Le Conseil fédéral veut contourner le souverain
le Conseil fédéral SUISSE Le Conseil fédéral 2025. Derrière: le chancelier de la Confédération
Viktor Rossi puis Elisabeth Baume-Schneider, Albert Rösti et Beat Jans. Devant: Ignazio Cassis, Karin Keller-Sutter (présidente), Guy Parmelin (vice-président ) et Viola Amherd. — © Chancellerie fédérale/Arthur Gamsa

Et si s’était une erreur de calcul?
par Marianne Wüthrich – Dr en droit – 20 mai 2025 – N° 11- Horizons & Débats

Cette fois-ci, même la rédaction de la «Neue Zürcher Zeitung», qui d’habitude flirte avec l’idée d’une intégration plus étroite de la Suisse dans l’UE, a fait preuve d’une indignation modérée. De façon totalement incongrue, et avant même que le volumineux «Accord-cadre 2.01» ne soit soumis aux électeurs pour qu’ils puissent s’exprimer là-dessus lors de la votation, le Conseil fédéral a annoncé qu’il avait «décidé de soumettre les accords internationaux avec l’Union européenne (UE) au référendum facultatif en matière de traités internationaux».2
I – La décision revient au Parlement
Parlement Suisse
Comme le veut l’usage démocratique en Suisse, le Conseil fédéral avait fait savoir en juin 2024 dans son message au Parlement qu’il ne se prononcerait sur la question du référendum facultatif ou obligatoire qu’après le résultat de la votation. En lieu et place, nos «serviteurs du peuple» sont d’ores et déjà «parvenus à la conclusion que le référendum facultatif constitue la solution la mieux étayée du point de vue du droit constitutionnel et la plus acceptable du point de vue politique».
Une affirmation bien téméraire! Et pour mettre les points sur les i: La décision en la matière ne relève pas du Conseil fédéral, mais du Parlement.
Quelle serait donc la raison de cette fuite en avant du Conseil fédéral?
Les partisans de l’UE au sein du Conseil fédéral
deviendraient-ils nerveux en raison de la réticence de leurs collègues à prêter main forte à l’abolition de la souveraineté suisse?
La «Neue Zürcher Zeitung» vend la mèche.
«Selon plusieurs sources, le sujet suscite de vives controverses au sein du Conseil fédéral. Les prises de position lors de la séance préparatoire indiqueraient que la décision a été prise à 4 contre 3, ce qui est plutôt rare».
Ou alors, le Conseil fédéral serait-il en train de rétropédaler du fait que, pour un projet de cette importance, politiciens et spécialistes du droit constitutionnel sont de plus en plus nombreux à considérer que le référendum obligatoire est indispensable?
Quoi qu’il en soit, la démarche du Conseil fédéral ne correspond que difficilement au procédé démocratique suisse.
II – L’accord-cadre 2.0 est à soumettre
à la double majorité obligatoire
Juridiquement, le traité prévu avec l’UE n’est pas une «adhésion à une communauté supranationale» au sens de l’art. 140 de la Constitution fédérale (voir encadré), mais dans les faits, ses répercussions sur la souveraineté de la Suisse et des cantons ainsi que sur les droits politiques des électeurs sont tout aussi radicales.

Alors que les partisans de l’UE, telle Astrid Epiney, spécialiste du droit européen, rejettent l’idée d’un référendum obligatoire décidé par le Parlement, car rien n’est prévu dans la Constitution,
Paul Richli
Paul Richli, professeur de droit public, souligne que le Parlement a le droit, au-delà des prescriptions de la Constitution, de soumettre des projets au référendum obligatoire «sui generis»:
«La ‹pratique sui generis› est un processus vieux de plusieurs décennies au sein du Parlement suisse, selon lequel des traités internationaux particulièrement importants peuvent être soumis à la double majorité obligatoire, bien que cela ne soit pas formellement prescrit par la loi. C’est ainsi que l’accord de libre-échange de 1972 entre la CEE de l’époque et la Suisse, qui a été accepté, de même que l’adhésion de la Suisse à l’EEE, rejetée en 1992, ont notamment été soumis au référendum obligatoire ‹sui generis›. Richli avance une foule de raisons juridiques en faveur d’un référendum obligatoire sur le traité de l’UE et se prononce en outre expressément en faveur de la désignation «accord-cadre 2.0» plutôt que de l’expression «Bilatérales III», qui a un effet lénifiant, car le terme d’accord-cadre «est celui qui appréhende le mieux l’importance institutionnelle de l’accord, qui est déterminante pour le référendum».3
Il est conforme au modèle suisse de démocratie directe, avec le Souverain comme instance suprême, que le Parlement laisse le dernier mot au peuple et aux cantons, lorsqu’il le juge approprié au vu de l’importance juridique considérable revêtue par un traité international.
III – Un accord avec l’UE reviendrait à
modifier matériellement la Constitution
Dans une interview récemment parue dans la presse, Paul Richli réaffirme sa conviction de juriste expériencé à propos de l’accord-cadre:
«En tant que spécialiste du droit public, je suis clairement en faveur d’une double majorité».
Dans le cadre de cet entretien, il expose également en détail les raisons de son évaluation et résume:
«Les traités de l’UE ont sans aucun doute une portée considérable et impliquent en outre à des modifications substantielles de la Constitution. Ils limitent les compétences des parlements et des gouvernements au niveau de la Confédération et des cantons et restreignent également le libre droit de vote des citoyens garanti par la Constitution au niveau fédéral et cantonal.»
Paul Richli évoque cette grande inconnue, ce que l’on appelle joliment «l’adoption dynamique de la législation UE»:
«Nous ne savons pas quelle orientation prendront l’UE et la jurisprudence de la Cour de justice européenne. Cela reste une boîte noire.»
Pour les électeurs suisses, habitués à participer aux décisions concernant les ajustements législatifs dans leur pays, cette idée de «boîte noire» est à elle seule une aberration. Car avec l’adoption dynamique de la législation,
«le droit de vote du peuple, en particulier la libre expression, se trouve gravement restreint, car les mesures compensatoires sont suspendues au-dessus de la décision comme une épée de Damoclès».
Richli ajoute que les prérogatives des parlements et des gouvernements au niveau fédéral et cantonal se verraient également réduites:
«On peut certes toujours rejeter le droit de l’UE, mais cette attitude peut aboutir aux mesures de compensation anullant les avantages concrets des accords»4.
Dans ces deux interviews, le professeur émérite de droit public à l’Université de Lucerne nous livre un aperçu approfondi, mais néanmoins compréhensible pour tous, de relever au rang de droit de sérieuses ingérences, par le biais de de l’accord-cadre 2.0, dans le système étatique suisse et les droits politiques des citoyens.

IV – Pourquoi les partisans de l’UE
ont peur de la majorité des cantons
Si on prend en compte les multiples et sérieuses ingérences de l’accord-cadre dans le système étatique suisse, une large proportion parmi les électeurs va devoir y réfléchir à deux fois avant de se résoudre à subir tout cela pour se lier à un mammouth bureaucratique, sans avoir la moindre garantie d’une quelconque retombée économique.
En effet, les structures de la Confédération et des cantons, et surtout des communes, sont relativement légères et peu coûteuses par rapport à la plupart des administrations des pays de l’UE, et ce grâce à la démocratie directe.
Notre économie se porte également mieux – non seulement en raison de la place financière, qui ne génère qu’une petite partie des recettes fiscales, mais surtout parce qu’elle est organisée à petite échelle et de manière fédéraliste et qu’elle repose sur une solide assise de PME ancrées aux niveaux régional et local et sur une excellente formation professionnelle en alternance.
Si nous considérons tout cela dans sa globalité, il est difficile d’imaginer que le peuple suisse approuve le dispositif-paquet de l’UE savamment élaboré à Bruxelles, sans prendre en compte l’avalanche de modifications législatives internes ensemble avec l’obligation de devoir se placer sous l’épée de Damoclès en forme de «reprise dynamique du droit UE». Tout cela laisse présager qu’il n’y aura probablement pas besoin de recourir à la majorité des cantons pour aboutir au vote négatif.
Mais deux sûretés valent mieux qu’une. En effet, la majorité des cantons représente un obstacle de taille lors des votations visant à limiter l’autonomie de la Suisse en matière de politique étrangère. Chaque canton, indépendamment de sa taille, dispose d’une voix, les demi-cantons, d’une 1/2 voix (voir encadré). Manifestement, la population des petits cantons ruraux est, aujourd’hui encore, particulièrement attachée à ses libertés et moins disposée à se laisser intégrer par un système centraliste.
Trois exemples illustrent cette tendance:
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Votation populaire concernant Schengen/Dublin, le 5 juin 2005, au référendum facultatif: majorité populaire de 54,6% de oui; la majorité des cantons n’aurait pas été atteinte, mais n’a pas été prise en compte: 12 non contre 11 oui.
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Votation populaire sur l’adhésion à l’EEE du 6 décdembre 1992: référendum obligatoire décidé par le Parlement; rejetée par le peuple ainsi que par les cantons. Le peuple l’a rejeté de justesse, avec 50,3% de non contre 49,7% de oui. Les cantons se sont clairement prononcés contre: 16 non contre 7 oui.
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Votations sur l’adhésion à l’ONU : référendum obligatoire selon la Constitution fédérale, en 1986: l’adhésion fut vigoureusement rejeté, par le peuple ainsi que par les cantons: majorité populaire de 75,7% de non, majorité des cantons: tous les cantons ont voté non. Votation sur le même sujet de 2002: deux fois oui, par la majorité populaire de 54,6% de tandis que la majorité des cantons fut très coincé, avec 12 oui contre 11 non.
Revenons à l’accord-cadre 2.0. Des exemples cités ci-dessus ressort une vérité de la Palisse disant que
«ceux qui soutiennent les nouveaux accords avec l’UE préfèrent de loin un vote à la majorité simple du peuple – et réciproquement».
C’est ce qu’affirme la «Neue Zürcher Zeitung». L’auteur ajoute:
«Il est tout aussi clair que ce ne sont pas des considérations tactiques de vote, mais des considérations de politique nationale qui devront faire pencher la balance.»5
Cette honnêteté dans la formulation des opinions, qui était courante en Suisse il y a encore quelques décennies, n’a malheureusement plus cours aujourd’hui chez de nombreux politiciens. Si seulement les partisans de l’UE ne commettaient pas d’erreur de calcul: le dernier mot revient inévitablement au peuple suisse, avec ou sans majorité des cantons.

V – La majorité des cantons, facteur essentiel
d’équilibre entre les cantons urbains et ruraux
Dans l’interview cité une question du journaliste fait mouche lorsqu’il dit:
«Pourquoi la voix d’un Uranais devrait-elle avoir quarante fois plus de poids que celle d’une Zurichoise sur une question aussi importante?»
La réponse de Paul Richli la revêt de tout son poids constitutionnel:
«Après la guerre du Sonderbund, le système bicaméral était la condition préalable à la création de l’Etat fédéral. Sans la position de force de chaque canton, assurée par la majorité des cantons, il n’y aurait pas de Suisse moderne. Si nous voulons changer cela, la seule voie consiste à modifier la Constitution.» 6
Toutefois, une telle modification de la Constitution nécessiterait, elle aussi, le soutien de la majorité des cantons, avec la probabilité très basse que les petits cantons accepteraient cette restriction dirigée contre eux. D’ailleurs, parmi les centaines de votations sur des initiatives populaires et des référendums obligatoires, seuls dix projets ont échoué à la majorité des cantons, et dans le sens inverse, c’est à quatre fois seulement que le peuple suisse ait mis les cantons en minorité.
L’expérience montre qu’une majorité populaire de 55% suffit à faire contrepoids aux cantons, l’obstacle n’est donc pas insurmontable. La majorité des cantons, nonobstant si grands ou petits, est un mécanisme de compensation qui repose sur des bases historiques, représentant un droit de défense des petits cantons contre la suprématie des grands, économiquement plus forts et puissants. Elle protège la cohésion fédérale et ainsi la paix à l’intérieur de la Confédération. •

1 Entre-temps, le dossier contenant les textes des traités plus un nombre indéterminé de nouvelles législations fédérales ou de modifications des lois fédérales auraient proliféré au point d’atteindre un total d’environ 1800 pages.
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La majorité du peuple et celle des cantons lors des votations populairesmw. Référendum facultatif (Constitution fédérale, art. 141)Les lois fédérales ou les traités internationaux importants que le Parlement adopte ou modifie sont soumis au référendum facultatif. Cela signifie qu’une votation populaire n’a lieu que si au moins 50000 citoyens ou huit cantons (Etats) signent le référendum. Pour que le projet soit accepté, la majorité du peuple suffit (plus de voix pour que de voix contre).Référendum obligatoire (Const. féd., art. 140)La Constitution prévoit une votation populaire sur les modifications constitutionnelles (y compris les initiatives populaires) ou sur «l’adhésion à des organisations de sécurité collective ou à des communautés supra-nationales» (Cst. art. 140, al. 1b). Dans le cas du référendum obligatoire, il faut ce que l’on appelle une «double majorité». Cela signifie qu’un projet est accepté si la majorité des votants (majorité populaire) et la majorité des cantons l’approuvent.Calcul de la majorité des cantonsSi une majorité des votants a voté oui dans un canton, la voix de ce canton compte comme un oui. La majorité des cantons est atteinte lorsqu’une majorité des cantons a voté oui. Les demi-cantons d’Obwald, Nidwald, Bâle-Ville, Bâle-Campagne, Appenzell Rhodes-Extérieures et Appenzell Rhodes-Intérieures ont chacun une demi-voix. Au total, il y a 23 voix de cantons, soit 20 voix entières et 6 demi-voix. |

https://www.zeit-fragen.ch/fr/archives/2025/nr-11-13-mai-2025/bundesrat-will-den-souveraen-aushebeln

