6084 – 75 ans plus tard, la politique allemande se trouve en flagrante enfreinte de la Loi fondamentale – par Karl-Jürgen Müller – N° 9 du 7 Mai 2024 – Horizons & Débats


Karl-Jürgen Müller

par Karl-Jürgen Müller – N° 9 du 7 Mai 2024 – Horizons & Débats
En mai de cette année, la Loi fondamentale allemande ainsi que la République fédérale d’Allemagne auront atteint leurs 75 ans.

Le texte de la Loi fondamentale, avec ses principes essentiels, pourrait fonder ce qu’on a dénommé «patriotisme constitutionnel»1 (Dolf Sternberger). Parmi les principes essentiels, on trouve, entre autres, l’obligation pour toutes les autorités publiques non seulement de respecter la dignité humaine déclarée intangible, mais aussi de la protéger (article 1); de prendre la même attitude envers les droits de l’homme en tant que droits fondamentaux «inviolables et inaliénables», envers l’impossibilité de limiter ces droits fondamentaux dans leur essence (article 2 – article 19) ainsi qu’envers la préservation  de la démocratie, de l’État fédéral, de l’État de droit, de l’État social et de la séparation des pouvoirs (article 20).
    Le principe de paix y retrouve également une place centrale. Cet impératif découle de la dictature subie et des réalités de la Seconde Guerre mondiale meurtrière. Se détourner de la politique de paix signifie en général priver les citoyens de leurs droits. De cette orientation générale de servir la Paix font notamment preuve l’actuel préambule de la Loi fondamentale («servir la paix du monde»), ensuite l’obligation pour tous les habitants du pays de respecter les «règles générales du droit international» (article 25) et l’article 26, alinéa 1, qui dispose que «les actes qui sont de nature à troubler la coexistence pacifique des peuples et qui sont commis dans l’intention de le faire, notamment en préparant la conduite d’une guerre d’agression, sont anticonstitutionnels. De tels actes sont à poursuivre pénalement».

1 – Le libellé de la Constitution, pris à part,
n’est pas une garantie suffisante

Mais les mères et les pères de la Loi fondamentale savaient, eux aussi, que la Constitution, prise à la lettre, n’offre pas, à elle seule, la garantie d’une réalité constitutionnelle suffisante. C’est ce qu’avait montré l’expérience de l’histoire allemande depuis 1930. Ce furent en effet les années au cours desquelles la substance démocratique allemande, basée sur l’État de droit et la liberté de la Constitution de la République de Weimar, fut de plus en plus érodée par la politique et, après le 30 janvier 1933, complètement détruite, et ce à pas de géant.
    Les constituants se sont donc efforcés de trouver des garde-fous. L’un d’entre eux était le concept de «démocratie combattive». Il s’agissait, par exemple, de donner à la Cour constitutionnelle fédérale le droit de faire interdire un parti politique lorsque celui-ci, «par ses objectifs ou par le comportement de ses partisans, tendra à porter atteinte à l’ordre fondamental libéral et démocratique, à le supprimer même ou à mettre en danger l’existence de la République fédérale d’Allemagne» (article 21, paragraphe 2). Un autre moyen d’empêcher la déroute antidémocratique en est la clause de l’article 79, paragraphe 3, en vigueur dite d’éternité, qui décrète l’immuabilité des principes énoncés aux articles 1 et 20.
    Dans les années 60, l’Allemagne fut le théâtre d’un vif débat public sur les lois d’urgence autorisant l’Etat à prendre de telles décisions. En plus, la mise en danger de l’ordre constitutionnel pouvait également provenir de l’Etat lui-même et de ses mandataires, disait-on. Il en résulta que la Loi fondamentale fut complétée, en 1968, par le droit à la résistance, figé au paragraphe 4 de l’article 20, qui dit: «Tous les Allemands ont le droit de résister à quiconque entreprenant de supprimer cet ordre [constitutionnel], si aucun autre remède n’est applicable».

Ernst-Wolfgang Böckenförde

    Cependant, on oublie souvent ce que l’ancien juge de la Cour constitutionnelle fédérale allemande et professeur de droit public Ernst-Wolfgang Böckenförde avait formulé pour la première fois en 1964: «L’État libéral et sécularisé vit de conditions préalables qu’il ne peut pas garantir lui-même». Böckenförde voulait dire par là que l’État constitutionnel moderne et séculier ne peut pas produire lui-même ni imposer la condition indispensable à sa construction et à son existence, à savoir une attitude éthique et morale fondamentale correspondante de ses citoyens – y compris de ses hommes politiques – mais qu’il la présuppose ce qui le contraint d’en charger d’autres institutions. C’est surtout aux familles, à l’éducation et à la formation, aux écoles, à la culture (politique) et à la transmission de leurs fondements éthiques auxquelles il doit s’adresser.

2 – Ou en est l’Allemagne de nos jours ?

Ces dernières années, la Realpolitik de l’Allemagne s’est largement éloignée de l’ordre constitutionnel ayant pris forme dans la Loi fondamentale, de même du concept que d’autres institutions doivent assurer les conditions éthiques et morales nécessaires à cet ordre ou les recréer sans cesse. La liste des manquements est devenue très longue et s’allonge encore. La politique allemande et les organes de l’État dont elle a abusé ont gravement érodé la démocratie, l’État de droit et la séparation des pouvoirs.
Ils ont produit un écart problématique envers les droits fondamentaux innés aux textes de la Constitution ne respectant ni protégeant la dignité humaine que de manière douteuse. La famille, «noyau naturel de la société» (article 23 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques), est soumise à de nombreuses remises en question, et l’éducation et la transmission de la substance culturelle sont très mal en point2.
    Quant à l’office fédéral qui, de par son nom, porte la lourde responsabilité de la protection de la Constitution, à savoir l’Office fédéral allemand pour la protection de la Constitution (ainsi que ses offices régionaux dans les Laender), s’efforce depuis quelques années de clouer au pilori toute critique fondée de cette évolution destructrice. Et ceci depuis deux ans, avec la construction ciblée d’un concept sans fondement constitutionnel: celle de la soi-disant «délégitimation de l’État pour la protection de la Constitution».
Rupert Scholz

Dans ce contexte, le professeur de droit public allemand, Rupert Scholz, parle d’une «terreur exercée sur toute opinion déviante» montrant du doigt un président de la protection de la Constitution «violant lui-même la Constitution» ainsi que d’une «politique allemande qui se réalise «suivant ses critères idéologiques et non plus nos valeurs de base figées dans la Loi fondamentale allemande»3.

3 – Où conduira ce mépris de nos bases?

En Allemagne, de nombreux citoyens s’opposent publiquement, individuellement ou en association avec d’autres. Mais on observe également que les tendances hostiles à la liberté augmentent. Le manque de volonté de paix et la privation des droits des citoyens vont ensemble avec des campagnes publiques de diffamation, avec des images de l’ennemi créées par des médias mainstream et truffées de mensonges, avec le dénigrement agressif et autoritaire, l’abus de langage («Loi sur l’autodétermination», «Loi sur la promotion de la démocratie», et pareilles), l’exclusion sociale, tout cela en appliquant de plus en plus de mesures coercitives des autorités.
Ce tourbillon est pourtant ciblé puisqu’il est évident que l’on veut avant tout perturber et empêcher la pensée autonome du citoyen, sa parole libre, la cohésion sociale et le niveau de formation de ce qui constitue, dans chaque démocratie digne du nom, «le public» républicain.
    Respect à ceux qui ne se laissent pas intimider par cela. Dans ce contexte, c’est l’arrêt récent issu de la Cour constitutionnelle fédérale sur la liberté d’expression qui montre que l’opposition déterminée a eu un impact positif. Mais personne ne peut encore dire jusqu’où la politique de ceux qui représentent l’État allemand sont prêts à aller. Il est très probable qu’avec la consigne guerrière qui se cache dans le terme «délégitimation de l’État», les vis seront serrées davantage et que le carrousel de propagande s’accélérera. Tout est fait pour élargir la scission régnant parmi la société allemande qui a comme effet que les uns se prêtent plus facilement à être dressés contre les autres.

4 – La reconstitution éthique –
nécessité amère

Après le 30 janvier 1933, de nombreux Allemands se sont vus contraints de quitter le pays parce que leur vie et leur intégrité physique étaient menacées. D’autres ont choisi la voie de l’«émigration intérieure». Nous n’en sommes pas encore là dans l’Allemagne d’aujourd’hui. Pourtant ces jours-ci, en tant qu’Allemand à l’étranger, on comprend mieux les maux de nos exilés face à leur patrie.

 

    Cependant, quant aux exilés allemands après le 30 janvier 1933, ils ont pris des chemins variés. Parmi eux, certains intellectuels ont résigné face à la tragédie allemande dont plusieurs, désespérés, ont même mis fin à leurs jours. D’autres ont par contre pris position publiquement depuis l’exil. Les émissions de radio de Thomas Mann intitulées «Deutsche Hörer !», diffusées par la BBC britannique dans les années 1940-1945, ont atteint un grand nombre d’écouteurs clandestins allemands, malgré les risques très élevés qu’ils couraient. De telles voix ont contribué à créer un terreau intellectuel propice pour l’après-guerre. D’autres intellectuels émigrés se sont penchés intensément sur des concepts concrets en vue de l’avenir politique, économique et social de la nouvelle Allemagne post-dictatoriale.
Wilhelm Röpke

L’un d’entre eux était l’économiste et philosophe social Wilhelm Röpke avec ses enquêtes fondamentales sur l’économie sociale de marché. Après la guerre, ce sont surtout les exilés et les émigrés intérieurs qui agissaient de manière constructive, en accentuant la différence qui existe entre le peuple et la politique leur imposée, en niant la culpabilité collective allemande et prêts à renouer avec les Allemands de l’Après-guerre sans arrogance.
Rupert Scholz 2020

    Quelle que soit la manière dont on considère son propre statut et dont on organise sa vie : Ne pas se morfondre et ne pas désespérer, mais travailler à l’avenir du pays, est certes la meilleure façon de soutenir l’Allemagne vascillante. Rupert Scholz déclare, à la fin de son interview dans la Weltwoche, déjà citée4: «En fin de compte, je reste optimiste en ce qui concerne l’Allemagne.» Sa dernière phrase prend également tout son poids: «Il faudra du temps, beaucoup de temps.»


1 V. Horizons et débats No 18 du 29/08/23
2 De telles observations sont également témoignées par des personnalités qui sont associées habituellement au courant dominant ou qui peuvent encore y publier. Deux exemples récents sont une interview de Birgit Kelle sur les projets allemands de légalisation de la maternité de substitution et le contexte sociopolitique de ces projets. (https://www.nzz.ch/feuilleton/leihmutterschaft-wird-angesichts-von-paris-hilton-oder-kim-kardashian-glamouroes-vermittelt-ld.1824887  du 11/04./24) ainsi qu’un entretien avec Rupert Scholz, Professeur de droit public et ancien ministre allemand de la Défense, dans la Weltwoche du 18/04./24 (https://weltwoche.ch/story/brandmauern-haben-in-einer-demokratie-nichts-zu-suchen/ )
3 ibid.
4 ibid.

https://www.zeit-fragen.ch/fr/archives/2024/nr-9-30-april-2024/nach-75-jahren-deutschlands-politik-hat-sich-weit-vom-grundgesetz-entfernt


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