7014 -Suisse – La neutralité est le pilier de notre État – par von Dr. iur. Marianne Wüthrich -N° 15 du 15.07.25 – Horizons & Débats


Suisse – La neutralité est le pilier de notre État 


Extrait du débat du Conseil des Etats sur l’initiative de la neutralité

par von Dr. iur. Marianne Wüthrich – N° 15 du 15.07.25 – Horizons & Débats
 Marianne Wüthrich –
Il est remarquable de constater la vivacité du débat que l’initiative sur la neutralité a suscité au Conseil des Etats. Près de la moitié des députés présents ont pris la parole, ce qui montre bien l’importance particulière que revêt la neutralité pour nous, Suisses. C’est une bonne chose que l’initiative sur la neutralité puisse permettre d’engager le débat et la réflexion à ce sujet, crucial pour la Suisse, au sein du Parlement et parmi la population.


Aucun des intervenants n’a remis en question la neutralité en tant que telle. Certaines prises de position remarquables ont été encourageantes.
Mais une lacune de fond y a laissé pourtant ses traces
c’est celle de l’absence douloureuse d’un enseignement sérieux de l’Histoire, négligé depuis longtemps dans nos écoles, allant de pair avec l’abandon d’une politique étrangère neutre ferme, honnête et perceptible, et ce depuis des décennies.
Un intervenant a par exemple affirmé que chaque Conseiller aux Etats ici présent avait sa propre conception de la neutralité suisse et que ces 46 idées variables se reflètent également dans nos populations.
Un autre a eu recours à l’argument absurde que l’initiative se trouverait en contradiction avec la Charte des Nations Unies.1
Il est grand temps que le débat en public sur l’initiative concernant la neutralité suisse apporte un contrepoint à cette prolifération vertigineuse:
la neutralité suisse, et donc la conception de l’Etat de la Suisse dans son ensemble, repose sur un fondement solide de nos valeurs, notre acquis historique, qui ne mérite pas d’être abandonné à l’arbitraire.

Le contre-projet omet
les questions essentielles

Lors du vote, une majorité du Conseil des Etats s’est ralliée à la volonté des initiants dans la mesure où elle souhaite inscrire la neutralité comme principe dans la Constitution. Pour elle cependant, cela ne serait possible que sous la forme d’un contre-projet nettement affaiblie.
 Benedikt Würth
Ainsi, l’auteur de la proposition, Benedikt Würth (Le Centre), constate:
«La neutralité de la Suisse n’est pas seulement un bien précieux pour nous, mais elle est aussi un élément important pour la communauté des Etats, surtout à une époque où nous nous trouvons face à une nouvelle formation de blocs». C’est pourquoi la minorité de la commission de politique extérieure est «convaincue que ce principe étatique central a en effet une valeur constitutionnelle».
D’après lui, le point décisif du contre-projet consiste à maintenir au Conseil fédéral mains libres pour façonner sa politique étrangère selon son arbitre:
«Nous ne recommandons pas de la rejeter [l’initiative] parce que nous rejetterions la neutralité mais de notre choix de refuser aux initiants de l’initiative de mettre les menottes au Conseil fédéral. Ce sont donc les alinéas 2 et 3 de l’initiative que nous n’acceptons pas». (Pirmin Bischof, Le Centre SO).
Par «menottes», ils entendent l’interdiction de participer à des alliances militaires et de prendre des sanctions contre des États en guerre, interdiction que propose l’initiative.
    Ensuite il y a la fronde des tacticiens qui, au fond, se soucient peu des principes de la neutralité suisse estimant pourtant qu’un contre-projet leur donnera davantage de chances de rejeter l’initiative lors de la votation populaire.
Thierry Burkart
Ils sont représentés par Thierry Burkart (libéraux) se réclamant du transatlantisme inconditionnel et craignant même que le contre-projet ne fasse que rendre plus difficile encore l’intégration de notre pays dans l’OTAN qu’il préconise haut et fort, mais qui l’approuve tout de même, tout autre moyen faisant défaut:
«Sur le plan de la tactique politique, je vois bien sûr l’avantage d’un contre-projet à l’initiative populaire. Ce procédé a l’avantage pour moi qu’il éviterait au votant le dilemme d’ou dire oui à l’inscription de la neutralité dans la Constitution ou de se voir réduit à ne rien faire. En revanche, avec le contre-projet, on opposerait une variante de la neutralité suisse à une autre […]».
 Jakob Stark (UDC)

 

    Jakob Stark (UDC) ramène le débat sur le terrain ferme:
«L’agence de presse Bloomberg a titré, le 28 février 2022, que les Suisses avaient abandonné la neutralité historique pour appliquer les sanctions contre la Russie; et le ‹New York Times›, par exemple, a noté que la Suisse mettait ainsi de côté sa longue tradition de neutralité».
En adoptant les sanctions imposées de l’UE,
«la Suisse aura complètement perdue sa souveraineté d’interpréter sa neutralité».
Il constate:
«Nous ne pouvons pas éviter de nous mettre d’accord, face à la Constitution fédérale, sur une définition qui soit valable dans les conditions actuelles. Sinon, notre politique de neutralité et notre politique étrangère resteront sans effet».
Pour lui, le contre-projet ne répond cependant pas aux questions cruciales:
«Il va en fait dans la bonne direction, ce qui fait que je le soutiendrai éventuellement, mais le contre-projet détourne les questions essentielles qui nous préoccupent, notamment la question de la participation à une alliance militaire et la question des sanctions. Ce sont en fait les deux questions essentielles auxquelles nous devrons répondre».

«La Suisse est neutre. Sa neutralité est perpétuelle et armée»

En dépit de leur décision quelque peu évasive il a été une sorte de baume pour le cœur et l’esprit que plusieurs conseillers aux Etats souhaitent non seulement inscrire la neutralité perpétuelle et armée dans la Constitution, mais ont insisté sur le fait qu’elle devait être vécue.

 Heidi Z’graggen (Le Centre)
 Dans ce sens, Heidi Z’graggen (Le Centre) affirme que
«la neutralité de la Suisse est perpétuelle et armée. L’un n’est pas concevable sans l’autre. Perpétuelle ne signifie pas seulement la durée depuis 1848 et au-delà, perpétuelle signifie que la neutralité ne s’applique pas seulement en temps de guerre, mais déjà en temps de paix. C’est ce qu’on appelle l’effet anticipé. L’effet anticipé exige de la retenue en matière de politique étrangère, par exemple de renoncer à adhérer à des alliances militaires ou à exporter des armes dans des régions en conflit, comme c’est le cas depuis les années 1970 avec la loi sur le matériel de guerre. Dans un monde en pleine mutation – c’est d’ailleurs une constante dans le monde que tout change – la Suisse doit maintenir l’équilibre entre indépendance souveraine et capacité d’action en politique étrangère, entre fidélité aux principes et réalisme pragmatique. Personne ne dit qu’il est facile de trouver le bon équilibre dans ce domaine. Mais je veux dire ceci. Ces dernières années, le pendule a penché trop loin en direction de l’alliance militaire, presque jusqu’au seuil d’une adhésion de fait à l’OTAN. L’effet préalable de la neutralité perpétuelle s’est dilué. Un simple maintien de la situation met donc en danger la crédibilité de la Suisse».
 Beat Rieder (Le Centre)
    Beat Rieder (Le Centre) estime qu’il est nécessaire d’inscrire la neutralité comme principe dans la Constitution, afin d’obliger le Conseil fédéral et le Parlement à respecter la neutralité perpétuelle:
«Il y a tout à fait le danger et la possibilité que le Conseil fédéral et le Parlement perdent ici leur équilibre et puissent abandonner le principe de neutralité face à une guerre au profit d’un parti. Le principe de neutralité serait alors irrévocablement perdu».
En inscrivant le principe de neutralité dans la Constitution, le Parlement et le Conseil fédéral seraient au contraire limités dans leur action de politique étrangère, selon Rieder, ce qui ne convient pas à tout le monde:
«Je ne peux pas m’empêcher de penser que certains milieux sont décidément opposés au principe de neutralité figé dans la Constitution fédérale parce qu’ils souhaitent se réserver précisément cette marge de manœuvre permettant l’abandon ponctuel de la neutralité dans des situations ponctuelles. […] Ce n’est pourtant pas de la neutralité digne de ce nom. Car la neutralité est perpétuelle, dans tous les conflits, et elle est armée. Cela signifie qu’elle a besoin de sa propre armée».

La neutralité – pilier de l’identité suisse

Les mêmes députés rappellent le caractère historique de la neutralité suisse. En 1848, il n’était pas nécessaire d’ancrer la neutralité dans la Constitution fédérale en tant qu’article de but, selon Beat Rieder:
  Beat Rieder

 

«A l’époque, la population et le Parlement n’avaient pas besoin d’une telle disposition constitutionnelle. On savait ce qu’il fallait faire. […] Mais alors, il n’était pas non plus question que la Suisse se lie plus étroitement à d’autres alliances d’Etats pour garantir son indépendance. La guerre était omniprésente en Europe, et la neutralité était donc bien comprise comme moyen de garantir l’indépendance et la paix de la Suisse. Elle était comprise comme signifiant que la Suisse ne se laissait pas impliquer dans des conflits armés avec d’autres Etats, quel que soit le conflit qui faisait rage en Europe».
Heidi Z’graggen siège depuis 2019 au Conseil des Etats (archives).
    Et Heidi Z’graggen d’y ajouter:
«La neutralité est le pilier de l’Etat suisse, et ce depuis des générations, depuis la Diète fédérale de 1674 et ensuite surtout depuis la fondation de l’Etat fédéral en 1848. Elle est un élément porteur de l’identité suisse, ancré dans la Constitution. Mais elle est restée changeante dans sa conception. […] La neutralité a fait ses preuves. Elle a garanti la liberté d’action, la préservation de l’indépendance et la paix sur notre propre sol. Avec une boussole incontournable: la Suisse ne se laisse pas entraîner dans des conflits armés, ne participe pas à des guerres et s’oppose de principe à la guerre comme moyen de résolution des conflits.
    La neutralité a façonné notre Etat pendant des générations et l’a guidé en toute sécurité à travers les tempêtes d’une histoire européenne mouvementée, changeante et difficile. Elle est plus qu’un instrument de politique étrangère, elle est un fondement de la politique étatique, stabilisateur à l’intérieur, clair à l’extérieur, un pilier de notre identité, peut-être même son expression la plus claire».
 Viola Amherd!
     Si seulement l’Assemblée fédérale avait élu Heidi Z’graggen au Conseil fédéral en 2019 – à la place de Viola Amherd!

«Le fondement éthique de la neutralité est la paix»

Or, l’alinéa 4 de l’Initiative sur la neutralité, visant à ancrer la politique de paix de la Suisse dans la Constitution, n’a pas été contesté lors des débats et sera repris dans le contre-projet. Néanmoins, deux conseillères aux Etats reprennent l’importance centrale de la neutralité pour une politique de paix crédible:
«Le fondement éthique de la neutralité est la paix – et la paix est à mon avis quelque chose que nous devrions préserver dans ce monde, à tout moment, comme l’une des maximes les plus élevées. Et ce fondement éthique est donc si central et important, car en cas de guerre ou de conflit, ce n’est pas une quelconque morale personnelle qui compte, mais toujours la paix. La Suisse, en tant que pays neutre, peut y contribuer grandement». (Esther Friedli, UDC SG)
    «Une Suisse neutre s’engage aussi – c’est très important – sur le plan humanitaire, diplomatique et économique. Ce faisant, elle est toujours impartiale, non pas pour faire plaisir à un camp, mais sur la base de notre droit, de nos valeurs et du droit international. La neutralité exige une action prudente, c’est un art d’Etat de haut niveau. La neutralité armée permanente, associée à un engagement clair en faveur de la paix, doit être inscrite dans la Constitution. Le moment est venu de l’inscrire de manière contraignante – comme ligne directrice pour une Suisse libre, sûre et fiable. Le principe de ‹sécurité à l’intérieur, promotion de la paix à l’extérieur› caractérise notre pays depuis des générations. C’est plus qu’une tradition, c’est une promesse pour l’avenir». (Heidi Z’graggen) •

1 Cette construction, sortie aussitôt du laboratoire à poison des inconditionnels de l’OTAN, stipule que du droit d’Etat à se défendre découlerait une obligation pour la Suisse de coopérer militairement avec l’OTAN/UE ou de prendre des sanctions unilatérales contre une partie belligérante. Source: procès-verbal du Conseil des Etats du 19/06/2025, accessible sous.

https://www.parlament.ch/de/ratsbetrieb/amtliches-bulletin/amtliches-bulletin-die-verhandlungen?SubjectId=68533#votum17(choisir ensuite la langue française)


«La neutralité n’est pas un instrument flexible et adaptable selon les besoins» (Daniel Jositsch, SP ZH)

Conseil des Etats, Daniel Jositsch (PS) 
mw. Dans le débat mené au sein du Conseil des Etats, Daniel Jositsch (PS) a lui aussi décrit, dans des termes limpides et palpitants, ce qui constitue la neutralité suisse. Nous reproduisons ici quelques-unes de ses déclarations. D’ailleurs dans le passé, Daniel Jositsch s’était montré ouvert, lui aussi, à l’éventuel mandat de conseiller fédéral; il est regrettable que «la classe politique suisse» n’a jusqu’à présent pas réagi de manière positive face à cette chance.
«Vous connaissez ma position. Je peux la résumer en deux points. Primo: on ne peut être neutre qu’en temps de guerre. En temps de paix, la neutralité est un mot vain de sens.»
    Un ancien conseiller national lui avait posé, un jour, la question:
«Comment peut-on encore être neutre dans une guerre comme celle entre la Russie et l’Ukraine?»
La réponse de Jositsch:
«Si on n’est pas neutre en temps de guerre, quand veux-tu qu’elle s’impose?»
«Deuxième point: la neutralité est essentiellement déterminée par ce que les autres, notamment ceux qui se trouvent en guerre, pensent de nous. S’ils pensent qu’en effet nous ne sommes pas vraiment neutres, notre neutralité vacille, elle ne sera plus perçue comme telle à l’extérieur […] Le Conseil fédéral interprète la neutralité comme un instrument maniable et flexible qui doit être adaptée selon les circonstances. Je pense qu’ à ce sujet, nous nous devons fixer une ligne de conduite claire au Conseil fédéral. La neutralité n’est pas un instrument flexible, adaptable selon les besoins. Soyons honnêtes là-dessus: en exportant du matériel militaire – nous en avons discuté la semaine dernière, et je l’ai dit là aussi – je pense qu’ainsi nous violons notre neutralité. Si nous soutenons des sanctions qui ne sont pas globales ni approuvées par l’ONU, je pense que nous violons la neutralité une fois de plus, car nous nous alignons sur une position défendant sa partie prise. Ces deux agissements permettent aujourd’hui de soutenir en effet une partie belligérante. Si nous disposons d’un texte clair, nous nous donnons une ligne de conduite. […] L’acceptation [de l’Initiative de neutralité, mw] signifie que nous excluons toute forme de participation à une guerre, ni à une alliance de défense, comme l’OTAN, ni à des sanctions en dehors de celles prises de l’ONU. Nous disposerions alors d’une ligne claire, et je pense que le Conseil fédéral en a besoin. Quant à moi je n’ai pas besoin de ce que le Conseil fédéral interprète la neutralité en fonction de la situation qui prévaut.

Si nous acceptons la contre-proposition, et je l’accepterai également, nous aurons tout de même quelque chose de moins précis; nous disposerions alors d’une marge de manœuvre plus élastique. Je peux accepter ce compromis. Ce qui est important pour moi, tant face à la contre-proposition qu’à l’initiative, c’est avant tout une ligne de conduite claire du Conseil fédéral. Ensuite je pense que nous devons en effet prévoir une disposition constitutionnelle à ce sujet, notamment parce qu’elle sera visible à l’extérieur aussi. […] C’est absolument clair: si vous étiez allé en Ukraine en temps de paix, en 2020, leur disant: «Au fait, nous sommes neutres», les Ukrainiens aurient répondu sans doute: «Super, nous trouvons ça formidable, les gens neutres sont formidables.» Depuis le début de la guerre, les Ukrainiens ne trouvent plus formidable que la Suisse soit neutre, car cela signifie qu’elle ne les soutient pas. Tout cela est logique: si notre neutralité ne plaît pas à tous, c’est précisément que nous la pratiquons. Rester neutre est désagréable. Si je me trouve en conflit, je ne veux pas que les autres restent neutres; je veux qu’ils soient de mon côté. Leur neutralité ne me sert à rien. Donc, s’il y en a qui se révoltent contre notre attitude neutre compris, c’est manifestement la preuve que nous la pratiquons correctement. Tout cela m’amène à ma conviction que nous devons créer en effet une disposition constitutionnelle claire.»
Daniel Jositsch
 
Daniel Jositsch explique la raison réelle pour laquelle la majorité (précaire) de la Commission des affaires étrangères ne veut pas de disposition constitutionnelle sur la neutralité, en ces termes:
«Ils s’y opposent parce qu’ils veulent maintenir la marge d’interprétation, de pouvoir toujours s’esquiver en disant: nous participons toujours aux sanctions de mises.» Ils veulent avoir cette option et ne pas être contraints de suivre la ligne de la neutralité stricte.
    Cela signifie que la majorité [de la commission préparative, mw] veut parcourir le monde, drapeau en mains, avec l’inscription La neutralité bien sûr – en temps de paix et, lorsque la neutralité compte vraiment – notamment en cas de conflit – ils veulent se réserver toutes les options ouvertes. Ce n’est pas ainsi que fonctionne la neutralité. C’est trop facile, c’est trop commode. Ce n’est pas cela que signifie la notion d’ être neutre.»
(Traduction Horizons et débats)


https://www.zeit-fragen.ch/fr/archives/2025/nr-15-8-juli-2025/die-neutralitaet-ist-der-grundpfeiler-unseres-staatswesens