
Bertrand Renouvin – 4 Déc, 2023 – Partis politiques, intelligentsia, médias

A chacun ses morts, à chacun ses blessés : l’Identité fait le partage.
La bataille politico-médiatique sur les prénoms des responsables de l’affrontement de Crépol au cours duquel le jeune Thomas reçut un coup mortel, est typique de l’obsession identitaire. Ces prénoms arabo-musulmans que le Procureur de la République ne voulait pas révéler ont provoqué un déluge de commentaires, amplifié par le lynchage d’un militant de l’ultra-droite venue manifester à Romans-sur-Isère.
Comme d’habitude, les médias ont largement participé à la construction des événements et à la promotion des propos polémiques.
Ceux de Marion Maréchal qui fait semblant de constater une situation de guerre civile alors qu’elle cultive la prophétie auto-réalisatrice.
Ceux d’Éric Ciotti qui ne condamne pas la manifestation de Romans, ce qui vaut approbation tacite.
Ceux du Rassemblement national, qui dénonce les violences mais pointe en toute occasion l’immigration – même quand les délinquants sont de nationalité française.
Ceux de La France insoumise qui fustige l’extrême droite et appelle soudain à l’unité nationale alors qu’elle continue à durcir les clivages et à réveiller les ressentiments.
Ceux de l’extrême gauche intersectionnelle qui s’organise en groupe racialisés et qui a décidé que les Juifs seraient désormais classés parmi les colonisateurs blancs.
A droite, à l’extrême-droite et dans les groupes de la gauche radicale, on cultive les tensions nationales et internationales en vue des élections européennes et surtout de la prochaine présidentielle. A chacun ses amalgames, qui résultent d’assemblages de clichés et de préjugés : il y a un Juif imaginaire, un Arabe imaginaire (1), un Blanc-catholique imaginaire. Chacun est renvoyé à son essence identitaire qui n’est qu’une construction, loin des croyances religieuses, des mémoires collectives, des histoires singulières qui ne cessent d’invalider les déterminations ethniques.
Depuis quarante ans, le fantasme racialisant cultivé par le Front puis par le Rassemblement national représente un danger que le discours moralisateur de la gauche ne parvient pas à conjurer. Or l’identitarisme de l’extrême gauche, qui trouve un vaste écho médiatique, se conjugue aujourd’hui avec l’ethnicisme de l’extrême droite et sature le débat politique chaque fois qu’un événement s’y prête. La lente accumulation des pulsions violentes, qui nous inquiète depuis tant d’années, se libère dans maints discours générateurs de violences effectives.
Dans ce climat tendu, le gouvernement se livre à des surenchères verbales assorties des habituelles déclarations d’intention.
Gérald Darmanin a dénoncé l’”ensauvagement” après le drame de Crépol et s’est ému d’une “faillite générale de notre société”, avant de promettre de “remettre de l’autorité partout”.
Ces propos seraient dignes d’intérêt si le ministre de l’Intérieur s’interrogeait sur les causes de cette faillite et sur les responsabilités de la classe dirigeante et de son propre clan. Une interrogation de ce type serait d’autant plus urgente que la plupart des pays européens sont en proie aux haines identitaires diffusées par les populistes de droite et par l’extrême gauche progressiste. Mais si d’aventure le ministre de l’Intérieur et ses collègues menaient une telle réflexion, ils s’apercevraient qu’il est impossible de restaurer l’autorité dans un système politique disloqué.
Notre système politique a établi une relation étroite entre le pouvoir politique, qui a pour charge essentielle de poser les conditions de la justice sociale, l’Etat qui met en œuvre le droit établi par le législateur et la nation, qui est une collectivité définie par l’histoire et selon le droit.
Quand le pouvoir politique abandonne le principe de justice sociale, quand l’oligarchie mutile l’État et privatise les services publics, quand la souveraineté nationale est entravée par les normes de l’Union européenne, l’exercice de l’autorité se réduit aux apparences du maintien de l’ordre dans la rue.
Le ministre de l’Intérieur a oublié qu’il n’y a pas d’autorité sans une exemplarité démentie par le spectacle judiciaire et médiatique de la corruption des élites – des comparutions répétées de Nicolas Sarkozy au “retour” de Jérôme Cahuzac.
Le ministre oublie qu’il n’y a pas d’autorité sans capacité à donner le sens de l’aventure collective, pour nous-mêmes et dans le monde. L’unité de la nation, toujours travaillée par ses diversités, se réalise dans un projet commun, non dans le jeu insaisissable des identités et des différences.
Mais quand le projet se réduit à des odes à la “compétitivité”, à l’austérité budgétaire et à une impuissance bavarde sur la scène mondiale, la quête identitaire se présente comme un refuge d’autant plus attrayant que les partis politiques, vidés de leur substance intellectuelle et travaillés par les ambitions individuelles, n’offrent plus d’alternatives sensées.
Comme les antagonismes identitaires font passer à l’arrière-plan les luttes de classes et ne troublent en rien les stratégies financières, ils continueront d’engendrer leur violence spécifique. Jusqu’à ce qu’une force politique nouvelle vienne arrêter ce jeu meurtrier.
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(1) Mohamed Bechrouri, L’Arabe imaginaire, Plon, 2012, présenté dans le numéro 1015 de Royaliste et sur ce blog.
Editorial du numéro 1267 de « Royaliste » – 4 décembre 2023
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