
Le discours de John F. Kennedy du 10 juin 1963 à l’American University à Washington D.C.
par Karl Jürgen Müller – N° 27 du 3 janvier 2024 – Horizons & Débats
L’année 2023 ne doit pas s’achever sans que nous nous rendions compte d’un fait amplement confirmé: chaque homme ou femme politique ainsi que chaque État de ce monde déchiré se trouve non seulement face à des tâches et des devoirs fondamentaux, mais ils doivent également les accomplir, et ceci dans la légalité. Les violations du droit par la classe politique et l’État, commises dans nos pays au nom de constructions mentales telles que «raison d’État», «état d’urgence», «situation d’urgence particulière» ou autres, représentent un danger immense. En général, derrière de telles constructions évasives se cachent non seulement la violation du droit et le retour à des conditions absolutistes, mais également de politique de puissance ou belliciste de plus en plus agressive.
L’éthique politique en démocratie, telle qu’elle a été formulée par exemple par les acquis du droit naturel1, attribue à la politique et à l’État comme tâche primordiale la garantie de la paix, intérieure et extérieure. Les responsables politiques ainsi que l’État doivent garantir aux personnes vivant sur le territoire national qu’ils puissent jouir de leurs libertés citoyennes sans entraves, dans l’égalité du droit, de la liberté et de la dignité. Cela signifie par exemple qu’ils peuvent s’associer librement à autrui et collaborer avec des individus ou groupes de leurs choix.
Or le constat suivant s’impose: nos élites politiques et nos gouvernements sont en train de s’éloigner de ce cadre longtemps généralement admis. Ils sont devenus trop nombreux ceux qui réduisent l’éthique politique à des idéaux irréalistes. En effet la réalité contraindrait les élites politique et les gouvernements à une pure politique de pouvoir débouchant souvent sur les conflits armés, donc sur la guerre. Pour eux, la paix ne serait qu’une utopie déconnectée de la réalité, l’éthique et la morale seraient par conséquent mal placées dans la realpolitik.
Le bref regard sur le passé et le présent montrent cependant qu’il y a eu et qu’il y a encore des hommes et des femmes politiques de renom s’adonnant et persévérant encore dans cette compréhension de l’éthique politique. Ils ont ainsi agi et agissent toujours selon cette pulsion éthique intérieure. Parmi eux se trouvent ceux devenus charismatiques, des personnalités capables de donner des orientations concrètes à leurs peuples – même s’ils se sont sentis et se sentent toujours menacés par une résistance souvent violente aussi car leurs plans n’ont pas pu et ne peuvent pas être réalisés immédiatement.
Dans ce contexte, il convient de rappeler le Discours sur la paix du Président américain John F. Kennedy, prononcé le 10 juin 1963 devant un auditoire composé des professeurs enseignants et des étudiants de l’American University à Washington D. C. Il convient également de rappeler ce discours exceptionnel et mémorable puisqu’aujourd’hui, 60 ans plus tard, des discours manifestant une telle force éthique se sont dissipés presqu’entièrement (passons les actes qui y sont liés) parmi nos responsables politiques, au moins dans l’hémisphère occidentale. Actuellement, de telles paroles ne résonnent que dans d’autres régions du monde.
1 Kennedy, Khrouchtchev et la crise de Cuba

John F. Kennedy a prononcé son discours un peu plus de six mois après la gestion de la crise de Cuba. Le monde était passé tout juste à une guerre nucléaire («we’ve just lucked out», nous l’avons échappé belle) selon la fameuse formule du conseiller politique McNamara, intimement impliqué, notamment parce que ce ne sont pas les fauteurs de troubles aux Etats-Unis et en Union soviétique qui tenaient les rênes, mais ceux qui, des deux côtés, plaidaient pour une solution pacifique et négociée et évitaient à l’autre partie de perdre la face, voire de subir une défaite humiliante.
Des documents récemment déclassifiés en provenance de Moscou2 montrent que le Président américain avait déjà cherché à entrer en contact avec Nikita Khrouchtchev, alors Secrétaire général du comité central du PCUS, avant la crise de Cuba déjà, et que tous deux s’efforçaient de détendre leurs relations bilatérales et de désarmer. Khrouchtchev avait déjà évoqué, à plusieurs reprises, la possibilité d’une «coexistence pacifique» des deux puissances nucléaires dans les années précédant la crise de Cuba.3
Kennedy lui-même n’a pas eu l’occasion de faire suivre ses paroles du 10 juin 1963 de nombreuses mesures politiques. Moins de six mois après son discours de Washington, il a été assassiné, le 22 novembre 1963, sans doute en partie à cause de ses efforts de paix, comme l’attestent des documents désormais accessibles.4
2 «Le sujet le plus important dans le monde: la paix mondiale»
Le discours de Kennedy est disponible, dans son intégralité, en traduction française.5 Nous nous contenterons ici d’en résumer quelques idées clés.
Le Président américain commence par souligner que son discours est ciblé sur «le sujet le plus important au monde: la paix mondiale». Et de définir aussitôt ce qu’il entend par paix:
«De quel genre de paix est-ce que je parle? Quel est le genre de paix auquel nous aspirons? Il ne s’agit pas d’une Pax Americana imposée au monde par les armes de guerre américaines. Pas la paix de la tombe ou la sécurité de l’esclave. Je parle d’une véritable paix, le genre de paix qui rend la vie sur terre digne d’être vécue, le genre de paix qui permet aux hommes et aux nations de grandir, d’espérer et de construire une vie meilleure pour leurs enfants – pas seulement la paix pour les Américains mais la paix pour tous. Pour tous les êtres humains – donc non pas seulement la paix à notre époque mais la paix pour toujours.»
3 «La guerre totale est dénuée de tout sens»

Et Kennedy d’ajouter pourquoi la paix lui tient tellement au cœur au moment où il parle:
«Je parle de paix à cause du nouveau visage de la guerre. La guerre totale n’a aucun sens à une époque où les grandes puissances peuvent maintenir des forces nucléaires importantes et relativement invulnérables et refuser de se rendre sans recourir à ces forces. Cela n’a aucun sens à une époque où une seule arme nucléaire contient près de dix fois la force explosive de celle délivrée par toutes les forces aériennes alliées pendant la Seconde Guerre mondiale. Cela n’a aucun sens à une époque où les poisons mortels produits par un échange nucléaire seraient transportés par le vent, l’eau, le sol et les semences jusqu’aux coins les plus reculés du globe et jusqu’aux générations encore à naître.»
Et d’y ajouter:
«Aujourd’hui, dépenser chaque année des milliards de dollars en armes acquises afin de garantir que nous n’aurons jamais besoin de les utiliser est essentiel au maintien de la paix. Mais il est certain que l’acquisition de ces stocks inutiles – qui ne peuvent que détruire et jamais créer – n’est pas le seul moyen, et encore moins le plus efficace, d’assurer la paix.»
Pour Kennedy, la paix réelle constitue donc «la fin la plus rationnelle, nécessitant des hommes rationnels.»
4 Nous sommes capables d’éviter la guerre
Kennedy refuse l’attitude d’inculper l’Union soviétique d’être l’unique auteur des troubles dans le monde et d’ainsi fonder la prétendue impossibilité de la Paix sur elle seule. Contrairement à cela il demande aux citoyens de son propre pays de réfléchir à leur propre attitude envers la Paix, dans ces termes:
«Examinons donc nous-mêmes notre attitude envers la paix. Nous sommes trop nombreux à penser qu’elle est impossible. Trop de gens pensent que c’est irréel. Mais c’est une attitude dangereuse et défaitiste. Cela conduit à la conclusion que la guerre serait inévitable, que l’humanité serait condamnée à la perpétuer et que nous tous nous trouvions aux prises de forces incontrôlables.
Il faut se débarrasser de ce point de vue erronée. Nos problèmes sont créés par des hommes et peuvent donc être résolus par les hommes. L’être humain se définit par sa capacité de poursuivre énergiquement son but. Aucun problème du destin humain n’échappe aux êtres humains. Dans l’Histoire, la raison et l’esprit dont dispose l’homme ont souvent résolu des problèmes apparemment insolubles – je pense que nous devons renouer avec ces capacités.»
5 Il nous faut une politique au pas à pas

Kennedy insiste sur le fait que rappelant ces données, il ne reproduit aucunement des rêves fantaisistes. Pour lui, il s’agirait plutôt de concevoir la situation internationale telle qu’elle se présentait alors, partant du fait de l’existence réelle de deux puissances mondiales se trouvant en concurrence:
«Je ne fais pas référence de la paix dans un concept absolu et infini dont rêvent certains fantasmes et fanatiques, issue de la pure bonne volonté. […] Concentrons-nous plutôt sur une paix plus pratique et plus réalisable – non pas fondée sur une révolution soudaine de la nature humaine mais sur une évolution progressive des institutions humaines – sur une série d’actions concrètes et d’accords efficaces qui sont dans l’intérêt de toutes les parties concernées. Il n’existe pas de clé unique et simple pour y parvenir, ni de formule épatante ou magique pouvant être adoptée par une ou deux puissances. La véritable paix doit être le produit de nombreuses nations, la somme de nombreux actes. Elle doit être dynamique et non statique, évolutive pour relever le défi de chaque nouvelle génération. Car la paix est un processus, une manière de résoudre les problèmes.»
6 «En finir avec nos litiges, de manière juste et paisible»
Et d’ajouter:
«Avec une telle paix, il y aura toujours des querelles et des conflits d’intérêts, comme il y en a au sein des familles et des nations. La paix mondiale, comme la paix communautaire, n’exige pas que chaque homme aime tout un chacun; elle exige seulement que nous vivions ensemble dans la tolérance mutuelle, soumettant nos différends à un règlement juste et pacifique. L’Histoire nous enseigne que les inimitiés entre nations, comme entre individus, ne durent pas éternellement. Aussi figés que puissent paraître nos goûts et nos aversions, le cours du temps et les événements apporteront souvent des changements surprenants dans les relations entre nations et voisins.
Alors persévérons. La paix n’est pas nécessairement irréalisable et la guerre n’est pas nécessairement inévitable. En définissant plus clairement notre objectif, en le rendant plus gérable et moins éloignée, nous pouvons aider tous les peuples à le voir, à en tirer de l’espoir et à avancer irrésistiblement vers lui.»
7 Respecter son interlocuteur
Kennedy ne dissimule guère son refus envers le système politique régissant l’Union soviétique de l’époque. Tout en insistant sur ce qui suit:
«Mais nous pouvons tout de même faire preuve de notre respect envers le peuple russe pour ses nombreuses performances – dans les domaines des sciences et de l’espace, de la croissance économique et industrielle, de la culture et de ses actes de courage.»
Et de compléter ce passage en disant: «Aucune nation dans l’Histoire militaire n’a jamais souffert autant que l’Union soviétique au cours de la Seconde Guerre mondiale. Au moins 20 millions de personnes ont perdu la vie sur ses fronts. D’innombrables millions de maisons et de fermes ont été incendiées ou pillées.Un tiers du territoire national, dont près des deux tiers de sa base industrielle, a été transformé en terrain vague. […]»
8 Les intérêts en commun prévalent sur les différends

Finalement, et pour conclure ce parcours à travers cette présentation mémorable, Kennedy insiste sur l’essentiel de son intervention:
«Aujourd’hui, si une guerre totale éclatait à nouveau – peu importe la manière – nos deux pays deviendraient les cibles principales. Il est presque paradoxal mais exact que les deux puissances les plus vigoureuses soient celles qui courent le plus grand risque de dévastation. Tout ce que nous avons construit, tout ce pour quoi nous avons travaillé serait détruit dans les premières 24 heures. Et même face à la guerre froide, apportant des fardeaux et des dangers à tant de nations, y compris les alliés les plus proches de notre nation, nos deux pays sont chargés des fardeaux les plus lourds. Car nous consacrons tous deux des sommes massives d’argent à des armes, moyens qui pourraient être mieux employés dans la lutte contre l’ignorance, la pauvreté et la maladie. Nous sommes tous deux pris dans un cercle vicieux et dangereux où la suspicion d’un côté engendre la suspicion de l’autre et où de nouvelles armes engendrent des armes plus puissantes;
En bref, les Etats-Unis et leurs alliés, tout comme l’Union soviétique et leurs alliés, ont un intérêt mutuel profond face à une paix juste et honnête aboutissant à l’arrêt de la course aux armements. […] Ne soyons donc pas aveugles à nos différences, mais concentrons également notre attention sur nos intérêts communs et sur les moyens par lesquels ces différences peuvent être résolues. Et si nous ne pouvons pas mettre fin dès maintenant à nos différences, nous pouvons au moins contribuer à rendre le monde plus sûr pour la diversité. Car, en dernière analyse, notre lien commun le plus fondamental est que nous habitons tous cette petite planète. Nous respirons tous le même air. Nous chérissons tous l’avenir de nos enfants. Et nous sommes tous mortels.»
9 Réfuter la politique belliciste
La référence au discours de paix prononcé il y a 60 ans par le président américain John F. Kennedy seule ne suffira pas à faire changer d’avis nos politiciens actuels et autres partisans de la guerre. Au contraire, il y a actuellement encore trop de politiciens et de représentants d’autres «élites» sociales, de part et d’autre de l’Atlantique, qui refusent des négociations de paix sérieuses et qui, au contraire, prônent la poursuite et l’extension de la guerre en Ukraine – et ailleurs.
Rappelons par exemple les déclarations du président américain Biden devant le Congrès américain, le 6 décembre 2023, ainsi que les discours des dirigeants du SPD allemand lors de leur congrès du 9 au 10 décembre 2023, ensuite la diatribe de la ministre allemande des Affaires étrangères Baerbock dans les colonnes du «Frankfurter Allgemeine Zeitung» du 10décembre 2023 ou encore l’appel de 70 politiciens allemands et autres partisans de la guerre publié dans l’hebdomadaire «Die Zeit» du 14 décembre 2023, tous en plein accord dans leur appel à faire persévérer la guerre en Ukraine.
En répétant la litanie mensongère issue de la propagande des cercles bellicistes selon laquelle Poutine voudrait s’emparer de l’Ukraine et ensuite conquérir Berlin, ensuite Paris.
Telle est la réalité politique actuelle d’un Occident dont les «élites» veulent nous rendre «appropriés à la guerre». Mais cela ne devrait pas nous empêcher, nous autres citoyens, de nous demander si Kennedy n’avait pas raison en 1963 – s’il n’aurait pas raison aujourd’hui encore. La constitution de tout État vraiment démocratique rend compétent ses citoyennes et citoyens de hausser leurs voix en s’opposant à l’escalade de la politique bellicistes de ses «élites». A leur encontre, les citoyens jouissent de leur droit de reprendre et soutenir les initiatives de paix mondiales qui existent également aujourd’hui, y compris dans le monde politique.
Quant à nous autres, simples citoyens, nous ne sommes pourtant guère obligés de suivre la cacophonie de nos tambours de guerre. Les sondages5 confirment régulièrement que le refus populaire contre cette politique désastreuse se consolide. C’est un autre signe de vitalité de la démocratie si le fait de ne pas être d’accord avec le gouvernement, attitude pourtant passive, est suivi d’activités en faveur de la promotion de la paix –- chacun à sa manière et selon ses capacité, bref: en citoyen! •


https://www.zeit-fragen.ch/fr/archiv/2023/nr-27-27-dezember-2023/politik-und-frieden-gestern-und-heute
