concours du Pakistan, déclarant
« je veux tout spécialement remercier le gouvernement du Pakistan pour son aide dans l’arrestation de ce monstre. »
Le gel des programmes d’aide au développement de l’US Aid annoncé quelques jours plus tard épargne le Pakistan, qui obtient un financement américain de 397 millions de dollars pour mieux utiliser les chasseurs F16 dont il dispose dans la lutte contre les mouvements terroristes.
Deux mois plus tard, Trump s’attribue sur son réseau social Truth le mérite du cessez-le-feu signé le 10 mai entre l’Inde et le Pakistan.
Cet arrêt des hostilités fait suite à quatre jours d’un conflit terrestre et aérien de grande intensité initié par l’Inde à la suite d’une attaque terroriste islamique au Cachemire. Alors que l’Inde nie le rôle joué par les Etats-Unis dans la négociation de ce cessez-le-feu, le Premier ministre pakistanais, Shehbaz Sharif, salue au contraire le rôle éminent joué par Donald Trump, et propose l’attribution du prix Nobel de la paix au président américain.
 Asim Munir, chef d’état-major de l’armée pakistanaise
Un mois plus tard, Trump reçoit en grande pompe à la maison Blanche Asim Munir, chef d’état-major de l’armée pakistanaise, qui effectue une visite officielle de cinq jours aux Etats-Unis. C’est la première fois dans l’histoire récente qu’un responsable militaire pakistanais de ce rang est reçu à la Maison Blanche.
Dans les annonces portant sur les « droits réciproques » faites par les États-Unis le 7 août dernier, les importations en provenance du Pakistan sont soumises à un droit moyen de 19% qui se situe dans la moyenne des pays asiatiques et qui tranche avec les 25+25% appliqués à l’Inde. Ce qui prend les allures d’un renversement d’alliance au profit d’un pays soutenu à bout de bras par la Chine sur le plan économique comme militaire.
La tentation pakistanaise de Trump ne doit toutefois pas être surévaluée. Ce n’est pas l’armée pakistanaise qui dispose de vastes ressources pour faire des commandes internationales. Elle est largement dans les mains de la Chine et ce sont des J10 chinois qui ont abattu plusieurs avions de chasse indiens lors du conflit du mois de mai.
L’Inde possède dix fois plus de ressources budgétaires pour sa défense que le Pakistan. Elle vient de mettre en pause des négociations avec les fournisseurs américains pour des commandes de véhicules blindés Stryker et des missiles antichars Javelin. Elle a surtout un projet de méga commande pour 40 à 110 avions de combat qui ne peut pas laisser le lobby militaro-industriel américain indifférent.
Un accord de défense bilatéral couvrant les dix prochaines années était en phase finale de discussion, et on voit mal Washington abandonner purement et simplement sa stratégie de rapprochement géopolitique avec New Delhi.

Les multinationales américaines au secours de l’Inde

Les grands groupes américains s’intéressent de près à l’Inde pour deux raisons. S’y implanter pour créer une alternative à la base d’exportation que constitue la Chine et dont elles sont encore largement dépendantes. Par ailleurs se rapprocher d’un marché intérieur indien en pleine croissance, avec une classe moyenne qui atteindra bientôt 500 millions de consommateurs.
Le conflit commercial avec la Chine met en péril ces deux objectifs. Le premier en particulier, car avec 50% de droits de douane, l’Inde n’est plus une base d’exportation alternative par rapport à la Chine.
Les projets d’Apple illustrent cette double stratégie. Le géant de la tech américaine a vendu 9 milliards de dollars d’iPhones, iPads et ordinateurs sur le marché indien au cours de l’année fiscale 2024-2025. Ses ventes progressent actuellement de 12% par an et il investit dans l’ouverture d’une série d’Apple stores dans les grandes villes indiennes.
Tim Cook
Par ailleurs, son CEO Tim Cook a annoncé en mai dernier que l’iPhone 17 de dernière génération destiné au marché américain sera produit exclusivement en Inde d’ici l’an prochain. Il s’appuie sur des partenariats industriels avec le groupe indien Tata et le taïwanais Foxconn pour atteindre rapidement cet objectif, avec en perspective la création de plus de 100.000 emplois industriels qui seront une contribution majeure à l’objectif du « Make in India » cher à Narendra Modi.
L’impact de cette stratégie sur le commerce extérieur indien est déjà très visible. Les exportations indiennes de smartphones ont progressé de 30% au cours du premier semestre 2025.
Apple est pour le moment exempté des droits de douanes imposés à l’Inde par les Etats-Unis, mais il a évidemment tout intérêt à un « deal » qui sécuriserait sa stratégie.
C’est la même chose pour l’industrie pharmaceutique américaine. La société Eli Lilly par exemple est en train d’investir au total 3 milliards de dollars dans un vaste complexe industriel à Hyderabad destiné à fournir le marché mondial. Cet investissement serait remis en cause si le secteur pharmaceutique, qui bénéficie pour le moment lui aussi d’une exemption de droits de douane pour l’accès au marché américain, était soumis à des droits dans les mois à venir.
Une enquête du département du commerce américain est en cours sur le secteur pharmaceutique et Donald Trump évoquait début août la possibilité d’une taxation astronomique (250%). Seul un accord bilatéral permettrait de prémunir l’industrie pharmaceutique indienne et les investisseurs américains contre un tel risque.

Pour l’Inde, il n’existe pas de bonne alternative à un deal

La situation actuelle a un coût économique élevé en Inde. La perte de croissance est estimée entre 0,7 et 1% du PIB selon les évaluations des économistes, au moment où la croissance indienne atteignait enfin les objectifs du gouvernement avec un rythme annuel de 7,8% au cours du premier semestre 2025. L’impact sur l’emploi risque d’être fort, en particulier dans des secteurs à forte intensité de main d’œuvre et très exposés au marché américain comme le textile, les pierres précieuses ou la joaillerie. Déjà les fermetures de PME se multiplient.
Réagir par des contre mesures n’est pas à la portée de l’Inde, qui ne dispose pas comme la Chine de produits ou technologies incontournables pouvant faire plier Washington. De fait, si un débat public a eu lieu sur le sujet, aucune déclaration officielle n’y fait allusion.
du 22.07.25.
Le rapprochement tactique avec la Chine et la Russie illustré par la photo de groupe associant Narendra Modi, Xi Jinping et Vladimir Poutine à Tianjin à l’occasion du sommet de l’OCS (Organisation de Coopération de Shanghai) était clairement un message destiné à la Maison Blanche. Donald Trump ne s’y est pas trompé, déclarant avec ironie « ils ont fait cette photo pour que je la voie. Et je l’ai effectivement vue. »
Mais cette gesticulation diplomatique ne bouleverse pas les rapports de force stratégiques. Modi n’a pas assisté à la parade militaire du 3 septembre à Pékin, et la Chine dispose toujours dans le Xinjiang (nord-ouest de la Chine) d’une centaine de missiles nucléaires tournés vers l’Inde.
Au total, s’obstiner dans le statu quo n’est clairement pas dans l’intérêt de New Dehli et la pression des milieux d’affaires indiens sur Modi augmente chaque jour pour qu’une issue soit trouvée rapidement. Au moment où Trump appelait Modi pour lui souhaiter bon anniversaire, une délégation américaine dirigée par Brendan Lynch, N° 2 de l’USTR (US Trade Representative) était à Dehli pour des négociations avec le principal négociateur indien Rajesh Agrawal. Les discussions bilatérales ont été jugées « positives et prometteuses » par la partie indienne.

Ce que l’Inde peut offrir aux exportateurs américains

Parmi les sujets que l’ambassadeur d’Inde explore avec le groupe de lobbying Mercury, on trouve un sujet qui revient dans pratiquement toutes les négociations bilatérales menées par les Etats-Unis : le gaz naturel liquéfié, qui est un des fers de lance des exportations énergétiques du pays. L’idée est de faire passer l’Inde de sa place de cinquième acheteur de GNL américain en 2024 à celle de premier acheteur.
Les lignes rouges évoquées par Narendra Modi sur les produits laitiers et agricoles vont probablement être réexaminées pour trouver un accord. La question du pétrole russe n’est sans doute pas la plus importante dans les négociations. Narendra Modi ne peut pas prendre l’engagement formel d’interrompre ses achats de pétrole russe alors même que la Chine les poursuit sans être sanctionnée. Mais à un moment où le discount offert par la Russie sur ses exportations est devenu marginal par rapport à des prix mondiaux en baisse, l’Inde peut sans doute se permettre de diversifier ses importations pétrolières pour un coût réduit, et aller de facto dans le sens des demandes américaines.
Au total, les négociateurs se déclaraient proches d’un accord il y a deux mois. Après le coup d’éclat du mois d’août, ils ont repris leurs discussions là où elles s’étaient interrompues et les ajustements nécessaires pour satisfaire les egos des deux dirigeants ne sont probablement pas hors de portée si les discussions restent rationnelles.
L’horizon d’un deal pourrait être au plus tard celui du prochain sommet du Quad (ce dialogue quadrilatéral pour la sécurité est un groupe de coopération militaire et diplomatique informelle entre les États-Unis, l’Inde, le Japon et l’Australie) à New Delhi en novembre, un sommet auquel Donald Trump a indiqué son intention de participer.

 

Si un accord intervient, il pourra concrétiser la proposition faite par Narendra Modi à Donald Trump en février dernier à Washington d’une méga-alliance entre MIGA (Make India Great Again) et MAGA (Make America Great Again) pour une prospérité commune.
Par Hubert Testard

https://asialyst.com/fr/2025/09/19/pourquoi-modi-trump-finir-trouver-accord/