7105 – Au-delà des agences de notation – Le système financier adore la dette publique française (partie 2) par Jean Claude Werrebrouck – 13.09.25 – La Crise des Années 2010

Au-delà des agences de notation – Le système financier adore la dette publique française (partie 2)


par Jean Claude Werrebrouck – 13.09.25 – La Crise des Années 2010
La conclusion de la première partie[1] de la présente note pouvait choquer le lecteur qui voyait immédiatement le drame de la planche à billets et le retour de l’inflation. Nous tenterons dans les lignes qui suivent de mieux situer la question.
Mais, en ces temps d’inquiétude, il nous faut d’abord bien comprendre que la France ne risque que peu de difficultés sur le marché de la dette publique .

L’argent comme s’il en pleuvait.

 Dans la première partie nous avons montré que la dette faisait grossir les bilans des banques et qu’aucun problème de liquidité ne pouvait en résulter. L’agence France Trésor pompe de la liquidité bancaire par sa vente d’OAT et la restitue pour un même montant, lequel va  figurer sur les comptes des millions de bénéficiaires de la dépense publique. La monnaie vendue au Trésor quitte les banques pour y revenir dans sa totalité.  En sorte qu’avec la bancarisation généralisée, nous sommes un peu dans la situation où un offreur de marchandises, ici de la monnaie offerte par les SVT, la récupère après l’avoir livrée… Pensons à un propriétaire de gisement de pétrole qui vendrait sa ressource sans jamais voir l’épuisement de ladite ressource. Les propriétaires de gisements de pétrole aimeraient  connaitre la situation des systèmes financiers.
Nous sommes très loin de la grande presse, y compris économique selon laquelle l’agence France Trésor deviendrait incapable de lever de la nouvelle dette. Le scénario étant que la levée de dette augmente partout, y compris en Allemagne et qu’à ce titre le système financier épuisé devrait faire une sélection : oui à la dette allemande voire italienne et non à la dette française. Le système financier n’est pas un gisement de pétrole épuisé et peut ravitailler tout le monde sans limite.
Il peut aussi alimenter la spéculation à partir de la matière première de la dette française dont on apprécie la liquidité avec une profondeur de marché beaucoup grande que la dette allemande ( 2700 milliards d’euros contre seulement 1400 milliards). En particulier la dette française devient sous-jacent privilégié des gérants de fonds spéculatifs qui développent des produits dérivés (contrats à terme ou « futures »). Une qualité qu’aimerait connaitre y compris la dette européenne laquelle souhaite bénéficier de l’équivalent de la signature de la France et qui met tout en œuvre pour arriver à la qualité française ( cf les motivations profondes du  lancement de « futures » sur la dette de l’UE par Eurex dans la note des Echos du 11 septembre dernier[2]).
Mais le commerce avec le Trésor est encore plus avantageux car de fait le système financier continue de bénéficier de son traditionnel « multiplicateur du crédit » qui fait que « ce ne sont pas les dépôts qui font les crédits mais les crédits qui font les dépôts ». Réalité devenue véritable slogan que tout étudiant de premier cycle en économie est invité à connaitre. Fort d’une bancarisation encore élargie par la dette publique, chaque banque plus grosse de la dette publique nouvelle peut s’adonner à la création traditionnelle de monnaie…qui hélas ne se transforme pas facilement en investissements réels. Au-delà, même une hausse des taux n’affecte guère de façon durable l’actif des banques puisque la comptabilisation des titres souverains se fait au cout amorti et non à la valeur de marché ce qui rend le bilan insensible aux fluctuations de cours.

Mais qui est autorisé à engendrer la pluie de monnaie ?

Curieusement, nos inquiétudes passent toujours par l’idée selon laquelle les marchés pourraient, malgré tout, bouder la France… En vérité le passage par le marché pour régler les problèmes de l’Etat trop dépensier n’est qu’un choix parmi d’autres. En la matière il est ici intéressant d’en revenir à Ronald Coase qui dès 1937[3] se posait la question du choix des organisations.
Pour disposer d’une marchandise que l’on souhaite utiliser, faut-il passer par le marché ( nouer des contrats) ou par la hiérarchie (embaucher des travailleurs qui produiront selon une organisation hiérarchique) ?  Coase en concluait que le choix relevait de la comparaison des couts associés au recours au mécanisme du marché ou à celui de la hiérarchie.
Très simplement on sait aujourd’hui que toute entreprise se pose en permanence la question difficile du « make » or « buy » : faut-il faire faire et acheter ou faut-il faire soi-même ?

L’Etat ne doit plus être un acheteur de monnaie mais un fabricant.

Sans parcourir toute l’histoire des Etats il faut savoir qu’ils sont passés d’une logique de « make money » à l’universel du « buy money ».
En termes institutionnels cela est passé par l’indépendance des banques centrales dans presque 190 Etats à la fin des années 80.
Plus personne ne se pose la question alors que la logique du « buy money » est plus couteuse que celle du « make money ». En effet plutôt que de recourir à l’Agence France Trésor– 30 fonctionnaires de haut niveau –  qui se borne à rationaliser ses choix d’achat de monnaie ( quantité, prix, date d’échéance), l’Etat pourrait simplement exiger de sa banque centrale qu’il lui crédite son compte du Trésor pour le montant qu’il décide. Ce choix est moins couteux puisque même s’il était décidé d’un taux de l’intérêt, l’Etat récupérerait les sommes perdues par le biais du profit de sa banque centrale dont il est l’unique propriétaire.
Le « make money » interdit depuis très longtemps, et complètement oublié par les économistes, présente plusieurs caractéristiques :

fixation  de limites  au déploiement d’une rente financière parasitaire

Il est certes avantageux pour le système financier qui va récupérer les dépenses publiques dans son bilan, mais il va constater qu’il est moins lucratif puisqu’il perd le prix de la monnaie qu’il ne vend plus à l’Etat et  qu’il commercialisait auprès de clients.
Il perd également de sa puissance créatrice de monnaie, perte récupérée par un Etat retrouvant sa souveraineté monétaire.
On peut bien évidemment imaginer des situations intermédiaires entre une répression financière totale, et une prédation financière universellement encore acceptée avec l’indépendance des banques centrales.
Nous renvoyons ici à l’histoire complexe de la banque de France sous la quatrième république et aux travaux de Block Lainé[4] et plus récemment d’Eric Monnet [5]ou de Benjamin Lemoine[6]. Bien évidemment en faisant disparaitre la matière première de la dette, on affaisse considérablement les jeux financiers et on réduit considérablement la masse des hors- bilans des banques. De quoi diminuer le volume des emplois souvent hautement qualifiés de la finance.

Ajustement de la masse monétaire aux besoins réels.

La fabrication de monnaie est probablement  davantage soumise aux marchés politiques qui vont voir dans la dette non plus une contrainte mais une ressource magique. A ce titre le « make money » est potentiellement porteur d’inflation, comme cela était le cas sous la quatrième république. Et parce que possiblement porteur d’inflation le cours d’une monnaie fabriquée et non plus achetée risque de baisser…si les marchés politiques laissent trop de facilités au bénéfice d’un Trésor dépensier. Le risque de dévaluation est donc important. En contre partie il restaure la possibilité politique d’ajuster la masse monétaire aux besoins de la réalité économique et de ne plus faire dépendre la création de monnaie d’un processus d’endettement porteur d’intérêts. A des fins régulatrices on peut imaginer un processus constitutionnellement enraciné visant à ajuster la production de monnaie aux nécessités engendrés par la croissance. Une production désormais gratuite, car n’engendrant aucun cout, et ne pesant plus sur des prélèvements fiscaux justifiés par le paiement d’une rente financière.
Ministere des Finances – Paris

Une impasse majeure pour une France amoureuse de son État

S’agissant de la France seule la monnaie fabriquée permettrait de mettre fin au processus, toujours discuté et fortement contesté, de dévaluation interne mené depuis plus de 40 ans.
On sait maintenant que ce processus impossible dans la tradition culturelle françaisetradition qui se manifeste très durement dans la crise que nous vivons au quotidiena mené au triple phénomène de fin de la croissance, de fin de l’équilibre extérieur, et d’un déficit public continuellement croissant. Avec toutes ses conséquences en termes anthropologiques et politiques.
Clairement les marchés politiques n’arrivent pas à prendre conscience qu’il existe une contradiction majeure entre la production et des débouchés interdits par une monnaie surévaluée qui échappe à la souveraineté. Il est probable que l’universel rejet de la classe politique se situe dans cette contradiction majeure.
Parce que politiquement on ne peut accepter l’inéluctable dévaluation interne se substituant à une dévaluation externe devenue impossible avec l’euro, on aggrave continuellement le déficit public…que l’on veut réduire…
D’autres pays parce que plus compétitifs peuvent ne pas aggraver leurs déficits publics et ne pas s’aventurer vers des stratégies de dévaluation internes, tout simplement parce que la compétitivité engendre un produit par tête beaucoup plus important que celui de la France[7].Plus grave est sans doute le fait que les décideurs ignorent la réalité de la contradiction… ou préfèrent la taire tant les conséquences d’une remise en cause sont colossales. D’où ce qu’on appelait dans notre note du 3 septembre dernier « le maintien dramatique des bavardages indigents et surtout nuisibles autour de la dette »[8].

Comment en sortir ?

Il est clair que seule une dévaluation majeure – probablement aussi importante que celles qui devaient construire le berceau de la cinquième république en 1958[9]peut rétablir la compétitivité …pouvant rétablir l’existence d’un marché…pouvant rétablir l’opportunité de produire…pouvant rétablir le travail…pouvant  rétablir la classe moyenne, le tout  agrégeant  les acteurs vers un projet.
Stratégie de très grande ampleur qui exige un temps long opposé au temps court des marchés politiques désormais éclatés dans des marchés de niche.
L’énorme difficulté serait de trouver les moyens de rétablir la souveraineté monétaire sans passer par une rupture avec l’UE, rupture  qui ferait le bonheur des autocraties menaçantes de sa périphérie (doctrine Guérassimov[10]).
Une autre énorme difficulté qui n’existait pas en 1958, et qui frappe pleinement le pays aujourd’hui est que l’outil de production industriel est affaissé et que les outils nouveaux ne sont pas maitrisés en raison d’une main d’œuvre insuffisamment qualifiée.
Le prix payé par l’outil de formation sur 40 années de désindustrialisation est colossal. Offrir de l’oxygène à la production par un taux de change enfin réaliste ne suffit pas si l’outil de travail est qualitativement affaissé.
Le spectacle politique navrant qui s’offre à nos yeux ne constitue que le début d’événements majeurs à venir.

Jean Claude Werrebrouck – 11 septembre 2025.

[1] https://www.lacrisedesannees2010.com/2025/09/le-systeme-financier-adore-la-dette-publique-francaise-partie1.html ou sur Sans a Priori https://sansapriori.net/2025/09/11/7098-le-systeme-financier-adore-la-dette-publique-francaise-partie1-par-jean-claude-werrebrouck-10-09-25-la-crise-des-annees-2010/
[2] Rubrique Finance et marchés page 27.
[3] Nous renvoyons au texte initial « The Nature of the firm » qui devait donner à de très nombreuses publications jusqu’à une époque récente.
[4] « Le Trésor public et le mouvement général des fonds », PUF, Paris, 1960,
[5] https://www.seuil.com/ouvrage/la-banque-providence-eric-monnet/9782021486254
[6] « L’Ordre de la dette- Enquête sur les infortunes de l’Etat et la prospérité des marchés » ; La découverte ; 2018
[7] Parce que plus compétitifs la production par tête est ainsi de 17 points supérieure pour la  Suéde, 18 pour l’Allemagne, 25 pour le Danemark, 30 pour les Pays- Bas, etc.
[8] https://www.lacrisedesannees2010.com/2025/09/bavardages-indigents-et-surtout-nuisibles-autour-de-la-dette.html
[9] En réalité 2 dévaluations, celle de juin 1958 ( 20%) et celle de décembre 1958 (17,55%).
[10] Chef d’Etat major général des armées russes.


https://www.lacrisedesannees2010.com/2025/09/au-dela-des-agences-de-notation-le-systeme-financier-adore-la-dette-publique-francaise-partie-2.html