6741 – Face à la dislocation de l’ordre de Yalta – Quelle stratégie pour l’Europe ? & Stratégie Européenne – Attention.. l’empire colonial russe ne peut être démantelé. – par Jean Claude Werrebrouck – 05.03.25 – La Crise des Années 2010 –

Face à la dislocation de l’ordre de Yalta – Quelle stratégie pour l’Europe ?


Vu de très haut, l’ordre naissant après la décomposition de l’ordre de Yalta se résume en 3 phrases :
1 – Les USA semblent vouloir sortir de l’Occident pour affronter des difficultés qu’ils ont engendrées. A priori, construire une coalition avec l’empire russe n’est plus l’ordre de Yalta.
2 – L’Europe, en ordre dispersé, semble vouloir se maintenir dans ce qui fut son berceau. Se séparer des USA, c’est reconnaître la fin de ce qui constituait le bloc occidental.
3 – Les empires renaissants – Russie, Chine – nourris des débordements de l’Occident, prospèrent sur la base de ce qui devient une rupture civilisationnelle.
Ces trois phrases sont hiérarchisables et ce sont les transformations de l’ordre américain qui semblent être les réalités motrices de l’ensemble. Toujours vu de très haut, sans doute en simplifiant à l’extrême et en faisant abstraction de l’ordre domestique (famille) les rapports entre humains sont de 2 types possibles : le règlement d’une part, le contrat de l’autre.
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I – Le marché et le règlement.
 Dans le premier cas, nous initions un ordre hiérarchique (il faut obéir à la loi) et dans l’autre un ordre de marché. En raison des conditions historiques de la naissance des USA, c’est le second type d’ordre qui s’est le plus imposé et qui – à terme – mettra fin à Yalta. La dynamique est celle d’une réalité humaine comme d’une représentation intellectuelle qui se trouve être très spécifique aux USA, un capitalisme radical d’une part et un libéralisme débouchant très tôt sur un libertarisme qui sera un jour prodigieusement fécondé par ce qu’on appelle les nouvelles technologies.
 Il n’est guère possible dans un court article de décortiquer le paradigme libertarien, mais il est aisé de comprendre que les règlements les plus fondamentaux, telle la naissance de la propriété, sont perçus intellectuellement comme relevant de l’ordre de la coopération donc celui du contrat et du marché. Par exemple, les économistes libertariens expliquent que la frontière et les clôtures entre les domaines conquis ne naissent que si leur coût est inférieur aux désutilités induites par l’absence de propriété. Choix entre règlement ou marché relève tout simplement d’une analyse coût /avantage. Les manuels d’économie américains regorgent de ce type d’analyse et d’exemples correspondants.
Ainsi lorsque l’on vit dans l’idéologie libertarienne, le règlement se doit toujours être très proche du marché, les transformations du dit marché devant aboutir au changement du règlement. Quand on est américain et quand on baigne dans l’idéologie libertarienne, le droit de propriété est au fond le seul réellement intangible : il protège et autorise toutes les négociations. La règle est ainsi fondamentalement ce qui protège le marché.


Quand on est américain, ce n’est pas le marché qui découle du règlement mais le règlement qui découle du marché. C’est ce qui explique qu’aux USA, ce qu’on appelle « Etat de droit » en Europe, se trouve difficilement enracinable. Réalité que l’on vérifie aujourd’hui – sans retenue et de façon stupéfiante – avec le DOGE d’Elon Musk.
Réalité devenue tragique : la liberté, garantie par la propriété, ne peut plus connaître de limite réglementaire …et il faut interdire de parler des victimes de la liberté ( Cf Jeff Bezos et la nouvelle censure sur le « Washington Post »). Mais aussi une réalité déjà perçue, il y a bien longtemps, par un certain Tocqueville, observateur de la « Démocratie en Amérique » dans les années 1830….
II – Amérique/Europe/vieux empires.
Dans cette toile de 1787 représentant la reddition de Lord Cornwallis, John Trumbull immortalise la capitulation des armées britanniques face aux « insurgents » américains, le 19 octobre 1781

Ce sont les conditions historiques spécifiques de la naissance des USA qui font que le règlement découle largement du marché.
Dans la vieille Europe et les vieux empires, nous étions dans une situation complètement inverse. La naissance des Etats est d’abord la naissance d’un ordre politique inscrit dans ce que nous appelons le règlement. Ce dernier domine le marché voire l’interdit. Alors qu’aux USA, l’Etat-Nation qui s’est constitué, est largement capturé par les entrepreneurs économiques, dans la vieille Europe et beaucoup plus encore dans les vieux empires, ce sont les entrepreneurs politiques qui vont capturer et monopoliser, durant un grand nombre de siècles, l’Etat naissant.
Bien sûr avec de grandes différences. Ainsi l’Europe autorise rapidement la naissance d’un marché avec le partage de la capture des Etats entre entrepreneurs politiques et entrepreneurs économiques. Les premiers reprenant l’idée qu’il est de l’intérêt du loup que les moutons soient gras, d’où par exemple l’aventure mercantiliste menant à la puissance et plus tard l’aventure libérale menant à la première révolution industrielle…faite aussi de puissance. Par contre, dans les vieux empires, le marché sera beaucoup plus enkysté dans le règlement d’où la relative absence de révolution industrielle au dix-neuvième siècle et le relatif déclassement dans la hiérarchie de la puissance.
III – L’entreprise nationale auprès de son maître
Le grand mouvement du monde peut s’éclairer à partir de celui de l’économie et de la pénétration du marché dans la société et donc la pénétration du marché dans le règlement.
Dans les premières formes d’entreprises à débouchés simplement nationaux, l’ordre du marché reste largement dominé par l’ordre de la règle. Les entrepreneurs économiques américains préfèrent bien sûr le marché au règlement mais se soumettent encore à l’Etat-Nation qui lui-même résulte de la fin de l’ordre colonial. On préfère le marché au règlement mais on peut, au moins temporairement, utiliser cet Etat que l’on n’aime pas pour protéger le marché. Curieusement les américains, enfants de l’Occident vivent sous la protection des barrières douanières.
IV – L’entreprise multinationale devient l’égale des maîtres
L’effondrement des coûts de transports et de l’information invite à la naissance de l’entreprise multinationale laquelle va exiger le recul du règlement au profit du marché.
Les modalités de capture des Etats se modifient et les entrepreneurs politiques doivent laisser davantage de place au marché. Cette transformation laisse une place majeure au modèle américain.
D’où la mondialisation. Là encore, on va se servir de l’Etat non pas pour imposer des règles mais pour imposer le marché.
D’où l’Amérique de l’après-guerre avec Bretton Woods et l’imposition du dollar.

Bretton Woods

D’où aussi le rejet de la Charte de la Havane et celui plus ambiguë du keynésianisme.
L’Occident ne se fissure pas : il fait bloc contre l’Est et les libertariens américains admettent encore, voire profitent, de l’obsession de l’efficience collective que l’on trouve dans la vieille Europe. Cette dernière baigne encore dans le keynésianisme ou la théorie économique classique qui évoque encore le paradigme d’un intérêt général. Pour la marée montante du libertarianisme américain, l’idée d’intérêt général s’évapore et même la démocratie devient dangereuse en ce qu’elle permet, à une majorité, d’imposer des règles qui sont une atteinte à des droits de propriété. Une majorité pourrait ainsi, selon le célèbre mot de Hayek « exploiter une minorité ».
L’Europe qui va connaître la mondialisation ne se rend pas compte du vaste mouvement libertarien qui va se nouer aux USA et notamment dans les Universités françaises , où la théorie libertarienne ne sera enseignée que fort rarement et seulement à partir des années 1990.
V- L’entreprise globale n’a plus de maître.
La quasi disparition des coûts de l’information résultant de la digitalisation permet la transformation des lieux de production en un enchevêtrement d’entreprises globales. Entreprises géantes ou minuscules, entreprises plateformes, etc. remodelant le salariat ou effaçant l’ordre salarial, sous l’effet d’une numérisation généralisée, ne permettant plus de distinguer clairement entrepreneurs et salariés, ou producteurs et consommateurs.
Les entreprises de la Tech perdent toute nationalité.  Le règlement doit laisser exploser l’ordre du marché et les Etats comme les institutions régulatrices sont invités à disparaître. De quoi retrouver l’ordre américain du dix-neuvième siècle avec la conquête de l’ouest. Ici la rupture avec l’ordre de Yalta devient possible. L’univers libertarien américain, puissamment vitaminé par la numérisation du monde, n’est plus une utopie et peut devenir la réalité.
L’abandon du principe d’efficience collective dans un cadre qui reste démocratique aboutit aux segmentations sociales et la montée en puissance des minorités. Avec le temps, ces dernières deviennent actives dans la capture d’un Etat qui,  déjà de plus en plus soumis à l’ordre libéral, sera invité à produire du règlement… imposant un marché radical à leur profit. D’où le développement d’une élite woke, produisant un délitement allant jusqu’à la fin de l’homogénéïsation de la société. Le libertarisme, censé apporter un ordre de marché généralisé, se voit ainsi contrarié par l’émergence de nouvelles couches de règlementations. Les individus qui devaient devenir anonymes dans le grand marché deviennent porteurs d’identités et d’exigences règlementaires. Le wokisme est aussi le prix de la numérisation du monde. Comme l’élevage du mouton pour la viande génère  aussi de la laine,  le wokisme est aussi le produit associé du modèle de production libertarien. Wokisme et libertarisme sont des produits liés.
VI – Modalités des formes du combat libertarien
De façon très inattendue mais complètement explicable, les libertariens vont utiliser l’Etat mal aimé pour se défendre : Autoritarisme exigé contre l’élite woke, fin du politiquement correct et fin de l’autocensure, exigence d’une société culturellement homogène, remaniement des modes de fonctionnement de l’Etat, avec la lutte impitoyable contre ce qu’on appelle « l’Etat profond ». Il s’agit d’un changement de régime pour ce qui est de l’ordre interne. Mais il doit aussi en mondialisation s’agir d’une révolution pouvant aller jusqu’à un changement d’alliances.
VII – Le retour de la puissance.
Déjà l’ordre international était un ensemble de règles que le marché se devait de noyer. Désormais, il faut, pour achever l’ordre du marché, passer par des négociations utilisant la force. Les relations entre Etats sont de l’ordre de la seule transaction. Les droits de propriétés peuvent s’exercer sans limite dans une négociation (cf. par exemple la taxation des bateaux construits en Chine accostant dans un port américain). Le réalisme peut conduire à des alignements stratégiques ne supposant pas nécessairement des affinités idéologiques. Le monde est ainsi fait de grandes puissances en tension et les petits Etats peuvent rester exlus du marché. Et parce que la compétition est rude, le nouvel Etat américain se love dans un accélérationnisme militant – démarche  dépourvue d’un nécessaire  temps de réflexion –  alors que l’Europe démocratique et libérale se trouve incapable d’agir.
Pensons par exemple au retard du plan COVID de 2020 : près de la moitié de l’investissement reste inactivé 5 années après son lancement.   Parce que l’efficience collective n’est pas dans le paradigme libertarien, l’ordre du nouveau marché – censé abolir le règlement – produit un isolationnisme militant qui se détourne des vieilles responsabilités que l’on trouvait dans l’ordre libéral classique. Les vieux empires constituent des lieux dans lesquels il faut investir vite  et ce,  quelles qu’en soient les modalités concrètes. A l’inverse, du point de vue des adeptes du nouveau monde, la vieille Europe restée à l’écart des implications ultimes du monde libertarien et aussi restée dans sa fonction émancipatrice, doit connaître un suicide civilisationnel. Oui le monde de Yalta n’existe plus. La rencontre du libertarisme militant et des nouvelles technologies l’a fait exploser.
Quel avenir pour la France face à une telle situation ? 
Jean Claude Werrebrouck le 26 février 2025

https://www.lacrisedesannees2010.com/2025/03/face-a-la-dislocation-de-l-ordre-de-yalta-quelle-strategie-pour-l-europ.html


Stratégie Européenne – Attention.. l’empire colonial russe ne peut être démantelé.

Les textes précédemment présentés ont évoqué la disparition de l’ordre de Yalta et la difficulté qui en résulte pour l’Europe[1]. Cette dernière doit pourtant tenir compte d’une réalité russe à nulle autre pareille, réalité que nous avons développé dans une note parue le 27 mars 2024.
Nous la reproduisons ci- dessous pour bien fair
e comprendre que la Russie ne peut en aucune façon perdre la guerre en Ukraine. Il en va -bien au-delà de l’existence du simple pouvoir poutinien- de l’existence de l’ordre russe,  tel qu’il existe depuis des siècles. Comme expliqué   dans notre article, la Russie n’est pas un Etat-Nation ni un empire colonial classique, et ses fondements font de ce pays une réalité très spécifique. Réalité qu’il convient de décortiquer pour comprendre ce qu’il est possible de faire et ce qui ne l’est pas. A méditer au titre de la réunion extraordinaire du Conseil Européen de ce jeudi 6 mars.
Note du 27 mars 2024 :
La présente note s’intéresse moins à l’analyse de la faiblesse de l’impact des sanctions occidentales sur l’économie russe que sur la spécificité d’un modèle anthropologique jusqu’ici peu défriché. On peut en effet s’étonner de caractéristiques sociétales a priori assez éloignées de ce que l’on trouve dans l’occident classique : un Etat laissant très peu de place à la société civile, un demos davantage objet que sujet, un repli sur soi contrarié par une interaction sociale souvent brutale et violente, une très difficile émergence de droits de l’homme dont celui du respect de la vie. Ces caractéristiques sont elles-mêmes des qualificatifs divers d’une même réalité : la faculté d’un pouvoir très éloigné, à nier toute autonomie réelle à une population, simple moyen de sa propre fin, à savoir sa reconduction au pouvoir.


 1 Anatomie de l’Etat Russe.
En Russie comme ailleurs, l’aventure étatique fût probablement la cristallisation d’une évolution qui selon l’expression de Pierre Clastres devait aboutir à ce que ce dernier appelait « un coup d’Etat fondant l’État ». Partout dans le monde le « big bang » des Etats fut l’appropriation du « commun » d’une société, ce que l’on appellerait dans le langage moderne les biens publics.
L’histoire assez classique des Etats fut le passage dun âge patrimonial plus ou moins long (le groupe au pouvoir gère le commun comme son bien propre), à un âge institutionnel (le groupe au pouvoir reconduit sa domination par un partage et la reconnaissance de droits attribués à un demos). Dans certains cas, l’âge institutionnel peut se déliter avec passage à un âge relationnel où l’Etat lui-même semble s’affaisser devant le marché (démocratie puis mondialisation).
L’âge relationnel qui semble être le moment présent des Etats de l’UE délègue au marché et aux économistes l’édification d’un intérêt général. Le marché devenant la nouvelle patrie à défendre. Signalons qu’il n’existe aucune théorie de l’histoire et rien ne dit qu’il existe un passage ordonné entre les âges : des retours ou des ordres inversés sont toujours possibles. Rien ne dit non plus que la réalité correspond à des âges complètement séparés et complètement distincts. Ainsi il n’est pas impossible de penser que l’UE pourrait évoluer, après son âge plus ou moins relationnel  vers un stade intermédiaire que certains appellent déjà la marche vers « l’étaticité ».
Ce qui semble caractériser l’histoire de l’Etat russe est l’importance de l’âge patrimonial, la difficulté du passage à l’âge institutionnel et, plus récemment, sa greffe sur un âge relationnel qui lui reste fondamentalement étranger.
2 Une construction impériale sans équivalent.
L’âge patrimonial s’est parfaitement adapté à la construction d’un empire où – à l’inverse de ce qui se passait en occident (Grande-Bretagne et France arrimées depuis longtemps à l’âge institutionnel) – la métropole n’est pas géographiquement séparée des colonies. Alors que la France se distingue de l’Algérie par une frontière naturelle, il n’existe pas de barrière physique entre la colonie et l’Etat patrimonial russe. Et comme l’âge patrimonial est celui où les sujets sont dépourvus de l’essentiel de ce qu’on appelle les droits de l’homme, voire le simple respect de la dignité humaine, le colonisateur peut utiliser ses sujets comme matière première de la colonisation. Parce que dépourvus de droits de propriété qui n’existent que pour les dominants, les sujets peuvent être instruments de la colonisation et être déportés en masse vers de nouveaux lieux. D’où la multitude de groupes russophones dans des espaces a priori très éloignés mais jamais séparés de la métropole par une barrière naturelle qui n’existe pas. Phénomène que nous n’avons pas constaté avec les autres colonisations où, même en Algérie, il n’y avait pas de réelles déportation et où ce qu’on appelait les pieds noirs étaient des volontaires très autonomes au regard de l’Etat central. Les cas contraires- sauf l’énorme exception que fût le commerce triangulaire-  étaient marginaux et concernaient surtout une déportation des colonisés récalcitrants vers d’autres colonies, donc des personnes dépourvues des droits de propriétés de l’âge institutionnel de la métropole.
Dans le cas de la Russie, les moyens de production de la colonisation et de l’expansion de l’âge patrimonial, doivent historiquement rester ce qu’ils sont à peine d’effondrement de l’empire en expansion : les déportés doivent conserver leur rang et ne doivent jamais accéder aux droits de l’homme classiques.
Il en résulte une distance réduite entre le colon et le colonisé, ce qui n’était pas le cas des empires coloniaux occidentaux. Dans le cas inverse, une stratégie d’accès aux classiques droits de l’homme entrainerait un effondrement de l’empire, ce que « Catherine la Grande » tentait d’expliquer aux philosophes des lumières et en particulier Diderot. Constatons qu’aujourd’hui encore les déportations restent une pratique assumée : enfants et familles ukrainiennes, minorités des espaces de l’Asie centrale, etc.
3 Un point d’appui sur des structures anthropologiques à privilégier.
 Les deux paramètres classiques des droits de l’homme : vie, liberté, reposent sur un troisième qui devient le point d’appui des deux premiers : la propriété. C’est dire que l’âge patrimonial de l’Etat russe ne permet pas l’arrimage à la notion classique de propriété : vie et liberté seront toujours sous la dépendance du pouvoir. D’où la difficulté de faire naître un âge institutionnel allant jusqu’à la démocratie.
Au mieux on aboutira à une citoyenneté qui restera bloquée sur le patriotisme ou le nationalisme alors qu’en Occident il sera possible d’aller plus loin. D’où l’asymétrie fondamentale dans une situation de guerre : un coût de la vie très élevé dans un cas ( l’Occident dépassant l’âge institutionnel et déjà plongé dans l’âge relationnel), et très faible dans l’autre (Russie dont l’âge institutionnel reste enkysté dans un âge patrimonial). Dans un cas nous avons la doctrine du zéro mort dans la guerre et dans l’autre il sera naturel d’extirper de l’univers carcéral des personnes que l’on enverra sur le front.
D’une certaine façon l’État russe se trouve très aidé par des structures familiales qui selon la classification d’Emmanuel Todd relèvent du type souche, voire communautaire, avec des caractéristiques culturelles qui restent éloignées de celles de l’occident classique où la valeur égalité l’emporte. Le poids de l’autorité indiscutable s’impose avec ses conséquences sur des droits de l’homme qui n’ont pas la même signification qu’en Occident. La dimension âge patrimonial de l’Etat Russe est ainsi en relative congruence avec des structures familiales qui ne vont pas contester frontalement la violence du pouvoir.  La perspective d’une révolution a ainsi beaucoup plus de chance de se réaliser par le haut que par le bas.
4 Un  point d’appui récent sur des Etats vivant l’âge relationnel.
Mais l’État russe qui passe déjà difficilement le cap de l’âge institutionnel est retenu, voire confirmé dans son âge patrimonial par sa greffe sur les Etats de l’âge relationnel (Occident). Les richesses de l’immense empire peuvent être valorisées auprès des États devenus vassaux d’un mercantilisme privé. C’est bien évidemment le cas -véritablement caricatural- de l’Allemagne dont son mercantilisme permettra d’alimenter une rente gazière gigantesque accaparée par les détenteurs/défenseurs de l’âge patrimonial russe. De quoi nourrirnon pas avec des droits mais avec des marchandises- les dépendants du pouvoir russe.
De quoi, par conséquent, légitimer la forme patrimoniale du pouvoir par une population qui reste à l’écart des agitations du post-modernisme occidental. Mieux : de quoi distribuer des salaires considérables et du capital qui l’est davantage encore, à ceux qui s’engagent dans la machinerie militaire. C’est dire que malgré une démographie très difficile l’Etat patrimonial russe peut encore alimenter la machine de guerre par une offre suffisante de personnel : les chaines d’inscription à la guerre sont le point de départ d’un changement radical de niveau de vie pour nombre de familles de colons mais plus encore de colonisés dans l’immense empire. Au final de quoi connaître l’équivalent de la société de consommation occidentale dans un monde carcéral. Les immenses espaces de la Grande Distribution peuvent cohabiter avec ceux  des colonies pénitentiaires.
5 Un Etat sans limite territoriale
L’empire lui-même ne peut connaître de limite. Dans le cas de la colonisation occidentale, des barrières naturelles permettaient la distinction entre des colonies et des métropoles, elles-mêmes déjà marquées par les frontières des célèbres traités de Westphalie (1648). Simultanément, l’âge institutionnel et son débouché sur l’idée de citoyenneté et de droits de l’homme, délégitime rapidement le fait colonial occidental, lequel débouchera sur l’apparition de très nombreux Etats en formation au vingtième siècle. Historiquement, l’affaire ne fut pas facile et aurait pu l’être beaucoup moins encore en l’absence de barrières naturelles entre colonies et métropoles. Imaginons par exemple les difficultés supplémentaires- pourtant déjà  considérables- dans le cas de la France et de l’Algérie si cette dernière avait été directement accolée à la métropole.
 Le cas de la Russie, au regard de l’idée de décolonisation est très différent. Parce que l’âge patrimonial peut se pérenniser et que la colonisation s’est accompagnée de déportations, il est très difficile de connaître une décolonisation. La violence naturelle de l’âge patrimonial s’y oppose, et surtout il est facile de compter sur ce qui est devenu les minorités russophones réparties sur l’immense territoire. C’est ce qui est présentement vécu avec un mouvement complexe de décolonisation/recolonisation. En occident parce que le colon était très différent du colonisé, la décolonisation s’en finit pas de se radicaliser y compris et surtout dans les anciennes métropoles. En Russie colons et colonisés sont peu différents et le colonisé ne rejette pas la culture du colon. A priori impensable en occident, la recolonisation se trouve envisageable dans l’ordre Russe. Avec toutefois une limite : une colonisation vers des espaces fondamentalement étrangers à  l’espace russe (l’Afrique actuelle) se heurtera à des déboires majeurs. Il sera moins difficile de se réinstaller dans les ex territoires de l’Union Soviétique que d’occuper le sahel après évincement de la présence française.
6 Un Etat menaçant menacé ?
Et pourtant l’empire est plus ou moins menacé car les droits de l’homme frappent à la porte et les espoirs – fondés ou non – de l’âge relationnel s’affirment. Non pas nécessairement par le canal démocratique car une grande partie des droits de l’homme peut se vivre en dehors de la liberté démocratique, mais bien plutôt par le canal économique. L’économie prédatrice et rentière monopolisée par les tenants du pouvoir peut faire l’objet d’une contestation grandissante, voire se transformer en luttes de clans débouchant sur de possibles fragmentations. Et déjà, au quotidien, une difficulté croissante à gérer les conflits d’intérêts entre groupes de décisions et la peur qui, finalement, empêche toute innovation au niveau des microdécisions. Davantage encore, la digitalisation de l’économie et les espoirs du monde numérique favorisent la fuite hors de l’empire des plus modernes. De quoi accélérer la crise démographique. Au-delà des apparences nous sommes vraisemblablement dans la crise des Etats figés dans l’âge patrimonial.
7 Conclusions.
-Les réalités d’aujourd’hui sur le théâtre russe paraissent confirmer ce qui précède : le « sultanat électoral » que vient de vivre le pays ne semble guère embarrasser ce que chacun peut considèrer comme une distraction dominicale où l’on est invité au jeu du plébiscite comme on peut l’être au jeu de monopoly. C’est dire que la liberté au sens occidental n’a encore que peu de sens.
-La guerre est couteuse, et même avec une croissance ,  il deviendra de plus en plus difficile de jouer le jeu de la société de consommation avec des moyens de production qui se sont reconvertis en usines de guerre. La croissance peut certes s’accélérer  avec la généralisation d’une économie de guerre, mais elle ne pourra masquer durablement une perte des niveaux de vie.
-La guerre, elle-même, est un moyen de conserver un âge patrimonial menacé par des périphéries dissidentes qui pourraient déboucher sur  des exemples de réussite légitimant un âge relationnel : un succès économique et politique de l’Ukraine n’était pas acceptable. Une guerre qui soude une communauté est donc utile pour le pouvoir mais son cout devra se reporter sur les dépendants, plutôt sur les colonisés que sur les colons.
-Cette même guerre ne pourra que se limiter aux anciens espaces et La Russie, cruellement contestée dans sa volonté de devenir chef d’orchestre d’un Sud global,  devra probablement se retirer de l’Afrique.
-Enfin cette guerre développe ce qu’elle combat : le passage de l’État ukrainien d’un âge patrimonial à un âge institutionnel flirtant avec l’âge relationnel européen. Plus simplement exprimé, l’Etat Russe engendre à sa périphérie ce qu’il n’est pas,  et que classiquement on appelle « l’Etat Nation souverain ». Si le marché généralisé de l’âge relationnel connait quelque peine à souder une société,  La guerre de l’Etat Russe resté  patrimonial ne permettra pas davantage de souder et développera  des risques de rupture.
                               Jean-Claude Werrebrouck – 27 mars 2024.

https://www.lacrisedesannees2010.com/2025/02/le-tanleau-du-monde-peint-en-1945-a-yalta-n-existe-plus-1.html