Patrick Lawrence
par Patrick Lawrence* – N° 1 du 16.01.24 – Horizons & Débats
La politique américaine en mode «spectacle»
Ces Israéliens: ne sont-ils pas parfois trop sincères? C’est très déprimant de les entendre déclarer, en termes nets et clairs qu’ à Gaza, les forces de défense israéliennes ont l’intention de procéder au nettoyage ethnique du territoire des Palestiniens, ou qu’ils considèrent les Palestiniens – en se référant à la langue du Troisième Reich – comme étant des animaux sous-humains qui devraient être abattus, ou que la brutalité des forces armées israéliennes, faisant référence aux transferts forcés et violents de 1948, est conçue selon eux comme la Nakba2.
1 – La vérité claire et limpide est pourtant la dernière chose dont l’empire a besoin
Finalement, on ne peut pas simplement dire ce que l’on pense si l’on veut collaborer avec les Etats-Unis dont les cercles dirigeants ont adopté depuis longtemps la pratique de dissimuler leur mode de pensée et d’action. Si ces gens règnent sur un empire, fait qu’il faut absolument dissimuler envers leurs propres citoyens, il en résulte que la vérité est la dernière chose dont ils ont besoin.
De hauts fonctionnaires israéliens ont commis cette erreur à plusieurs reprises depuis que l’incursion du Hamas dans le sud d’Israël, il y a trois mois, a déclenché la barbarie dont nous sommes désormais les témoins au quotidien. Comme nous l’avons déjà signalé, ils l’ont à nouveau commis cette semaine, lorsque deux de leurs homologues ont déclaré haut et fort que le projet Gaza était en fait un nettoyage ethnique visant à disperser aux quatre vents les plus de deux millions d’habitants de la bande de Gaza.

Itamar Ben Givr et Bezalel Smotrich
Il s’agit en fait d’Itamar Ben Givr et Bezalel Smotrich, respectivement ministre de la sécurité nationale et ministre des finances, donc des personnalités de haut rang au sein du gouvernement de coalition du Premier ministre Benjamin Netanyahu, organisant leur – comment dire autrement – «freak show». A l’adresse des incrédules (on les comprend): ci-dessous donc voici quelques-unes des déclarations à la lettre, formulées le jour du Nouvel An, devant l’aile dure de leurs deux partis respectifs situés à l’extrême droite.
Ben Givr a dit:
«La guerre offre l’opportunité de se concentrer sur la promotion de la migration des habitants de la bande de Gaza […]. Il s’agit d’une solution correcte, juste, morale et humaine. Nous ne pouvons nous retirer d’aucun territoire de la bande de Gaza. Non seulement je n’exclus pas une implantation juive là-bas, mais je la considère comme importante […]».
Et Smotrich de dire, le même jour:
«La bonne solution [est] d’encourager la migration volontaire des habitants de la bande de Gaza dans des pays prêts à recevoir les fugitifs. […] Israël s’apprête à établir le contrôle durable de la bande de Gaza, ce qui inclut la création de nouvelles colonies.»
Le choix de termes du genre de «promotion de la migration» ainsi que «migration volontaire» est, sous les conditions régnantes, bizarre adapté au goût d’un Anthony Blinken. En fait, employant ces notions, les deux ministre mentionnés ci dessus ont désigné en fait une opération de nettoyage ethnique, comparable en effet avec al-Nakba – une donnée qui n’a certainement pas échappé à l’attention du Secrétaire d’États américain.

Pour compléter ce quatuor cynique, voici la déclaration du Ministère des Affaires étrangères états-unien du 2 janvier1, le lendemain de l’entretien entre Ben Givr et Smotrich. Je vais la citer intégralement:
«Les Etats-Unis rejettent les récentes déclarations des ministres israéliens Bezalel Smotrich et Itamar Ben Gvir, se prononçant en faveur de la réinstallation des Palestiniens en dehors de la bande de Gaza. Cette rhétorique est incendiaire et irresponsable. Le gouvernement israélien, y compris le Premier ministre, nous a fait savoir à plusieurs reprises et de manière cohérente que de tels propos ne reflétaient pas la politique du gouvernement israélien. Elles devraient cesser immédiatement.
Nous avons exprimé de manière claire, cohérente et sans équivoque que la bande de Gaza est et restera une terre palestinienne, dans laquelle le Hamas n’a plus le contrôle de son avenir et dans laquelle aucun groupe terroriste ne peut plus menacer Israël. C’est l’avenir auquel nous aspirons, dans l’intérêt des Israéliens et des Palestiniens, de la région environnante et du monde entier.»
Nous n’aimons pas la rhétorique incendiaire, le Premier ministre Netanyahu non plus, et pour les Palestiniens, Gaza restera Gaza lorsque ce massacre sera terminé – voilà la quintessence de la réponse hypocrite du Département d’Etat.
La deuxième des assertions résumées ci-dessus est manifestement falsifiée, car Netanyahu a employé, à de nombreuses occasions un langage correspondant «au niveau» des déclarations les plus racistes de ses ministres.
En fait, Israël négocie actuellement des accords de relocalisation avec l’Égypte et d’autres pays de la région.
Dans ces conditions, l’idée que la bande de Gaza resterait terre palestinienne est assez fantaisiste.
Restons un instant aux termes de «les Etats-Unis rejettent les récentes déclarations» et «ils devront arrêter immédiatement». L’importance réside ici dans le non-dit. Etant donné que le régime Biden continue de financer et d’approvisionner le comportement criminel d’Israël à Gaza et qu’il refuse tout appel au cessez-le-feu, nous devons conclure que le Département d’Etat se soucie avant tout de la présentation publique «appropriée» de ses actes. Ce qui aboutit au message «crypté»:
«Continuez à faire ce que vous faites, mais cessez de dénommer sans ambage ce que vous faites! Y a-t-il une autre façon de lire la réponse savamment ciselée selon le style diplomatique employé du Ministère des Affaires étrangères américain? Voilà donc «l’art» pervers du texte et de son sous-texte dans sa perfection!

2 – Les voyages de Blinken révèlent les vrais objectifs dissimulés
Anthony Blinken
Anthony Blinken entame son quatrième voyage au Moyen-Orient et ses environs depuis le début des hostilités entre Israël et le Hamas, le 7 octobre 2023.
En Grèce, en Turquie, en Égypte, en Arabie saoudite, au Qatar, aux Emirats arabes unis, en Jordanie et, bien sûr, en Israël, Blinken tentera d’amener les Israéliens à améliorer «l’esthétique» de leurs attaques et d’empêcher que la guerre, qui n’en est pas une, ne déclenche un conflit régional.
Matthew Miller
Selon Matthew Miller – porte-parole du département d’Etat, qui a signé la déclaration du 2 janvier, il sera confronté à des «questions difficiles» et à des «décisions difficiles». Mais lui, Blinken, n’annoncera aucun changement de la politique américaine.
La situation restera donc inchangée. «Rien ne changera fondamentalement», pour reprendre l’assurance donnée par Joe Biden à Wall Street, lors de sa campagne de 2020.
Les Etats-Unis soutiennent les Israéliens dans leur nettoyage ethnique de la bande de Gaza. Il leur demande de mieux camoufler leurs actions ceci dans le but que les autres acteurs acceptent cette présentation tout en gardant leur mutisme officiel. Pour autant que nous le sachions – considérez l’itinéraire instructif de Blinken – il serait en train d’assister aux préliminaires pouvant déboucher sur la réinstallation de négociations entre Israël et d’autres gouvernements.
Six mois après le début de la guerre par procuration menée par le régime de Biden en Ukraine, alors que les choses ne se passaient déjà pas de manière brillante pour le régime de Kiev, les personnes attentives avaient remarqué les écarts croissants entre la guerre telle qu’elle était présentée à Washington (et dans les médias dans son obédience) et la guerre telle qu’elle est, pour autant que l’on puisse en juger par les reportages des journalistes indépendants. A la fin de l’année 2022, cela m’a poussé à l’observation suivante, publiée dans un commentaire intitulé «War as Presentation» (Les écarts entre la guerre réelle et sa présentation médiatique):
«Il saute aux yeux qu’à ce stade, nous assistons à deux guerres lorsque les forces armées ukrainiennes affrontent l’armée russe. Il y a la guerre présentée, la méta-guerre, pourrait-on dire, et il y a la guerre menée, la guerre qui se déroule très réellement sur le terrain et qui n’a donc rien de méta.»
John Pilger
Il est vrai que les déclarations officielles erronées en temps de guerre ne datent pas d’hier. Mais comme John Pilger, hélas récemment décédé, l’a souligné dans un discours2 prononcé juste après le coup d’Etat à Kiev en 2014, fomenté par les Etats-Unis:
«l’ère de l’information est en fait une ère des médias. Nous nous trouvons face à la guerre par les médias, à la censure par les médias, à la démonologie par les médias, aux châtiments par les médias et à nos scissions par les médias – une sorte de chaîne de montage surréaliste ou s’entassent les clichés préfabriqués et les fausses hypothèses.»
Avec ces observations, Pilger met le doigt sur ce qui est devenu évident ces derniers temps: que le monde qui existe réellement et celui qui nous est présenté se dédoublent, et ceci en s’écartant de plus en plus l’un de l’autre de sorte que nous n’arrivons à discerner ces deux choses, la réalité et son simulacre, qu’avec considérablement d’effort.

Lorsque j’ai réfléchi à cette étrange condition à différents moments depuis la lecture du discours de Pilger, prononcé lors d’un symposium californien, je me suis rappelé un livre de Guy Debord, intitulé «The Society of the Spectacle» (La société du spectacle), sorti un an avant les événements de 1968 à Paris. Il s’agit d’un livre qui s’est avéré avoir exercé, depuis lors, une influence durable sur considérablement de gens. Le livre présente essentiellement la critique sévère, en perspective de gauche, du capitalisme de consommation mettant le point sur les vraies dimensions de l’état de rêve dans lequel le «fétichisme de la marchandise» est capable de malmener notre perception. Il y affirme que «l’impérialisme tardif» avait, dès les années 1960, transformé les populations occidentales en pures spectateurs et les événements en simples représentations de la réalité, en ce qu’il dénomme «le spectaculaire», terme réussi. Selon lui, à partir de là, les images se mettaient à la place des réalités:
«Tout ce qui était autrefois vécu directement se transforme, devant nos yeux, en simple représentation […] Le spectacle est beaucoup plus qu’un pure collection d’images, il s’est mis à la place d’une relation sociale entre les personnes, médiatisée par les images.»
Debord s’intéressait à l’art, à la culture, à la société, à la théorie (et à la boisson, comme il se plaît à mettre en évidence dans «Panégyrique», un bref ouvrage qu’il a écrit à la fin de sa vie). Il semble qu’il n’ait eu que peu d’intérêt pour la politique étrangère ou les affaires étrangères. Mais il est permis de constater aujourd’hui que son analyse de la représentation moderne, la transformation du réel en spectacle, ainsi que du rôle central que joue l’image dans notre vie sociale et politique est pertinente et apporte beaucoup, notamment à ceux suivant les relations internationales, les guerres et le rôle réservé à l’Amérique dans l’époque de l’impérialisme tardive.
3 -La politique des Etats-Unis – entre l’être et le paraître
La politique étrangère en tant que représentation, comme spectacle – je dois avouer que je ne connais pas toutes les implications de cette réalité, et en plus son aspect métaphysique n’est pas facile à discerner. L’Amérique se trouve exposée à un ensemble de politiques reposant amplement sur la violence ou la menace de violence, sur la coercition ou sur l’une ou l’autre forme de corruption. A cela s’ajoute la présentation de la politique américaine dans le sens évoqué dans ces lignes, représentation liée à son attachement affiché aux droits de l’homme, à l’autodétermination de tous les peuples, à son engagement en faveur de la démocratie, etc.
Pour mesurer l’écart de ces affichages à la réalité, il suffit de reprendre la réponse du département d’État aux déclarations, réelles et véridiques, des responsables israéliens sur ses intentions à Gaza.
Lisez-les, comparez! Voilà donc la politique étrangère en tant que spectacle. Notez la référence aussi, constamment répétée, à «l’ordre international fondé sur des règles»: C’est la formule qu’Antony Blinken et consorts ont donné à leur manière de faire représenter la politique étrangère américaine devant le monde.
Face à John Pilger ayant annoncé la nouvelle ère qui préconise les guerres menées avant tout par le biais de l’information, nous voyons où cela nous mènera. L’espace entre la politique et sa représentation ne cesse de s’élargir, me semble-t-il, ôtant aux citoyens de plus en plus leurs capacités de discerner ce que l’Amérique fait dans le monde pour du vrai, ou bien face aux événements dans leur ensemble. La structure du spectacle, en sa capacité d’occulter de plus en plus la réalité, permettra aux groupes de pression politiques de conduire les relations des Etats-Unis de manière toujours plus douteuse et redoutables. Les intrusions incessantes dans nos esprits au nom de la «guerre des mentalités» que l’OTAN, ayant inventé le terme,3 dénomme « la bataille pour le cerveau humain», nous accompagneront donc toujours.

Président Kennedy
Récemment, j’ai édité l’article d’un collègue sur le célèbre discours de rentrée prononcé par le président Kennedy4 à l’American University, le 10 juin 1963. J’ai été profondément frappé en relisant ses remarques sur la paix mondiale, non pas en tant qu’idéal angélique mais comme une réalité réalisable, notamment par son argument vigoureux selon lequel un monde violent, divisé et désordonné n’est pas aussi inévitable qu’on le pensait généralement au milieu de la Guerre froide. Lisez le discours et gardez à l’esprit ce que vous en pensez. Quant à moi, ce qui m’a électrisé a été la pure réalité se manifestant dans la pensée de Kennedy. Le moins que j’en puisse dire c’est que dans son discours, il n’y avait pas le moindre spectacle, pas de représentation tronquée, mais amplement son contraire.
Kennedy qui, à partir de ce discours, n’avait plus que cinq mois à vivre, a dit ce qu’il pensait. En le lisant, ces temps-ci, on est absolument certain qu’il pensait ce qu’il disait.
Par contre – dans quels déserts, ceux qui prétendent nous diriger, se sont-ils donc égarés, combien leur esprit est-il devenu pitoyable, combien le travail de redressement reste-t-il formidable, – il faut donc pourtant se donner la chance de le commencer. •
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Patrick Lawrence, de longue date correspondant à l’étranger, notamment pour l’«International Herald Tribune», est chroniqueur, essayiste, auteur et conférencier. Titre de son dernier livre: «Time No Longer: Americans after the American century». Yale 2013. Sur Twitter, Lawrence était accessible sous @thefloutist avant d’être censuré sans commentaire. Patrick Lawrence est accessible sur son site web: patricklawrence.us. Soutenez son travail en consultant patreon.com/thefloutist.
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