6566 – La Russie et les oligarchies occidentales – par Karl-Jürgen Müller – 17 décembre 2024 – N°26 – Horizons & Débats –

La Russie et les oligarchies occidentales

Mille petits pas vers la paix


par Karl-Jürgen Müller – 17 décembre 2024 – N°26 – Horizons & Débats –
Il y a presque 20 ans, du 2 au 4 septembre 2005, le groupe de travail «Mut zur Ethik» a placé son congrès annuel sous le thème «Que faut-il pour plus de paix dans le monde?».
Plus de 50 experts du monde entier avaient discuté avec plusieurs centaines de participants de la question aux multiples facettes consistant à nommer les conditions à réunir pour plus de paix dans le monde. En feuilletant les 500 pages des actes du congrès1, on se rend compte dès la table des matières:
premièrement, que la question de ces conditions englobe presque tous les domaines de la vie et de la politique.
Et deuxièmement, que nous sommes aujourd’hui encore bien plus éloignés de la paix qu’à l’époque.
Pourtant, l’année 2005 et les années précédentes n’avaient pas été pacifiques du tout,
avec la guerre de l’OTAN contre la République fédérale de Yougoslavie en 1999,
celle de l’OTAN contre l’Afghanistan depuis 2001,
et celle de la «coalition des volontaires» dirigée par les Etats-Unis contre l’Irak depuis 2003,
tous trois des conflits contraires au droit international.


 A cette époque déjà, on voyait que les oligarques occidentaux n’avaient aucun scrupule à utiliser les moyens de pouvoir à leur disposition pour étendre et imposer leur volonté de domination. Et que cette volonté de domination des oligarques s’étendait à tous les domaines de la vie et de la politique, de la remise en question de la famille à l’utilisation la plus brutale des armes dans des guerres contraires au droit international.
    J’utilise ici le terme «oligarque» en référence à l’historien et anthropologue français Emmanuel Todd qui, dans son livre «La Défaite de l’Occident» (2024, ISBN 978-3-86489-469-5), parle d’«oligarchies libérales» en se référant aux Etats occidentaux.
Selon leurs constitutions, ces Etats seraient certes des démocraties libérales, mais dans la réalité, il s’agirait depuis de nombreuses années de systèmes dans lesquels la vie économique, sociale et politique est largement déterminée par seulement quelques puissants. La «libéralité» existerait surtout vis-à-vis des minorités: les quelques très riches et tous les «woke». Il oppose à cela le terme de «démocratie autoritaire» pour la Russie, car le pays est certes dirigé de manière centralisée, mais cette direction aurait à cœur les intérêts des citoyens du pays.

I -La contradiction de Poutine et ses conséquences

Moins d’un an et demi après ce congrès «Mut zur Ethik», la gouvernance occidentale a connu une contradiction publique significative, lors du discours du président russe Vladimir V. Poutine à la Conférence de Munich sur la sécurité, début février 2007.2
    Jusqu’en 2007, la politique occidentale avait misé sur une domination rampante sur la Russie, sans participation ouverte à un conflit.
Les chapitres consacrés à la Russie dans le livre de Zbigniew Brzezinski traduit de l’anglais «Le Grand échiquier: l’Amérique et le reste du monde»3 en témoignent de manière éloquente.
La recherche d’une telle domination existe depuis la fin de la guerre froide; elle s’étend du contrôle direct de la politique russe par des émissaires américains à Moscou jusqu’à l’élargissement de l’OTAN vers l’Est, la dénonciation de traités de désarmement et les projets de déploiement de positions dites de «défense» antimissile en Europe de l’Est, en passant par l’appauvrissement ciblé du peuple, le pillage des matières premières russes et le soutien dissimulé de forces séparatistes (par exemple lors des deux guerres de Tchétchénie).
Après 2007, on est passé à la confrontation ouverte, surtout sous la forme de sanctions et de guerres par procuration: en 2008 par exemple, avec l’échec lamentable en Ossétie du Sud.
La guerre qui a débuté en 2014 dans l’est de l’Ukraine et l’escalade de février 2022 s’inscrivent tout à fait dans cette ligne.
Il existe de nombreuses preuves qui démontrent que l’Occident a provoqué cette guerre afin d’isoler la Russie sur le plan international, de la ruiner économiquement et de lui infliger une «défaite stratégique» décisive permettant de procéder à un changement de régime et peut-être même de morceler le pays en de nombreuses parties ingouvernables mais faciles à exploiter, à l’instar des plans de «réaménagement» de l’Asie occidentale.4

II – Il n’a jamais été question que de l’Ukraine

Il n’a donc jamais été question uniquement de l’Ukraine et encore moins de son sort, mais des intérêts fondamentaux d’oligarques occidentaux. Cela explique la violence de la guerre en Ukraine («jusqu’au dernier Ukrainien») et l’escalade occidentale ininterrompue, nourrie de récits agressifs sur sa propre innocence et son rôle de victime.5
La «Déclaration conjointe des ministres des Affaires étrangères de l’Allemagne, de l’Espagne, de la France, de l’Italie, de la Pologne et du Royaume-Uni à Varsovie» et la «Résolution du Parlement européen sur le renforcement du soutien indéfectible de l’UE à l’Ukraine contre la guerre d’agression menée par la Russie et la coopération militaire croissante entre la Corée du Nord et la Russie» en sont des illustrations actuelles exemplaires.6
Cela explique également la grande méfiance russe vis-à-vis des récents discours occidentaux sur un cessez-le-feu.
    Avec la défaite qui menace désormais dans la guerre par procuration ukrainienne, les plans occidentaux à long terme risquent d’échouer.
Mais la volonté de puissance des oligarques occidentaux est toujours intacte. Le 27 novembre, dans une interview vidéo7, l’ancien colonel de l’armée américaine Douglas Macgregor a parlé d’ignorance et d’arrogance en évoquant l’attitude des responsables américains actuels, mais aussi à venir, qui ont conduit le monde au bord d’une troisième guerre mondiale. Et il est à craindre que l’évolution actuelle en Syrie donne un nouvel élan aux bellicistes occidentaux.

III – Discours de trêve sous la loupe

Les appels officiels occidentaux à un cessez-le-feu, que l’on entend désormais de plus en plus, doivent donc être examinés de très près.
  • Où voit-on un intérêt réel pour une issue au conflit en Ukraine et un accord entre partenaires de négociation égaux?
  • Où est-il question de créer les bases d’un ordre sécuritaire en Europe qui respecte les intérêts de tous les Etats européens en matière de sécurité?
  • Les oligarques américains sont-ils vraiment prêts à mettre fin à des décennies de pax americana pas du tout pacifique?
  • Où reconnaissons-nous une tromperie qui doit servir à dissimuler l’échec manifeste des efforts de guerre occidentaux et à miser à long terme sur la guerre ou la poursuite de la domination occidentale?
    Si l’on examine par exemple les nouvelles propositions de Volodimir Zelenski, mais aussi celles de Kellogg, le futur émissaire pour l’Ukraine nommé par Donald Trump, la balance penche encore vers la tromperie.

IV – Mettre fin à la guerre, mais comment?

Pour les soldats sur le front en Ukraine, pour les habitants du pays, en Europe et dans le monde en général, ce serait une bénédiction de déposer les armes, et le plus tôt serait le mieux. A l’attention de l’Occident, il faut toutefois ajouter: La politique russe n’est certes pas une politique du tout ou rien. Mais les responsables du pays savent ce qu’ils veulent, et ils savent aussi ce qui motive les oligarques occidentaux.
La Russie agit à visage découvert. Le pays n’acceptera pas de compromis boiteux. Et ce n’est pas seulement dans l’intérêt de la Russie.
Oui, la Russie    démontre actuellement aussi sa supériorité militaire! Mais les oligarques de l’Occident comprennent-ils, jusqu’à présent, un autre langage?
La Russie insistera sur sa condition sine qua non: une Ukraine qui ne représente plus de danger de guerre pour la Russie.
Une Ukraine qui renonce à sa revendication sur les territoires où la population a choisi ou choisit majoritairement la Russie. Une Ukraine qui ne fait pas partie d’une alliance militaire dirigée contre la Russie, que ce soit officiellement ou autrement. Une Ukraine qui cesse de discriminer les citoyens russophones.
Il ne peut y avoir de paix que si le cessez-le-feu est suivi d’un ordre sécuritaire durable.
    Au démarrage de véritables efforts diplomatiques en vue d’une solution de paix, les objectifs des partenaires de négociation ne seront pas identiques. Il est probable que le partenaire occidental poursuive au début des négociations des objectifs très différents de ceux du partenaire russe. Ce n’est pas une tragédie. Mais si l’ignorance et l’arrogance persistent, il n’y aura pas de solution négociée.

V – Il faut se débarrasser de l’image hostile de la Russie

L’agitation anti-russe de ces dernières années en Ukraine, comme dans presque tous les pays occidentaux, a empoisonné les relations entre l’Occident et la Russie. Cela ne pourra pas être guéri par une armistice ou un accord de paix. Mais l’exemple de l’histoire franco-allemande montre qu’il ne doit pas en résulter une hostilité éternelle. Si les responsables occidentaux se tournent vraiment vers la paix, cela aurait tout de même un effet notoirement apaisant.
    La paix serait toutefois encore mieux servie si les citoyens des Etats occidentaux (re)faisaient de leurs pays de véritables démocraties libérales, en agissant par petits pas successifs.•

1 Verlag Menschenkenntnis (éd.): Mut zur Ethik.
Was braucht es für mehr Frieden auf der Welt? XIII. Kongress vom 2. bis 4 September 2005 in Feldkirch/Vorarlberg
, Zurich 2006,
ISBN 3-906989-57-7
2 En traduction allemande, par exemple sur https://www.infosperber.ch/wp-content/uploads/2017/02/Putin-Muenchen-Rede-2007.pdf 
3 Brzezinski, Zbigniew. Die einzige Weltmacht. Amerikas Strategie der Vorherrschaft.
Frankfurt a.M. 1999, p. 130ff.

4 V. par exemple: Kurt O. Wyss. Die gewaltsame amerikanisch-israelische «Neuordnung» des Vorderen Orients. Aarau 2022, ISBN 978-3-033-09019-4
5 Les récits de l’innocence et de la victime sont également très répandus, en particulier dans les Etats d’Europe centrale et orientale qui faisaient partie de l’ancienne zone d’influence de l’Union soviétique. Les peuples de ces Etats ont été victimes de la politique soviétique, surtout après la Seconde Guerre mondiale. Toutefois, caractériser la politique russe de politique soviétique revient à contourner les faits historiques. Cela sert avant tout la propagande antirusse. La Russie d’aujourd’hui n’est pas une nouvelle Union soviétique.
6https://www.auswaertiges-amt.de/de/newsroom/2685616-2685616  du 19/11/24; décision du Parlement européen traduite en allemand: https://www.europarl.europa.eu/doceo/document/RC-10-2024-0191_DE.html  du 26.11.2024; voir aussi le commentaire du député européen sur la décision du Parlement européen Michael von der Schulenburg sur https://www.nachdenkseiten.de/?p=125590  du 2/12/24
7https://www.youtube.com/watch?v=gVshqS0UvXE


CARTE UKRAINE : situation sur la période du 13 au 16 décembre 2024
Situation générale :
• Les forces armées de la Fédération de Russie (FAFR) progressent sur l’ensemble des fronts et notamment en direction de Pokrovsk, une ville stratégique dont dépend l’industrie de défense ukrainienne pour approvisionner les aciéries en charbon à coke.
• En réponse aux frappes ATACMS des forces armées ukrainiennes (FAU), les FAFR ont lancé plusieurs attaques massives multi-vectorielles (94 missiles et 433 drones), dirigées principalement sur les installations énergétiques ukrainiennes.
• Les FAU ont frappé, avec des drones, une infrastructure militaire dans la ville de Grozny et bombardé un site pétrolier dans la région d’Orel.
Front Nord-Est (oblasts Kharkiv et Soumy) :
• Les FAFR ont progressé dans le secteur de Soudja. Front Est (oblasts de Louhansk) :
• Les FAFR auraient conquis une tête de pont dans les secteurs de Koupiansk et auraient franchi l’Oskil.
Front Sud (oblasts de Donetsk et Zaporijjia) :
• Les FAFR progressent dans les secteurs de Pokrovsk, Velika Novosilka et Andriivka.


https://www.zeit-fragen.ch/fr/archives/2024/nr-26-10-dezember-2024/russland-und-die-westlichen-oligarchien