5813 – Poutine veut-il vraiment conquérir l’Ukraine pour recréer la Russie impériale? Non, c’est un autre mensonge de guerre.. par John J. Mearsheimer – N°26 DU 19.12.23.- Horizons & Débats –



par John J. Mearsheimer – N°26 Du 19.12.23.- Horizons & Débats
Poutine veut-il vraiment conquérir l’Ukraine pour recréer la Russie impériale?
Non, c’est un autre mensonge de guerre
Recep Erdogan & Naftali Bennett

On sait de façon de plus en plus formelle que la Russie et l’Ukraine ont initié d’importantes négociations pour mettre fin à la guerre en Ukraine, et ce dès le début de l’invasion, le 24 février 2022. Ces entretiens s’étaient déroulés sous l’égide du président turc Recep Erdogan et de l’ancien Premier ministre israélien Naftali Bennett – aboutissant à des pourparlers approfondis et ouverts aux conditions d’une éventuelle solution.
    D’après ce que l’on en a su, ces négociations ont eu lieu entre mars et avril 2022 et ont amené de réels progrès jusqu’à ce que la Grande-Bretagne et les Etats-Unis demandent au président ukrainien Zelenski d’y mettre fin, ce qu’il a fait.
  Joe Biden et le Premier ministre britannique Boris Johnson

    La couverture médiatique de ces faits s’est focalisée, ces derniers temps, sur la circonstance qu’il était insensé et irresponsable de la part de Joe Biden et du Premier ministre britannique Boris Johnson de rompre ces négociations, compte tenu de tous les morts et de la destruction que l’Ukraine a depuis lors subis – dans une guerre que Kiev est susceptible de perdre.
    Un des aspects les plus importants de cette histoire, en ce qui concerne les causes de la guerre en Ukraine, est cependant à nouveau éclipsé. Il s’agit de l’avis, généralisé en Occident, que Poutine aurait envahi l’Ukraine dans le but de conquérir le pays et de l’incorporer à la Grande Russie. Il lui aurait été possible ensuite de poursuivre sa route en conquérant d’autres pays d’Europe de l’Est.
Le contre-argument, qui ne bénéficie que de très peu d’acceptation dans l’Ouest, en est que la motivation première de Poutine pour son action militaire a été la menace d’une adhésion à l’OTAN de l’Ukraine, qui deviendrait ainsi un bastion occidental à la frontière de la Russie.
Que pour lui, ainsi que pour d’autres membres dirigeants russes, l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN constituait une menace existentielle.
    Les éléments connus concernant les négociations de mars/avril 2022 soulignent à quel point la vision dominante des causes de la guerre est erronée ainsi que le bien-fondé des deux principaux contre-arguments résumé ci-dessus.
Premièrement, les négociations visaient essentiellement à satisfaire les exigences de la Russie, à savoir que l’Ukraine ne rejoigne pas l’OTAN et devienne un Etat neutre. Il était évident pour tous les participants aux entretiens que la principale préoccupation de la Russie résidait dans les relations de l’Ukraine avec l’OTAN.
Deuxièmement, si Poutine avait voulu en effet conquérir l’ensemble de l’Ukraine, il n’aurait certes pas accepté de participer à ces négociations car elles auraient contredit en substance à toute possibilité de conquête de l’ensemble de l’Ukraine par la Russie.
On pourrait argumenter que sa participation aux négociations et son argument majeur de neutralité n’étaient qu’un subterfuge servant à masquer ses plus grandes ambitions. Cependant, aucune preuve ne vient étayer ce raisonnement, indépendamment du fait que
  1. le petit contingent d’invasion russe n’était pas en mesure de conquérir et d’occuper toute l’Ukraine; et que
  2. il ne servait à rien de retarder une offensive plus importante, car cela aurait donné à l’Ukraine le temps de mettre en place sa défense plus efficace.
    En bref, Poutine a lancé une attaque ciblée sur l’Ukraine dans le but de forcer Zelenski à renoncer à la politique de rapprochement de Kiev avec l’Occident ainsi qu’à l’admission de l’Ukraine dans l’OTAN.
Si la Grande-Bretagne et l’Occident n’étaient pas intervenus pour faire échouer les négociations, il y a de bonnes raisons de penser que Poutine aurait atteint cet objectif restreint et accepté de mettre fin à la guerre.
    Il faut également rappeler que la Russie n’a annexé les oblasts ukrainiens de Donetsk, Louhansk, Kherson et Zaporijjia qu’en septembre 2022, soit bien après la fin des pourparlers. Si on était parvenu à un accord, il est presque certain que l’Ukraine contrôlerait une bien plus grande partie de son territoire d’origine que ce n’est le cas actuellement.
    Or, dans le cas de l’Ukraine, il est de plus en plus évident que le niveau de stupidité et de malhonnêteté régnant parmi les élites occidentales et les médias grand public occidentaux est époustouflant.
1https://www.kyivpost.com/post/24645#:~:text=According%20to%20the%20lawmaker%2C%20while,–%20and%20let%27s%20just%20fight.%22 
Source: https://mearsheimer.substack.com/p/the-myth-that-putin-was-bent-on-conquering?utm_source=post-email-title&publication_id=1753552&post_id=139179620&utm_campaign=email-post-title&isFreemail=true&r=1egg2q&utm_medium=email 
(Traduction Horizons et débats)


km.John J. Mearsheimer, professeur de Sciences politiques à l’Université de Chicago et auteur de livres lus dans le monde entier comme «The Tragedy of Great Power Politics» (2001), «The Israel Lobby and U.S. Foreign Policy» (avec Stephen M. Walt 2007), «Why Leaders Lie. The Truth about Lying in International Politics» (2011) ou «How States Think – The Rationality of Foreign Policy» (2023), est l’un des plus célèbres détracteurs américains au niveau international de la politique étrangère américaine et notamment de l’élargissement de l’OTAN vers l’Est.
Selon lui, c’est précisément la volonté hégémonique de la politique étrangère américaine qui est responsable de l’invasion d’une partie de l’Ukraine par la Russie, le 24 février 2022.
    Son article, repris ici, aborde un point central de la propagande antirusse: la théorie selon laquelle la Russie ne cherche pas à protéger la population russophone locale ni à instaurer une structure de sécurité européenne qui tienne également compte des intérêts légitimes de la Russie en matière de sécurité, mais à conquérir d’abord l’Ukraine, puis d’autres pays européens, pour des raisons impérialistes.

Depuis que même le discours dominant occidental ne peut plus nier que la contre-offensive menée par l’Ukraine contre la Russie a échoué (et coûté la vie à des dizaines de milliers de personnes) et qu’une poursuite de la guerre relève de la pure folie – surtout pour l’Ukraine – la faction belliciste occidentale cherche des justifications à outrance à la poursuite du massacre des uns et des autres. Le dernier exemple en date est le discours fielleux du 6 décembre 2023 du président américain Biden au Congrès. Comme il voulait convaincre la majorité du Congrès de voter 60 milliards de dollars supplémentaires pour la guerre en Ukraine, il a textuellement déclaré:1


    «Si Poutine s’empare de l’Ukraine, il ne s’arrêtera pas là. […] Il continuera. […] Si Poutine attaque un allié de l’OTAN […], nous nous sommes engagés en tant que membre de l’OTAN à défendre chaque centimètre carré du territoire de l’OTAN. Le résultat en sera donc ce que nous ne voulons pas et que nous n’avons pas aujourd’hui: l’affrontement direct entre troupes américaines et troupes russes […]. Ne vous y trompez pas: le vote d’aujourd’hui restera longtemps dans les mémoires. Et l’histoire punira sévèrement ceux qui se détournent de la cause de la liberté. Nous ne pouvons pas laisser Poutine gagner. Je le répète: nous ne pouvons pas laisser Poutine gagner. C’est au plus haut point dans notre intérêt national et dans celui, international, de tous nos alliés. Toute interruption de nos capacités d’approvisionnement de l’Ukraine renforce clairement la position de Poutine.»1
Est-ce pour cela que des dizaines de milliers de personnes doivent encore mourir en Ukraine dans les semaines et les mois à venir?
Est-ce pour cela que le pays doit subir de plus en plus de destructions?
Est-ce pour cela qu’il ne doit pas y avoir de négociations sérieuses ?
    C’est là toute la perfidie du discours de Biden: il est hypocrite et mensonger. Une seule phrase, au début de son intervention, était sincère: «Alors que le Congrès – et plus précisément les Républicains du Congrès – sont prêts à offrir à Poutine le plus grand cadeau qu’il puisse espérer en renonçant à notre rôle de leader mondial, non seulement vis-à-vis de l’Ukraine, mais aussi plus largement…». C’est donc de cela qu’il s’agit pour Biden, du «rôle de leader mondial» des Etats-Unis.
Mais quel va en être le prix à payer par le reste du monde?
    Le président américain n’a pas réussi à aligner la majorité nécessaire au Congrès américain sur les milliards supplémentaires nécessaires à ce que cette guerre continue. Il reste désormais à voir si cela permet d’aspirer à une prise de conscience croissante de la réalité de la part des membres du Congrès ou si ce n’était qu’un épisode dans les tractations politiques des partis.
Mr Mearsheimer

Ce qui est sûr, c’est que la pertinence d’analyses comme celle que vient de présenter John J. Mearsheimer est un apport précieux dans le procès de l’effondrement du château de cartes de la propagande de guerre en cours ainsi que pour l’espoir qu’il soit enfin mis fin à la guerre en Ukraine à la table des négociations. •

1https://www.whitehouse.gov/briefing-room/speeches-remarks/2023/12/06/remarks-by-president-biden-urging-congress-to-pass-his-national-security-supplemental-request-including-funding-to-support-ukraine/ 

(Traduction Horizons et débats)


https://www.zeit-fragen.ch/fr/archiv/2023/nr-26-12-dezember-2023/die-propagandaformel-putin-wolle-die-ukraine-erobern-und-ein-grossrussland-schaffen-hat-sich-als-dreiste-luege-erwiesen