5735 – Société – Cultiver la «coolness» aboutit à l’indolence… Comment nos jeunes sont influencés par l’industrie des jeux vidéo – Dr. Eliane Perret – N° 23 du 07.11.23 – Horizons & Débats


Dr E.Perret


par Dr. Eliane Perret, psychologue et pédagogue curative N° 23 du 07.11.23 – Horizons & Débats
Faisant ma lecture de journaux, je me suis récemment arrêtée sur un article concernant les nouvelles réglementations du gouvernement chinois visant à limiter la consommation d’Internet par les enfants et les adolescents. L’article était intitulé «40 minutes par jour au maximum». En Chine, l’Etat prescrit l’espace temporel concédé aux enfants pour naviguer sur Internet.1 J’étais très contente que le journal fasse état de cette évolution.
    A cet égard, la Chine pourrait-elle être un modèle pour nous autres Européens? Grâce à des enquêtes précédentes, je savais que les autorités chinoises tentaient, depuis quelques années déjà, d’atténuer les conséquences négatives de la consommation médiatique chez les enfants et les adolescents.2
L’emploi limité de l’Internet est-ce réalisable?
Actuellement en Chine, la loi prévue pour réglementer l’accès des enfants et des adolescents à l’internet, suggère les points suivants.
Pour les enfants jusqu’à huit ans, elle prévoit un maximum de 40 minutes par jour.
Quant aux enfants et les adolescents âgés de huit à seize ans, ils pourront disposer d’une heure en ligne
tandis que les jeunes de seize à dix-huit ans de deux heures, tout cela par jour.
Par conséquence, les producteurs de jeux en ligne doivent y installer un mécanisme de blocage.
Les jeux en ligne – les risques pour y devenir addicts sont innés…
Il y a deux ans on lisait déjà dans nos médias que le gouvernement chinois chercherait à limiter le temps permis aux enfants et aux adolescents pour être en ligne. D’une part, la montée du nombre de joueurs dépendants a été reconnue comme un probleme, ainsi que leurs effets néfastes pour la santé des jeunes, tels que la myopie et l’obésité, la focalisation exagérée de l’attention des enfants et des adolescents sur les jeux.
Le quotidien économique «Economic Information Daily», publié par l’agence de presse nationale Xinhua, avait alors des mots très clairs à ce sujet, qualifiant les jeux vidéo d’«opium mental?» et de «drogues électroniques», empêchant les enfants d’apprendre intellectuellement et les éloignant de leur propre culture3.
Elle a insisté sur l’obligation à l’adresse des producteurs des plateformes de jeux qu’ils assument leur responsabilité sociale. Une nouvelle réglementation devra donc fixer aux enfants et aux jeunes de moins de 18 ans les journées de semaine disponibles à s’occuper de ce genre de jeux aux vendredis, samedis, dimanches et jours fériés, et toujours à une heure qui elle aussi sera fixée, de huit à neuf heures du soir.
Face aux médias sociaux – la protection des jeunes devient inévitable

Les fournisseurs de ces jeux ont été obligés d’y installer des mécanismes garantissant l’accès approprié aux ordinateurs et de s’assurer, par le biais du mode d’inscription, que les utilisateurs s’inscrivent, quant à leur nom et leur âge, de manière fiable.
    Une autre réglementation concerne le temps d’utilisation des médias sociaux.
En Chine (comme dans nos sociétés), Tiktok est actuellement très populaire ne fonctionnant que lorsque la caméra s’allume. Tiktok est une entreprise chinoise, il est vrai, mais Tiktok Chine est un phénomène complètement différent du nôtre. En Chine, les images brutales et la pornographie sont absentes, tout comme les «challenges»[épreuve de courage], très en vogue chez les enfants et les adolescents.
Avec la nouvelle réglementation, le temps d’utilisation quotidien a été limité pour les enfants de moins de 16 ans: après 60 minutes d’utilisation quotidienne, l’écran s’efface. Le mode d’accès (contrôles, identité et âge) permet le contournement des réglementations. Elle se fait par appel vidéo en présentant une pièce d’identité. Pour les enfants n’en disposant pas ou pas encore, l’un des parents doit s’en charger permettant au mécanisme d’accès de reconnaître l’acte de naissance. Ces mesures sont donc prises dans le but d’exclure largement tout essai de tricher lors de d’ouverture d’un compte d’usage ou de créer un compte fantôme. Les utilisateurs sont enregistrés avec leur nom, leur date de naissance et d’autres données encore et, en plus, l’offre d’images et de films reste maniable pour l’entourage responsable d’exercer la protection des enfants et adolescents.
Défense de «challenges» et vidéos de guerre – la Chine est formelle

Dans nos sociétés occidentales, de nombreux adultes ne se trouvent pas au courant de ce qui se passe, parmi nos enfants et adolescents, sous l’étiquette des «challenges» ci-mentionnés. Il s’agit de modèles et d’instructions détaillés pour que les jeunes «consommateurs» les copient, notamment en accomplissant ainsi des «tâches» dangereuses, souvent pornographiques. Dans ces compétitions, ils doivent les filmer et mettre en ligne. Un exemple particulièrement répugnant, survenu sous nos latitudes aussi, il y a un an, il y a eu le soi-disant challenge d’étranglement. Il s’agissait d’une vidéo d’instructions comment jouer avec son propre étranglement, allant à la limite suprême, et ceci à l’aide d’un nœud particulier qui – savamment noué – se défaisait au moment de s’évanouir. Ce défi jouant avec le suicide risqué avait fait plusieurs victimes. La dernière victime en date, qui avait succombé par son zèle de se distinguer devant «la communauté», était une fillette anglaise de huit ans, payant son courage avec sa mort – devant la caméra, c’est- à-dire «en direct».
En Chine, de tels «défis» sont poursuivis par la loi, de même que les enfants chinois sont strictement à protéger de jeux vidéo glorifiant la guerre ou la brutalité, les algorithmes de leurs programmes empêchant la diffusion dans ces cas.
    La même ignorance de ce qui se passe dans les réseaux numériques a également régné, au début de la guerre en Ukraine, dans de larges couches de nos populations. Les représentations d’atrocités de guerre ont alors fait rage, sur Tiktok plus intensément que sur d’autres médias sociaux, parmi eux des vidéos filmant des actes constituant des violations du droit international et des Conventions de Genève. Il était possible, par exemple, de lire les noms des soldats tués sur leurs uniformes, l’écriture n’étant pas rendue illisible par pixels.
Les enfants chinois ne voient pas de telles vidéos.
Chez nous, elles ne sont effacées que sur plainte pénale. Mais avant, elles auront été cliquées par d’innombrables «users», âgés, jeunes ou enfants…
Et chez nous?
Les faits le démontrent: la Chine réglemente l’accès des enfants et adolescents mineurs aux jeux en ligne, aux médias sociaux et à Internet. Elle a tiré les conséquences des expériences vécues, au cours des années précédentes, dans ce pays technophile.
Quiconque ne fermant ni les yeux ni les oreilles se voit confronté, chez nous, aux problèmes identiques à ceux auxquels la Chine fait face avec ses réglementations. Les médias numériques sont présents partout, même chez les plus jeunes enfants. Ils sont ainsi exposés au cyber-harcèlement, au harcèlement sexuel, aux vidéos violentes et aux jeux de guerre. Les troubles psychiques et la dépendance aux jeux en résultant constituent des problèmes graves faisant sérieusement entrave au développement sain de nos enfants.
Chez nous, ils sont devenus une partie croissante, remplissant les cabinets des psychologues et des pédiatres. En Suisse, dans un premier temps, les troubles n’ont pas été suffisamment pris au sérieux comme dans l’exemple de la Chine. Le besoin d’agir est énorme. Notons au passage qu’en 2021, les jeux vidéo et toute autre sorte de «gaming» ont généré en Suisse un chiffre d’affaires de 1,32 milliard de francs. D’ici 2026, on prévoit une augmentation à 1,79 milliard.4
Contrôle de l’opinion par des techniques de manipulation

Face à ce fait indéniable, le ton hargneux qui règne dans nos contrées face aux efforts chinois n’en est que plus surprenant.
Les deux articles mentionnés font abondamment état de contrôle, de mesures draconiennes, de volonté des dirigeants de s’imposer, d’éducation politique, de consolidation idéologique, de culture nationaliste, de «gardiens du Graal moral», de «direction de l’Etat en tant qu’instance morale», d’une «vision du monde conservatrice du chef d’État et de gouvernement chinois Xi Jiping», et quantité d’autres termes dévalorisants.
On prétend que ces mesures prises seraient peu efficaces. Manifestement, on se trouve à nouveau face à une manipulation médiatique devenue dominante et appelée «framing» (encadrement), dans la littérature spécialisée à ce sujet.
Cela signifie que l’on donne à un fait un encadrement d’interprétation précis et figé, de sorte que «son sens» apparaisse sous le jour souhaité, même s’il se trouve souvent dans un contexte tout autre, dissimulé. Dans ce cas, il s’agit manifestement de faire apparaître les réglementations chinoises comme autoritaires, conservatrices et envahissantes. Dans un autre contexte, la même réalité consisterait à considérer les efforts du gouvernement comme une tentative sérieuse de protéger le développement psychique et physique de la génération montante: un défi incontournable.
    Bien sûr, on peut supposer qu’il y aura des failles dans ces réglementations et dans l’existence probable de quantité de personnes cherchant comment les contourner. De même que chez nous, par exemple, des automobilistes en excès de vitesse essaient d’échapper à une sanction en utilisant des applications de radars, se mettant ainsi en danger, eux-mêmes et d’autres personnes. Personne ne voudrait pour autant supprimer les limitations de vitesse. Au contraire, c’est un bon signe pour une société que de chercher des solutions aux problèmes qui la défient.
Sur Internet en particulier, beaucoup de choses ne sont pas encore réglées.
Rappelons le fait que nous avons affaire à une technologie très récente. Le premier smartphone est apparu en 2007. Ces appareils n’ont donc que 16 ans, n’ayant pas encore atteint l’âge de devenir majeur, et aujourd’hui, ils se retrouvent pourtant en fiers parents de jeunes enfants. Face à cette vitesse rapace d’évolution technologique, il s’agit donc de remédier à l’état anarchique règnant, en recourant aux règles et aux lois indispensable à l’éducation parentale et scolaire appropriée.
Nos pays qui se targuent d’être des démocraties occidentales pourront donc, pour le bien de tous, entrer en concurrence (paisible!) avec les efforts de la Chine et prendre des mesures en ce sens, ou meilleures encore! Cela ne serait-il un sujet concret pour raviver la campagne électorale par un peu plus de sérieux?
Un mot quant aux multinationales chinoises
L’une des plus grandes entreprises Internet chinoises est Tencent. Elle produit des jeux numériques à destination du marché mondial. Bien entendu, les directives et les lois de leur gouvernement ne passent pas sans influencer leurs bilans. Mais là aussi, une solution est envisagée: Tencent produira dorénavant, en collaboration avec le fournisseur en ligne Alibaba et d’autres entreprises, des composants informatiques améliorés, appelés «puces informatiques»5, qui sont actuellement très demandés et qui doivent rendre la Chine indépendante des importations étrangères. Un marché de substitution pour les bénéfices réalisés, avant qu’entrent en vigueurs les nouvelles lois, par des produits à effets nuisibles, surtout aux enfants aux adolescents! •


1 «Neue Zürcher Zeitung» du 17/10/23 et «Neue Zürcher Zeitung» du 1/09/23
2 v. Kreiss, Christian. Les medias sociaux et l’utilisation excessive d’Internet causent des dommages gigantesques(1) Ds: Horizons et débats No 22 du 25 octobre 2023, p. 7.
3 Une caractérisation qui rappelle la guerre de l’opium, qui a marqué le début de la période de soumission de la Chine aux intérêts économiques des grandes puissances occidentales. Une description à ne pas mettre au placard.
4https://de.statista.com/statistik/daten/studie/221310/umfrage/prognose-der-umsaetze-mit-video-games-in-der-schweiz/ 
5 Une puce informatique contient des millions de composants électroniques microscopiques appelés transistors, qui transmettent des signaux de données. On les trouve dans nos appareils quotidiens, du four à micro-ondes à la brosse à dents.

Captivé par l’écran! Aujourd’hui, chaque société se pose la question urgente de savoir comment protéger sa jeunesse des effets négatifs de la numérisation.
(photo wikimedia commons)


https://www.zeit-fragen.ch/fr/archiv/2023/nr-23-31-oktober-2023/vom-wert-der-worte-oder-wenn-worte-werten