4806 – L’Ukraine – Extrait de « Histoire » par le site « L’Aménagement linguistique dans le monde »mis à jour le 1er Mars 2022 De Lionnel Jean – axl.cefan.ulaval –

 

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Actualités Ukraine

Point 9.3 – Du sable dans l’engrenage

Toutefois, il est encore trop tôt pour préciser quoi que ce soit à ce sujet, car aucune négociation n’a encore été entamée. Le conflit risque de s’enliser et la partition en deux unités fédérées (Ouest-Est), sinon trois (Ouest-Centre-Est) n’est pas pour demain. Au pire, les ukrainophones et les russophones finiraient par pratiquer une sorte d’épuration ethnique, ce qui entraînerait des déplacements de populations entre l’Ouest et l’Est, et entre le Nord et le Sud. Ensuite, la fédéralisation paraîtra probablement plus acceptable pour toutes les parties.
De plus, le président de Russie, Vladimir Poutine, jugeait en janvier 2022 inacceptable que l’Ukraine se joigne un jour à l’Union Européenne et à l’OTAN;
il cherchait à obtenir des garanties que cela ne puisse jamais arriver. Il a massé au moins 150 000 hommes à la frontière ukrainienne et menaçait d’intervenir militairement. Dans les faits, cela signifiait que son pays refuse à un État souverain voisin de faire ses propres choix politiques. Le président russe trouvait normal de conserver son voisin sous sa tutelle, en attendant probablement de l’inclure de force dans sa fédération. Dans l’état actuel, l’Ukraine apparaît comme un pays évidemment sous tutelle, qui se montre incapable de se tenir debout. Au mieux, la situation risquait de s’éterniser tant que la Russie ne renoncerait pas à considérer l’Ukraine comme une partie d’elle-même qui lui aurait été volée.
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De fait, comme pour mettre du sable dans l’engrenage, le président Poutine a officiellement reconnu, le 21 février 2022, l’indépendance des oblasts de Donetsk et de Louhansk. La résolution du conflit, prévue par les accords de Minsk de 2015, est évidemment dans l’impasse, Kiev et séparatistes russophones s’accusant mutuellement de ne pas les respecter. Le volet politique des accords, qui prévoyait une large autonomie pour les régions rebelles et des élections locales dans ces dernières d’après les lois ukrainiennes, reste ainsi lettre morte, les belligérants se rejetant mutuellement la responsabilité de cet échec.
Le président russe accuse l’Ukraine d’être une «colonie de l’Occident». On peut penser que la Russie de Vladimir Poutine va vouloir intégrer tout le territoire des oblasts de Lougansk et de Donestk, puis au minimum une bonne partie des territoires des oblasts de Zaparozhie et d’Odessa, ce qui signifie un couloir qui irait jusqu’à la Transnistrie, englobant en même temps la Crimée. Poutine rêve de recréer la Novorossia (la «Nouvelle Russie») afin que l’Ukraine redevienne une colonie de la Russie, comme c’est déjà le cas avec la Biélorussie. Cette carte est annoncée depuis 2014, elle inclut même la Gagaouzie.
Le 24 février 2022, l’armée russe commençait à pénétrer en Ukraine, probablement ce qui s’annonce comme l’invasion la plus importante sur le continent européen depuis la Seconde Guerre mondiale afin, selon le président russe, d’arriver à «une démilitarisation et à une dénazification de l’Ukraine». C’est une guerre qui s’annonce sanglante, et ce, d’un bout à l’autre de l’Ukraine, et qui pourrait se solder par des dizaines de milliers de victimes et des millions de réfugiés.
Dans une perspective pragmatique et non idéologique, il faut se rappeler qu’on ne change pas sa géographie ni son histoire! La logique de l’affrontement ne peut qu’aboutir inévitablement à la partition du pays. On assistera alors à des vagues d’immigration considérables dans un pays peuplé de 43 (ou 37 en 2020) millions d’habitants. Pour ce qui est de la Crimée, c’est aujourd’hui terminé avec son annexion unilatérale par la Russie et il n’y aura pas de marche arrière à court terme. Malgré les protestations des Occidentaux et les actions «punitives» à l’égard de la Russie, la situation ne changera pas parce qu’il est extrêmement difficile de sanctionner une grande puissance. À partir du moment où la Russie avait compris que les Occidentaux excluraient une intervention militaire et se contenteraient d’adopter des sanctions mineures et symboliques, la partie était gagnée pour le président Poutine, ce qui démontre encore une fois qu’une grande puissance perd rarement un affrontement avec un «petit» pays. Ce calcul reposait sur l’assurance que la Russie n’avait rien à craindre des Occidentaux. Le président russe le savait pertinemment! On peut maintenant s’attendre à ce que l’Ukraine s’affaiblisse encore davantage politiquement, ainsi qu’à une éventuelle expansion russe jusqu’en Moldavie où vivent en Transnistrie une autre minorité russe prétendument «opprimée», alors que les faits démontrent que ce sont les Moldaves minoritaires qui sont dominés par les russophones. 
En réalité, la plupart des réformes linguistiques entreprises en Ukraine ont échoué. L’État, tout droit sorti de l’ère soviétique, a développé une énorme bureaucratie qu’il est quasi impossible de faire bouger. Dans ces conditions, il est difficile d’arriver à des solutions viables, sans oublier que la corruption endémique gangrène tout le pays. En 2018, l’Ukraine était classée, selon l’organisme Transparency International, au 120e rang mondial sur 180 pays au chapitre de la corruption. La question linguistique est douloureuse dans cet État, qui a jadis fait partie de l’Empire russe, puis de l’URSS, alors que l’emploi de l’ukrainien a subi d’importantes restrictions, sinon de multiples interdictions. La tentation est donc grande d’adopter une politique revancharde à l’égard de la langue russe et des russophones, mais ce serait oublier que la majorité de ceux-ci sont aussi des Ukrainiens et qu’ils ne sont pas responsables des politiques assimilatrices pratiquées jadis par les tsars et les Soviets. Les russophones ont peut-être pris de «mauvaises habitudes» du fait qu’ils ne se perçoivent pas comme une minorité nationale, mais il faudrait à tout prix trouver un équilibre entre la primauté de la langue ukrainienne et le respect des droits linguistiques des minorités, tant russophones que non russophones. 
Par ailleurs, le statut de la langue ukrainienne, défini dans la Constitution de 1996 comme la seule langue officielle constitue un élément fondamental pour l’Ukraine qui a décidé que la langue ukrainienne est l’un des outils fondamentaux pour son édification nationale. Or, il apparaît légitime que les Ukrainiens veuillent conserver leur langue ancestrale pour affermir leur identité. Néanmoins, une grande partie de la population ukrainienne continue à utiliser le russe — qui est, comme l’ukrainien, la langue maternelle pour beaucoup d’ Ukrainiens — dans plusieurs domaines de la vie quotidienne.
Dans l’état actuel des choses, le gouvernement ukrainien propose aux russophones de Donetsk et de Louhansk de demeurer dans une Ukraine où il n’y a pas vraiment de place pour la langue russe, ni dans les écoles (après le primaire), ni dans les commerces, ni dans les relations normales avec la Russie, ni dans l’histoire de la région et de ses héros. C’est là une situation qui peut à la longue conduire à la perte de deux régions, sans qu’il soit nécessaire pour la Russie d’y intervenir directement. Il n’est pas difficile de comprendre que, jour après jour, à force de viols, de pillages, de massacres, de destructions de maisons, les russophones sont littéralement poussés dans les bras de la Russie. Bref, le gouvernement ukrainien fait en sorte que son intégrité territoriale est menacé par sa propre politique linguistique, pendant que les conditions de cohabitation du sud-est du pays avec le reste de l’Ukraine se sont radicalement dégradées.
Pour le moment, la politique linguistique de l’Ukraine consiste à assimiler les minorités nationales, y compris les russophones, sinon à tenter une «ré-ukrainisation» de millions d’Ukrainiens linguistiquement et culturellement russifiés. C’est là une entreprise mal avisée et vouée à l’échec parce que la minorité russophone ne se laissera pas faire, et ce, d’autant plus que la Russie voisine sera toujours prête à intervenir pour protéger les minorités «opprimées». Les Ukrainiens ont malgré tout le droit de refuser que se perpétue la dominance du russe sur leur territoire et de ne pas accepter que leur langue puisse subir le même sort que le biélorusse, une langue considérée à tort ou à raison comme «déclassée». Au lieu d’une politique d’ukrainisation de tout le territoire, il faudra absolument trouver des compromis qui permettent aux minorités, quelles qu’elles soient, d’employer leur langue tout en acceptant la prééminence de l’ukrainien. D’un autre côté, il faut que les russophones cessent de tenir au bilinguisme officiel incluant leur langue dans toute l’Ukraine et de combattre leurs compatriotes ukrainophones en leur imposant le russe par des magouilles parlementaires ou par une occupation militaire avec l’aide d’une puissance étrangère. Tant que ce seront uniquement des ukrainophones ou des russophones qui proposeront, de façon unilatérale, des solutions aux conflits entre les groupes linguistiques, le problème restera entier. Tant que les groupes parlementaires de la Verkhovna Rada vont se jouer dans le dos comme des zélotes irresponsables et se chamailler tout en flouant l’autre communauté, ce sera un fiasco. Le problème du bilinguisme et la négation du statut de la langue ukrainienne en tant que langue officielle existent en Ukraine depuis des décennies; il faudra que cela cesse!
Il faut faire en sorte que la langue ukrainienne ne soit pas privée de ses prérogatives de langue officielle et que les russophones se sentent des citoyens ukrainiens à part entière. En ce sens, l’instauration d’un certain bilinguisme régional peut être l’amorce d’une solution durable, de même qu’une certaine fédéralisation qui ne soit pas un moyen de supprimer la langue ukrainienne. Bref, il importe  absolument que la langue ukrainienne soit reconnue partout en Ukraine et que les membres des minorités linguistiques bénéficient de droits réels en éducation, dans les services publics et dans les médias. Un pays peut ne choisir qu’une langue officielle et veiller à ce que ses minorités vivent en sauvegardant leur langue et leur culture. Pour y arriver, il faudra que l’Ukraine surpasse cette dichotomie qui oppose constamment les ukrainophones et les russophones, et qui conduit à penser que ce qui est gagné par les uns est nécessairement perdu pour les autres. Ce n’est pas en répétant constamment les mêmes erreurs de part et d’autre qu’on obtiendra des résultats différents! En somme, toute politique linguistique ne mènera à une issue favorable en Ukraine qu’avec l’accord des principales parties, sinon c’est peine perdue.    
Cependant, l’invasion de l’Ukraine par la  Russie va changer la donne en matière de politiques linguistique. On pourra voir une Ukraine rebilinguisée assurant ainsi la prédominance du russe avec la complicité de certains russophones et même d’ukrainophones favorisés par le nouveau pouvoir  russophile.  On n’interdira pas l’ukrainien, on le reléguera à des rôles secondaires. Comme avant! Comme sous l’Empire russe, comme sous l’Union soviétique! Tout cela parce que le suprématisme russe apparaît comme inconciliable avec le statut de minoritaire chez les russophones disséminés dans les anciennes républiques socialistes soviétiques devenues des pays indépendants. L’humiliation d’être relégué à un si bas niveau est simplement inacceptable pour un Russe «ethnique»!
Dernière mise à jour: 01 mars 2022

 

Plan de l’article à lire en intégralité

 

1 Les origines
1.1 L’État kiévien
1.2 Le christianisme orthodoxe

2 L’Union de la Pologne et de la Lituanie
2.1 Le partage de la Galicie-Volhynie
2.2 L’Union de Lublin (1569)

3 Le partage de l’Ukraine entre la Pologne et la Russie
3.1 L’Ukraine de la rive gauche et l’Ukraine de la rive droite
3.2 Le dépeçage de l’Ukraine

4 La russification de l’Ukraine sous les tsars
4.1 L’interdiction de l’ukrainien
4.2 Les résistances à l’extension du russe

5 L’Ukraine soviétique
5.1 La politique d’ouverture envers les nationalités
5.2 La politique de soviétisation
5.3 Le dégel provisoire et la Crimée
5.4 La russification intensive

6 La situation juridique des langues sous l’URSS
6.1 L’égalité juridique
6.2 La suprématie du russe

6.3 Le bilinguisme alterné du surjyk

7 L’indépendance de l’Ukraine (1991)
7.1 La Déclaration des droits des nationalités
7.2 La persistance du russe en Ukraine
7.3 Le problème de la Crimée
7.4 L’État de droit et les minorités nationales
7.5 La Révolution orange (novembre 2004)
7.6 Les inévitables déceptions
7.7 Le régime de Viktor Ianoukovitch

8 La crise ukrainienne (2014)
8.1 La destitution du président Ianoukovitch
8.2 Les oligarques et le gâchis ukrainien
8.3 La polarisation entre ukrainophones et russophones
8.4 La déstabilisation de l’Ukraine
8.5 La politique pro-ukrainienne du président Porochenko
8.6 La guerre du président Poutine
8.7 La guerre des lois linguistiques

9 Le saut dans le vide (2019)
9.1 Le président Zelenzky
9.2 Les voies de solution
9.3 Du sable dans l’engrenage

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2 réflexions au sujet de « 4806 – L’Ukraine – Extrait de « Histoire » par le site « L’Aménagement linguistique dans le monde »mis à jour le 1er Mars 2022 De Lionnel Jean – axl.cefan.ulaval – »

  1. Les différentes parties des textes de l’auteur concernant l’Ukraine, et aussi la Crimée, sur le site de l’Université de Laval sont intéressantes et résultent sans aucun doute d’un travail considérable. Malheureusement, quand on consulte les bibliographies que l’auteur a l’honnêteté de présenter, on constate qu’il ne s’est servi d’aucune source en langue ukrainienne, ni en langue russe. On ne trouve que des documents en français ou en anglais. Dès lors, s’il s’avère que l’auteur ne connaît ni le russe, ni l’ukrainien, son travail perd beaucoup en crédibilité. C’est dommage.

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    1. pour être linguiste il faut en faire des études et connaitre des « langues » …Érudit :

      Le linguiste est avant tout un passionné de langues. Il doit très bien maîtriser la langue française, mais aussi au moins une langue étrangère, voire également une langue ancienne. Il doit aussi s’intéresser aux facteurs culturels et sociologiques qui influencent le langage … voyez le site https://www.oriane.info/metier/linguiste/84 … Mais merci de votre commentaire … par contre rien ne vous empêche de contacter l’auteur par le site
      Lionel Jean – L’aménagement linguistique dans le monde
      http://www.axl.cefan.ulaval.ca › monde › Lionel_Jean

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