6061 – Violation flagrante de la neutralité et de la démocratie suisses – par Marianne Wüthrich -N° 8 du 23 Avril 2024 – Horizons & Débats –


Le Conseil fédéral refuse de signer le traité de l’ONU sur l’interdiction des armes nucléaires!

par Marianne Wüthrich, docteur en droit – N° 8 du 23 Avril 2024 – Horizons & Débats –
Le 27 mars 2024, le Conseil fédéral a annoncé qu’il n’adhérerait pas «pour l’instant» au Traité d’interdiction des armes nucléaires (TIAN). Cette déclaration réitère celles dans le sillon de 2018 et 2019.1
    Ce sont d’importantes nouvelles en provenance du Palais fédéral! Mais, malheureusement, il n’est pas nouveau pour nous autres citoyens que nos «serviteurs du peuple» violent le principe de neutralité, mais ce qu’ils s’arrogent actuellement dépasse tout. En effet, depuis plus de cinq ans, le Conseil fédéral passe outre la volonté du Parlement suisse, qui s’est pourtant clairement prononcé en 2018 déjà, en faveur de l’adhésion au Traité d’interdiction des armes nucléaires (voir encadré).
A – Les Suisses de l’étranger sont formels là-dessus: le Conseil fédéral doit signer


Force est de constater que c’est la voix des Suisses de l’étranger qui rappelle au Conseil fédéral la seule voie que la Suisse se doit d’emprunter, pour le bien d’elle-même autant que pour celui du monde, et ceci en ces termes limpides: «L’engagement de la Suisse en faveur de la résolution des conflits, du désarmement et d’un monde en paix fait partie de son identité. […] Il serait donc évident que le Conseil fédéral signe sans hésiter le traité d’interdiction des armes nucléaires de l’ONU. […] Une adhésion serait en outre l’expression de la tradition humanitaire de la Suisse. Malgré cela, le Conseil fédéral freine des quatre fers». (Revue Suisse, magazine pour les Suisses à l’étranger)2
B – Les Etats pacifiques adhèrent au Traité d’interdiction des armes nucléaires de l’ONU3
Le traité «contient une interdiction complète et explicite des armes nucléaires, il interdit donc l’utilisation, la menace d’utilisation, la fabrication, le stockage, l’acquisition, la possession, le déploiement, le transfert et les essais d’armes nucléaires ainsi que le soutien à ces activités interdites» (Communiqué de presse du Conseil fédéral du 27/03/24). Le TIAN va ainsi beaucoup plus loin que le «Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP)» de 1968, reconnu à l’époque par les cinq puissances nucléaires que sont les Etats-Unis, la Russie, la Grande-Bretagne, la France et la Chine, et depuis lors par pratiquement tous les Etats du monde.
Le TIAN est en vigueur depuis 2021 et a déjà été ratifié par 70 Etats, en majorité du Sud global, alors que les cinq puissances nucléaires citées ainsi que tout l’Occidentà l’exception des neutres que sont l’Irlande et l’Autriche!restent blancs sur la carte du monde.4 La Suisse aurait toutes les raisons de suivre l’exemple courageux de l’Irlande et de l’Autriche et de rejoindre les Etats pacifiques du monde. Au lieu de cela, «le Conseil fédéral juge que l’impact du TIAN est faible, car il n’est pas reconnu par les détenteurs d’armes nucléaires, mais aussi par presque tous les pays occidentaux et européens». His masters voice – la Suisse, autrefois neutre et indépendante, se voit donc, une fois de plus, blâmée devant le monde pacifique.

C – Le Conseil fédéral tente de s’en sortir
La neutralité de la Suisse correspond à la volonté de la grande majorité des Suisses selon tous les sondages et des plus de 132.000 signataires de l’initiative sur la neutralité qui vient d’être déposée. Certes, le Conseil fédéral affirme à juste titre dans son communiqué de presse que «l’utilisation d’armes nucléaires ne serait guère compatible avec le droit international humanitaire». Mais il se faufile ensuite à nouveau affirmant «que dans le contexte international actuel […] une adhésion n’est pas dans l’intérêt de la Suisse». Pourquoi pas? Dans son communiqué de presse, le Conseil fédéral ne nous donne pas de réponse plus précise. Il se contente d’indiquer qu’il a adopté le 27 mars son rapport sur un postulat du Parlement. Il vaut la peine de jeter un coup d’œil à ce rapport.


E – L’adhésion aurait des«conséquences négatives sur la collaboration avec l’OTAN»
Dans le rapport du 31 janvier 2024 sur les «Conséquences d’une adhésion de la Suisse au Traité d’interdiction des armes nucléaires sur la politique étrangère et de sécurité de la Suisse»5, nous nous heurtons, une fois de plus, contre le climat étrangement belliciste  caractérisant le raisonnement du Conseil fédéral. Nous épargnons à nos lecteurs les accusations absurdes contre la Russie, dont le «recours à la force militaire» aurait incité de nombreux Etats européens à «renforcer leur état de préparation à la défense» – on ne pourra défendre des hypothèses plus tordues. Et nous constatons avec un déplaisir croissant que le Conseil fédéral s’extasie à nouveau devant l’adhésion de la Suède et de la Finlande à l’OTAN (et l’adhésion à l’UE qui l’a précédée) quand il écrit:
«Deux Etats qui ont cultivé une longue tradition de neutralité pendant la guerre froide et qui sont passés plus tard, avec l’adhésion à l’UE et l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne, du statut d’Etats neutres à celui d’Etats non alignés, sont maintenant parvenus à la conviction que leur sécurité est mieux garantie au sein de l’OTAN». (Rapport, p. 2) On voit bien où cela tend.
    Sous le titre «Risques» (de l’adhésion au TIAN), le rapport entre dans le vif du sujet: «Même si, en l’état actuel des connaissances, la coopération militaire actuelle ne devrait pas être directement concernée, une adhésion au TIAN compliquerait la position de la Suisse envers les partenariats de la sécurité. Ceci en particulier vis-à-vis de l’OTAN, qui est une alliance nucléaire déclarée et qui le restera dans un avenir prévisible». (p. 3)
Pourquoi l’adhésion au TIAN «compliquerait»-elle la relation de la Suisse avec l’OTAN?
La Revue Suisse dit clairement ce qui est passablement mis en sourdine à la page 4 du rapport actuel, en se basant sur un document de l’administration fédérale datant de 2018: «Il y est dit qu’en cas d’attaque armée, la Suisse coopérerait avec une certaine probabilité avec des Etats ou des alliances dotés d’armes nucléaires. En adhérant au Traité de non-prolifération nucléaire, la Suisse se fermerait donc l’option de se placer explicitement sous un parapluie nucléaire dans le cadre de telles alliances [il s’agit de l’OTAN et de l’UE]»6.
    En clair, en refusant le TIAN avec ce raisonnement-ci, le Conseil fédéral mise en toute apparence sur l’adhésion de fait de la Suisse à l’OTAN. D’où aura-t-il pris un tel mandat?

F – La sécurité pour la Suisse neutre – question brûlante
Se perdant en toute évidence dans ses conjectures, le Conseil fédéral omet la question cruciale: celle de savoir si la Suisse serait réellement plus en sécurité sous le parapluie nucléaire ou conventionnel de l’OTAN (et le Sky Shield de l’OTAN-UE) qu’en tant qu’Etat neutre pendant plus de 200 ans. Pour chacun se rappelant des faits de l’Histoire de la Suisse, la réponse est claire. C’est en toute évidence grâce à sa neutralit que la Suisse a pu rester à l’écart de toutes les guerres qui ont fait rage autour d’elle, notamment les deux terribles guerres mondiales du XXe siècle.
 L’ambassadeur russe en Suisse, Sergei Garmonin

    Une deuxième question, non moins importante: contre qui l’OTAN devra-t-elle nous protéger? L’ambassadeur russe en Suisse, Sergei Garmonin, a récemment fait remarquer, lors d’une conférence à Kloten, que l’on entendait de la part du DDPS (Département fédéral de la défense, de la protection de la population et de la sécurité) que «la Russie pourrait utiliser des chars ou même sa flotte de guerre (!) contre la Suisse, pays enclavé». Il a insisté sur le fait qu’en réalité, la Russie n’avait jamais attaqué la Suisse (à l’exception du général Souvorov, qui s’est battu contre les Français sur le territoire suisse aussi, occupé alors des forces armées françaises (lors de la bataille de Zurich à la fin du 18e siècle), et n’avait pas l’intention de le faire aujourd’hui.
Président Poutine

    L’ambassadeur russe a également rappelé que le président Vladimir Poutine avait récemment réaffirmé qu’il n’avait pas l’intention d’attaquer l’OTAN. Mais, comme Sergueï Garmonin a donné à réfléchir à la Suisse, un rapprochement avec l’OTAN n’aide pas la Suisse dans ses relations avec la Russie.7
G – Rester un pays neutre et apporter sa contribution
Un aspect du rapport du Conseil fédéral doit encore être repris: «Parmi les risques possibles d’une adhésion, il y a le fait que le TIAN soit peu compris, voire clairement rejeté, par des acteurs internationaux de poids et par les partenaires bilatéraux et multilatéraux de la Suisse». (p. 4)
   Le fait que les grandes puissances (lesquelles?) aient «peu de compréhension» pour le point de vue de la neutralité n’est pas nouveau.
C’est l’Histoire même qui nous instruit: régulièrement, les puissances belligérantes ont demandé à la Suisse de se positionner de leur côté. C’est le lôt du neutre de ne pas être «compris» par les puissances belligérantes. Mais même si les centres de pouvoir ne comprennent pas le point de vue neutre de la Suisse, l’essentiel est que nous comprenions nous-mêmes la neutralité comme le fondement de notre État et de notre action dans le monde.


    En effet, ce n’est que sur la base de sa neutralité que la Suisse peut apporter sa contribution à la paix, par le biais de l’engagement indispensable du CICR et par sa volonté de faire bénéficier de ses bons offices tous les belligérants qui le souhaitent.
    Dans la guerre en Ukraine également, nos conseillers fédéraux seraient bien inspirés de se rappeler que le travail de paix de la Suisse n’est pas possible s’ils sanctionnent une partie et fournissent – directement ou dans le cadre d’un échange circulaire – des armes à l’autre partie belligérante.
Et dans la guerre de Gaza, le Conseil fédéral et le Parlement ne doivent pas se laisser dissuader de soutenir de toutes leurs forces le CICR et les organisations humanitaires de l’ONU, en particulier l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine (UNWRA), afin qu’ils puissent apporter un peu de lumière dans l’enfer des habitants de Gaza.

1 «Traité sur l’interdiction des armes nucléaires: le Conseil fédéral maintient sa position à l’heure actuelle» Communiqué de presse du 27/03/24
2 Forster, Christof. «Interdire les armes ucléaires? En principe oui, mais …». Revue Suisse No 2 mars 2024
3 TPNW: Treaty on the Prohibition of Nuclear Weapons
4(https://www.icanw.org/signature_and_ratification_status )
5Bericht zum Postulat 22.3800 Dittli du 27/09/22
6 Forster, Christof. « Interdire les armes ucléaires? En principe oui, mais…». Revue Suisse No 2 mars 2024
7 Conférence à Kloten du 22 mars 2024

Le Conseil fédéral agit contre la volonté manifeste du Parlement
Simultanément avec le communiqué du Conseil fédéral, le Parti socialiste témoigne de son mécontentement dans un communiqué de presse intitulé «Le oui au traité d’interdiction des armes nucléaires s’impose» dans ces termes: «Pour l’énième fois, le Conseil fédéral s’est prononcé aujourd’hui contre la signature et la ratification du traité d’interdiction des armes nucléaires. Le PS critique vivement cette décision qui va à l’encontre de la volonté clairement exprimée par le Parlement et exige une réponse rapide. […] Le gouvernement suisse n’a toujours pas signé le traité, bien que le Conseil national et le Conseil des Etats aient adopté une motion correspondante du conseiller aux Etats socialiste Carlo Sommaruga, et ce en 2018 déjà.» Et le PS de conclure que «le mandat au Conseil fédéral est donc déjà donné depuis longtemps».
L’extrait suivant du vote du conseiller national de l’époque, Carlo Sommaruga, mérite d’être cité: «Aussi incroyable que cela puisse paraître, malgré les 250000 morts causés par les deux bombes larguées sur Hiroshima et Nagasaki en 1945, les armes nucléaires n’ont jamais été interdites, contrairement aux armes biologiques, interdites en 1975, et aux armes chimiques, interdites depuis 1997. Il ne fait pourtant aucun doute que l’utilisation d’armes nucléaires a des conséquences désastreuses pour les populations civiles. Comme le soulignent le CICR et son président [de l’époque] Peter Maurer, les armes nucléaires sont par définition contraires aux Conventions de Genève, dont nous sommes les dépositaires et qui interdisent de s’en prendre aux civils dans les conflits armés».
Un mandat du Parlement, élu par le peuple, au Conseil fédéral, limpide comme l’eau de fontaine. Il est tout de même incroyable que le Conseil fédéral s’obstine à en passer outre – depuis plus de cinq ans maintenant!


Sources : Communiqué de presse du PS Suisse du 27/03/24. https://www.sp ps.ch/artikel/2024/03/27/ 
Procès-verbal des débats parlementaires du 5/06/ et du 12/12/18. https://www.parlament.ch/de/ratsbetrieb/amtliches-bulletin/amtliches-bulletin-die-verhandlungen?SubjectId=44998 
La participation de la Suisse aux exercices militaires de l’OTAN selon l’art. 5 signifierait «de facto l’abandon de la neutralité suisse»
mw. La Commission de la politique de sécurité du Conseil national a adopté, le 20 février 2024, «par 16 voix contre 8 et une abstention la motion 24.3012 qui charge le Conseil fédéral d’adapter le droit pertinent de manière à interdire les exercices conjoints avec l’OTAN simulant le cas d’alliance au sens de l’article 5 du Traité de l’Atlantique Nord. La majorité de la commission est d’avis qu’une coopération avec l’OTAN impliquant la participation à de tels exercices signifierait de facto l’abandon de la neutralité suisse. Elle prend acte du fait que de tels exercices ne sont pas prévus actuellement mais souhaite signaler au Conseil fédéral, par cette motion, où elle voit les limites d’une éventuelle coopération avec l’OTAN.»
Il faut espérer que cette motion sera approuvée par les deux chambres – bien que l’armée suisse ne doive, idéalement, pas du tout participer à des exercices de l’OTAN.
Source: communiqué de presse de la Commission de la politique de sécurité du Conseil national (CPS-N) du 20 février 2024

Scandale de la politique de neutralité: le Conseil fédéral décide d’adhérer au «European Sky Shield»
mw. Le 10 avril, le Conseil fédéral a encore ajouté une corde à son arc dans son programme de démantèlement de la neutralité: il a décidé d’adhérer à l’«European Sky Shield Initiative» (ESSI). Celle-ci a été «lancée en août 2022 et se fonde sur la nécessité de renforcer la défense aérienne en Europe et de mieux regrouper les efforts». On apprend ensuite que «entre-temps, onze Etats ont signé la déclaration d’adhésion au MoU [Memorandum of Understanding]».

La Suisse fait donc partie des onze premiers signataires – le tandem Amherd/Cassis fait vraiment preuve de zèle, vu le fait que nous ne faisons partie ni de l’OTAN ni de l’UE!

Selon le communiqué de presse, il s’agit avant tout pour la Suisse
«d’une meilleure coordination des projets d’acquisition, de la formation ainsi que des aspects logistiques dans le domaine de la défense aérienne basée au sol». Le Conseil fédéral souligne en outre que même après la signature de la déclaration d’adhésion, «la Suisse décide toujours librement» où et dans quelle mesure elle souhaite participer à l’ESSI: «La signature de la déclaration d’adhésion au MoU ne crée aucune obligation». Tout est donc inoffensif?

Si c’est le cas, comment se fait-il que la Suisse et l’Autriche ont dû inscrire, dans une déclaration complémentaire
«leurs réserves en matière de droit de la neutralité» afin «d’exclure toute participation ou collaboration à des conflits militaires internationaux? [souligné par mw]. L’affaire n’est apparemment pas entièrement anodine.
Quel rôle jourera la Suisse dans le «système de défense aérienne» de l’UE/OTAN contre la Russie?
L’attitude négative envers le oui officiel est basée sur la volonté du maintien de la neutralité intégrale. Le oui officiel face à une initiative de l’OTAN est un pas en plus envers l’approchement militaire de la Suisse de l’OTAN, basée sur une menace militaire à caractère purement hypothétique, comme le montre une récente dépêche de l’agence de presse britannique Reuters intitulée: «La Suisse neutre rejoint le projet de défense European Sky Shield». On y commente le cas en ces termes: «L’initiative European Sky Shield (ESSI) est un système de défense aérienne commun lancé par l’Allemagne en 2022 pour renforcer la défense aérienne européenne – un sujet qui a été davantage mis en avant depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie»[souligné par mw.]
Sources: «Bundesrat beschliesst Beitritt zur European Sky Shield Initiative»; communiqué de presse du 10 avril 2024; «Neutral Switzerland joins European Sky Shield defence project; Reuters du 10 avril 2024.

https://www.zeit-fragen.ch/fr/archiv/2024/nr-8-16-april-2024/eklatanter-verstoss-gegen-neutralitaet-und-demokratie