3936 – Entretien avec Frédéric Pons – Vladimir Poutine, au service de la Russie – 29/01/2020

russie-vladimir-poutine-1140x570 Rencontre entre Poutine et Erdogan le 5 mars à Moscou (c) SIPA Sputnik/Handout via Xinhua) – -//CHINENOUVELLE_CHINE012047/2003060848
Par Étienne de Floirac  – 29 janvier 2020 – Revue Conflits

« Pragmatique » ; tel est le mot qui caractérise le mieux la relation russo-turque. Dans un Moyen-Orient en ébullition, Poutine et Erdogan s’imposent en nouveaux maîtres du jeu. Par une diplomatie réaliste, ambitieuse, profondément nationaliste et détachée de tout sentiment, les deux hommes avancent leurs pions, mais savent discuter quand la situation l’oblige.

  • Deux modèles d’une géopolitique classique ?

  • Deux « empires » à contenir pour la stabilité de « l’Orient compliqué » ?

Antoine de Lacoste nous apporte son point de vue sur une relation qui explique, aujourd’hui, bien des conflits et des enjeux aux pays du soleil levant.

logo-conflits-fond-noir

1/25

Conflits : D’un point de vue historique, la Russie et la Turquie sont deux empires qui se sont attachés à conquérir l’Eurasie, pour accaparer l’héritage de Byzance, mais qui ont disparu à la suite de la Première Guerre mondiale. Aujourd’hui, on observe qu’elles coopèrent dans bien des domaines, qu’ils soient stratégiques, militaires ou économiques. Quels sont leurs intérêts à se rapprocher l’une de l’autre ?

russie-turquie-syrie

Antoine de Lacoste : Elles se rapprochent l’une de l’autre, c’est incontestable. Historiquement, les Russes ont rêvé de reconquérir Constantinople et redonner à Sainte-Sophie la splendeur chrétienne passée, mais les Anglais et les Français s’y sont opposés et ont arrêté la Russie dans ses ambitions géopolitiques, par la guerre de Crimée notamment.

Depuis la chute du Mur, tout a changé. La Russie s’est effondrée et s’est patiemment reconstruite. D’autre part, moult pays frontaliers de la Russie ont adhéré à l’OTAN. Mais la priorité de Poutine restait de remettre de l’ordre à l’intérieur, les ambitions au Proche-Orient passant donc au second plan.

La guerre en Syrie lui a donné l’occasion de s’intéresser de nouveau à cette région, qui est également une ouverture sur la Méditerranée, une mer essentielle pour lui. La Russie n’avait que le port de Tartous en Méditerranée. Il n’était donc pas question que la Syrie tombe aux mains des islamistes, et derrière les islamistes, il y avait entre autres la Turquie. La Russie est donc intervenue en 2015 pour sauver le régime syrien. Cela a déclenché une confrontation avec Ankara qui s’est soldée par la destruction d’un bombardier russe par la chasse turque puis par le massacre au sol d’un des pilotes par des islamistes insurgés turkmènes à la solde de la Turquie. Donc les relations sont extrêmement compliquées. Par la suite, les succès militaires russes ont obligé Ankara à plus de retenue.

2

Conflits : Vladimir Poutine a tout de même été d’un grand secours pour Erdogan lors du putsch de 2016, alors qu’il aurait pu ne pas intervenir

la-turquie-veut-une-cooperation-militaire-avec-la-russie-en-syrie-1213183  Erdogan & Poutine

Antoine de Lacoste : Au moment du coup d’État, en 2016, d’une partie de l’armée contre Erdogan, qui a échoué, il semble que Poutine ait joué un rôle dans le fait de prévenir les Turcs. Cela peut paraître paradoxal, car c’était peut-être l’occasion de se débarrasser d’Erdogan.

La raison pour laquelle Poutine est intervenu reste mystérieuse, mais on pouvait considérer que les positions d’Erdogan allaient petit à petit le couper de l’Occident, et qu’il avait une meilleure carte à jouer avec Erdogan qu’avec un coup d’État de l’armée laïque qui la rapprochait inexorablement des États-Unis. Cela l’a poussé à se rapprocher d’Ankara, à un moment où les Américains accablaient la Turquie parce qu’elle ne respectait pas les droits de l’homme. Les Turcs se sont donc coupés de l’Occident et la répression du putsch fut extrêmement violente. Poutine et Erdogan ont donc opéré un rapprochement, mais avec une pierre d’achoppement majeure qui demeurait la Syrie.

logo-conflits-fond-noir

3

Conflits : La guerre en Syrie met, en effet, en exergue la relation pragmatique qu’entretiennent la Russie et la Turquie, mais qui semble toutefois tendre vers une nouvelle rivalité

Antoine de Lacoste : Il y a un jeu de chat et de la souris dans ce pays. Globalement, on a quand même le sentiment qu’Erdogan recule. L’armée russe, après avoir sauvé Bachar Al Assad, se met progressivement en situation de reconquérir l’ensemble du territoire. Les Américains occupent l’est de la Syrie par le biais des Kurdes et de leur couverture aérienne. Le Kurdistan autonome est partiellement occupé par l’armée turque et par un certain nombre de mercenaires syriens.

À Idleb, il y a deux types d’islamistes : il y a ceux qui sont à la solde de la Turquie, et le Front al- Nosra devenu Hayat Tahrir al-Cham.

Il y avait eu un modus vivendi entre les Russes et les Turcs qui consistait à dire : les Turcs ont un travail de neutralisation d’Hayat Tahrir al-Cham et pendant ce temps, les milices islamistes sous contrôle de l’armée turque font mener une vie normale à cette province qui doit arrêter d’envoyer des missiles et des drones sur les villes le long de la frontière ou sur Tartous.

Mais Erdogan a été incapable de neutraliser Hayat Tahrir al-Cham. Dès lors, il n’a pas su contrôler la situation et au cours de deux phases successives, les Russes ont autorisé les Syriens à avancer, à l’été 2019 et cet hiver.

MjAxOTEwNGUxZmI0YjI3ZDhjMjQxM2E2YWZhZjY2YTc3YzdlZDk

À chaque fois, ils ont progressé d’un certain nombre de kilomètres en reprenant plusieurs villes et en libérant la fameuse autoroute Damas-Alep, avec la couverture aérienne russe, et un soutien très actif du Hezbollah. Il y a eu des escarmouches entre l’armée syrienne et l’armée turque, jusqu’à un point d’orgue qui a été une bombe lancée sur un immeuble où s’étaient réfugiés plusieurs dizaines de soldats turcs dont une trentaine ont été tués.

Diplomatiquement, Erdogan a accusé l’armée syrienne, mais il semble bien que l’aviation russe y était pour quelque chose … Les Turcs se sont vengés contre l’armée syrienne et les Russes ont laissé faire, ce qui démontre l’ambiguïté de la relation russo-syrienne, qui n’est donc pas un soutien inconditionnel, et avec la Turquie, qui n’est pas une opposition définitive. À l’évidence, l’objectif russe est de reconquérir la totalité de la province d’Idleb.

D’autre part, les Russes ont empêché les Turcs d’aller trop loin dans le Nord. Les Américains étant partis, ce sont les Russes qui ont contenu les Turcs en ne leur permettant d’avancer que sur une certaine partie du territoire.

Les Russes ont incontestablement les cartes en main en Syrie. Poutine contient Erdogan et tout cela est contrebalancé par une excellente entente sur d’autres points entre deux pays, notamment sur le gaz russe.

Quand il y a eu la mise en place du dernier tronçon du Turkish Stream qui arrivait près d’Istanbul, Erdogan et Poutine l’ont inauguré en grande pompe. Mais ce ne sont pas des amis en réalité, car il n’y a pas d’amis dans l’histoire.

Ils ont très bien compris qu’en diplomatie, les sentiments ne comptent pas et les principes comptent peu. De ce point de vue, ils se comprennent très bien, car ils sont tous deux pragmatiques. Le seul sujet d’Erdogan, c’est la Turquie ; et le seul sujet de Poutine, c’est la Russie. Le drame de la diplomatie française, c’est que son souci n’est pas seulement la France.

4

Conflits : Si beaucoup d’éléments les rassemblent, nous pouvons tout de même observer des points de divergences. Le fait qu’ Erdogan soutienne l’Azerbaïdjan face à l’Arménie, qu’il ne reconnaisse pas les indépendances de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud en Géorgie et qu’il ait même accueilli des Tchétchènes rebelles dans les années 1990 pourrait favoriser une opposition à Poutine. Comment appréhendez-vous l’avenir de cette relation ?

Affrontements-entre-Armenie-Azerbaidjan_1_730_475

Antoine de Lacoste : Erdogan regarde le Caucase, mais avec beaucoup moins d’intérêt que la Méditerranée. Il sait très bien que le Caucase serait un casus belli. S’il commence à s’intéresser de trop près aux Kazakhs, aux Turkmènes ou aux Ouzbeks, la Russie interviendra, car cela touche à son « étranger proche ».

La Russie n’a pas forcément de bonnes relations avec tous ces États caucasiens, où les populations sont souvent d’origine turkmène. Elle laissera d’autant moins Erdogan s’en approcher de trop près. En Azerbaïdjan c’est différent parce que la population est chiite. L’Azerbaïdjan est dans une position très ambiguë. Les Turcs n’y sont donc pas complètement chez eux, car les Iraniens et les Russes entretiennent de bonnes relations avec ce pays. Ce qui est sûr, c’est que cela ne peut pas aller très loin, car les Russes ne toléreraient pas que l’Arménie soit envahie par l’Azerbaïdjan. Bien qu’Erdogan regarde cela avec intérêt, il sait donc qu’il ne pourra jamais avancer ses pions dans cette zone stratégique, d’autant que la Méditerranée demeure un enjeu beaucoup plus important.

5

Conflits : Concernant la Libye, on voit que les « Deux grands » du Moyen-Orient s’opposent également sur ce point. La Turquie a allégrement violé l’embargo sur les armes et a fait fi du droit international maritime en occupant illégalement la Méditerranée. Quelle est la position de Moscou dans ce conflit et comment va-t-elle évoluer au fil des avancées turques dans la région ?

libye 5c92f98e2400003500c72433 le chef du gouvernement de Tripoli Fayez al-Sarraj et l’homme fort de l’est Khalifa Haftar

Antoine de Lacoste : Les Russes ne veulent pas se fâcher avec la Turquie, car ils ont trop d’intérêts et de dossiers en commun.

Ce qui s’est passé en Libye est intéressant. Il y avait une « guerre civile » – même s’il y a plus de 120 tributs – où deux camps s’affrontaient : celui de Sarraj et celui d’Haftar. Haftar avait dans l’idée de réunifier la Libye, grâce au soutien officiel de la Russie, de l’Égypte, de l’Arabie Saoudite, des Émirats arabes unis et de la France implicitement.

La communauté internationale était plutôt du côté de Sarraj. La Turquie regardait un peu prudemment au début, puis quand Sarraj a été en difficulté et que les hommes d’Haftar ont envahi les faubourgs de Tripoli, les Turcs sont intervenus. Autant je pense qu’Erdogan a été beaucoup moins habile que Poutine en Syrie, autant son action en Libye a été bien menée. L’aide apportée à Sarraj a été très efficace.

Carte-Turquie-AP

Parallèlement, faisant fi des droits maritimes de la Grèce, ils ont passé un accord pour créer une zone maritime commune Turquie-Libye. C’est comme si les îles grecques avaient coulé et que la Crète n’existait plus. C’est un acte de piraterie internationale. Mais ce n’est pas la première fois que les Turcs violent le droit international, car ils avaient fait des forages en Méditerranée, dans des eaux qui ne leur appartenaient pas et avaient empêché des navires, notamment italiens, de le faire.

Nanti de cette impunité que lui donne son statut de membre de l’OTAN, cet accord, qui n’a aucune valeur juridique, permet à la Turquie d’intervenir avec une certaine efficacité.

6

Conflits : Quel a été le rôle de la Russie en Libye ? A-t-elle tenu à limiter l’action turque ou préfère-t-elle ne pas trop s’ingérer dans un nouveau conflit ?

Antoine de Lacoste : Au moment de l’intervention turque, il était intéressant de voir ce que ferait l’aviation russe et ce que feraient les hommes d’Haftar et les mercenaires russes employés par Wagner. On a tout d’abord constaté que ces mercenaires n’étaient pas de si bons combattants. D’autre part, les Russes ont opéré une manœuvre de recul, bien précise jusqu’à une base aérienne qui se trouve en Cyrénaïque. Les hommes de Wagner s’y sont retirés.

Aujourd’hui, il y a une frontière entre la Tripolitaine et la Cyrénaïque, qui s’arrête surtout à l’endroit où commencent les champs de pétrole.

Libye-acteurs_1_730_474

afp,

Petrole-Libye-1  SITUATION DES CHAMPS DE PETROLE 2020
 

CARTE_LIBYE DU 20.07.2020 _web  Carte du 20/07/2020

Tout l’enjeu est là : les Turcs veulent aller plus loin pour récupérer ces champs et ce qui reste des troupes d’Haftar et les Russes veulent les en empêcher. Les Turcs se sont donc arrêtés. Non que les Turcs craignissent la menace égyptienne (qui était le premier pays à exprimer son désaccord), mais parce que Poutine a dit aux Turcs d’arrêter.

En ce moment, il y a des discussions informelles entre Russes et Turcs sur le sort de la Libye. On ne sait pas ce qui va en sortir.

  • Vont-elles aboutir à la constitution de deux régions autonomes ?
  • Vont-elles continuer dans cette ambiguïté qui arrange tout le monde ? 

Mais, en réalité, cela n’arrange pas les Turcs, bien qu’ils soient satisfaits que l’on avalise le fait qu’ils aient reconquis la Tripolitaine, et donc sauvé Sarraj et a fortiori l’accord maritime. Les Russes se disent qu’Haftar a échoué, et, par pragmatisme, vont peut-être l’abandonner, bien qu’ils lui aient tout de même fourni des avions. Puis les Américains rentrent à nouveau en scène, atteints d’une russophobie pathologique, car leur grande inquiétude est que les Russes fassent construire une base navale en Cyrénaïque. Fidèle à leur tropisme antirusse et partant du principe que c’est la Russie qui tient l’Eurasie, ils veulent toujours la contenir dans le Caucase et de l’empêcher d’aller au Proche-Orient ou en Méditerranée.

logo-conflits-fond-noir

7

Conflits : Les relations énergétiques permettent à Erdogan et Poutine d’entretenir de bons rapports. L’inauguration du Turkish Stream est une illustration du fait que la Turquie devient le nœud énergétique du Moyen-Orient. Peut-on tout de même prévoir une confrontation russo-turque sur ce sujet, tant le gaz est, pour ces deux pays, une source importante de croissance et d’influence ?

Antoine de Lacoste : Il y a deux nœuds : le nœud turc et le nœud balkanique.

C’est pour cela que le dépècement de la Yougoslavie a été une opération à laquelle ont participé de très près les Turcs et les Américains, pour des raisons équivalentes.

La naissance du Kosovo est très liée à cela, pas seulement pour des raisons énergétiques, mais pour des raisons stratégiques. Il fallait en effet abattre la Serbie, alliée de la Russie, et prendre le contrôle des routes énergétiques.

Ce deuxième nœud est quand même dépendant du premier nœud qu’est la Turquie. Les intérêts des Turcs et des Russes sont communs pour ce premier nœud, donc ils ne s’opposeront jamais véritablement. La Turquie manque cruellement de matières premières, d’où son intérêt pour la Méditerranée. Au-delà de cette question gazière, nous pouvons donc observer que la Turquie joue assez habilement sur les deux tableaux : membre de l’OTAN, mais qui achète à la Russie, ce qui exaspère les Américains. D’où la position stratégique de la Turquie, sans oublier celle de la Russie sans qui Ankara ne pourrait déployer de géopolitique énergétique.

8

Conflits : Le fait qu’Erdogan continue de faire partie de l’OTAN pourrait, à terme, l’obliger de se détourner du partenaire russe ?

Otan-Turquie

Antoine de Lacoste : Pas du tout, au contraire ! Cela lui donne un jeu d’équilibre entre la Russie et les États-Unis. S’il n’était pas membre de l’OTAN, il y a longtemps que la Russie aurait eu des liens stratégiques plus forts avec la Turquie, mais l’OTAN fait que la Russie essaie de tirer la Turquie vers elle, et c’est pour cette raison qu’ils ne se fâcheront jamais tout à fait.

C’est aussi la raison pour laquelle les Russes ne vont au bout du processus en Syrie. Ils ménagent les Turcs, sachant qu’Ankara, en tant que membre de l’OTAN, peut envoyer ses bateaux en Méditerranée avec une certaine impunité. La Turquie a très bien compris que les Américains fermeront les yeux, car l’essentiel pour eux est d’empêcher les Russes de s’installer en Libye.

Les États-Unis privilégieront toujours la relation avec la Turquie pour contrer la Russie.

9

Conflits : Concernant Sainte-Sophie, il semble que la décision de la retransformer en mosquée marque l’acte de mort définitif de l’héritage laïc de Mustapha Kemal et permet à Erdogan d’affirmer, véritablement, ses prétentions politiques. Cela marquera-t-il un refroidissement de ses relations avec la Russie orthodoxe ?

Sainte-Sophie, il semble que la décision de la retransformer en mosquée marque l’acte de mort définitif de l’héritage laïc de Mustapha Kemal 21833239

Antoine de Lacoste :Les orthodoxes se sont élevés contre cette action, mais Poutine lui-même n’a pas dit grand-chose. C’était inéluctable. Il y a une crise économique très forte et Erdogan, ayant perdu les municipales, pensait que c’était le moyen de se reconquérir une forme de popularité.

Les élections générales qui auront lieu en 2023 constituent un grand danger pour lui. Je pense qu’il fera ce qu’il faut pour les gagner, mais il a également fait ce qu’il fallait pour les municipales et malgré cela, il les a perdues. Sainte-Sophie rentre dans ce processus-là, car même le Turc modéré, qui n’est pas islamiste, est tout de même très musulman et très nationaliste, et est très fier de la chute de Constantinople. Pendant des décennies, les Turcs ont eu une immense admiration pour Kemal, mais aujourd’hui, cela est terminé. Erdogan savait que les Occidentaux ne réagiraient pas, et de toute façon, Sainte-Sophie reste en territoire turc. Il n’y a rien à faire contre cela. Poutine est un pragmatique, non un idéologue. Ce qui l’intéresse, c’est la grandeur de la Russie. Sainte-Sophie qui devient une mosquée n’est pas une raison valable pour s’opposer à Erdogan. Il laisse le patriarche de Moscou faire le travail religieux et se garde la politique et la stratégie.

logo-conflits-fond-noir

10

Conflits : Comment envisagez-vous l’avenir global des relations russo-turques ?

Antoine de Lacoste : Elles vont continuer dans le pragmatisme et dans une certaine ambiguïté. Il y a trop d’intérêts communs pour se fâcher, notamment le dossier syrien où Poutine pourrait très bien contraindre les Turcs de partir, mais il ne veut pas le faire, car il ne souhaite pas d’une confrontation sanglante avec la Turquie. Il y a l’affaire du gaz qui est très importante et la Libye où ils sont face à face tout en poursuivant le dialogue, donc ils ne se fâcheront jamais. Et, en définitive, c’est plutôt Poutine qui tire les rênes.

11

Que s’est-il passé ?

Poutine avait le goût du secret, une certaine duplicité. Très manœuvrier et pragmatique, il sut s’adapter au clan Eltsine. Il accepta le pouvoir pour, ensuite, n’en faire qu’à sa tête. Il sera d’une efficacité étonnante. En quelques mois, il reprit en main l’ensemble de l’appareil d’État, met au pas les oligarques qui lui étaient hostiles, en ralliant à sa cause ceux qui ne voulaient pas faire de politique. Il catalysa leur énergie et leur savoir-faire pour les mettre au service du son œuvre de restauration nationale. Les Russes lui en surent gré, dès cette époque, comme d’avoir su mettre fin à la guerre en Tchétchénie.

12

Poutine peut-il s’enorgueillir de cette guerre atroce ?

Mais oui, bien sûr. Et les Russes l’en remercient encore d’avoir su mener et gagner cette guerre. Pour eux, elle a transformé Poutine en héros.

La Tchétchénie 6101v1    CF/https://www.monde-diplomatique.fr/publications/l_atlas_geopolitique/a53534

 

13

Ce n’est pas le cas pour les Occidentaux…

En effet. C’est là, dans ces années 2000-2005, que naît l’image du « Poutine boucher », du « dirigeant sans pitié ». Mais les Russes ont une toute autre image de leur président. En 2000, l’armée rouge avait perdu la première guerre de Tchétchénie, humiliée par les islamistes tchétchènes. Des centaines de jeunes Russes mouraient chaque année dans le Caucase. Dès son arrivée au Kremlin, Poutine annonce aux Russes et à son armée : « Je vais faire la guerre. Ce sera dur. Mais nous allons gagner. Nos fils n’iront plus mourir en Tchétchénie. » Il a tenu parole. Il a gagné cette guerre et redonné sa fierté à l’armée russe.

14

Mais à quel prix ?

Cette guerre s’est faite « à la russe » ou « à la caucasienne », dans des conditions terribles, sans rapport évidemment avec les règles éthiques en vigueur dans la plupart des armées occidentales. Les reportages de l’époque ont décrit la Tchétchénie comme une boucherie innommable, mais en noircissant systématiquement les actions de l’armée russe et donc de leur chef, Vladimir Poutine. En face, les islamistes étaient de fieffés barbares, à l’image de ceux que nous affrontons au Sahel. Cette image négative, en grande partie caricaturale, s’est imposée, dès cette époque, dans l’esprit des dirigeants et de la classe médiatico-politique en Europe. Elle contribue, encore aujourd’hui, à dégrader la perception que nous avons de Poutine.

15

La Tchétchénie marque-t-elle le début du redressement de la Russie ?

TCHETCHENIE mage-384-512-3809163

Oui, en partie, les prémices de ce retour de la Russie. La date importante, dans ce domaine, est 2008, lorsque la Russie s’opposa à l’absorption de la Géorgie par l’OTAN, au terme d’une « guerre » de huit jours, habilement menée. Le monde put alors constater que la Russie n’était déjà plus ce paillasson sur lequel l’Amérique croyait pouvoir s’essuyer les pieds, ce pays déclassé, tiers-mondisé, sorti de l’histoire comme l’analysaient de nombreux rapports de la CIA. Quelques années plus tard, il y eut l’Ukraine et l’annexion de la Crimée, un coup stratégique magistral pour les Russes, mais un dossier qui empoisonne encore aujourd’hui les relations entre la Russie et le reste du monde.

logo-conflits-fond-noir

16

Cette image négative de Vladimir Poutine est-elle de nature à lui nuire ?

Vladimir-Poutine-Wikimedia-Commons-740x457

Pas vraiment. Sa brutalité, son regard froid, son réalisme glacial ont en effet nourri sa légende noire, mais il n’en a cure et il en joue. Il travaille d’abord pour les Russes, comme Donald Trump travaille d’abord pour les Américains. Poutine sait que cette image de chef d’État dur, intransigeant, viril, sain, parle à la majorité des Russes. C’est ce qu’elle attend : un chef d’État respecté, craint, qui fait respecter et craindre son pays. En Occident, nous avons mis du temps à le comprendre. Et d’ailleurs, notre classe médiatico-politique dominante, largement soumise au déferlement de la propagande des néo-conservateurs américains, ne l’a pas encore compris.

17

Peut-on alors parler du « poutinisme » comme d’une doctrine d’État en Russie ?

russie défilé de l'armée russe 860320be12a1c050cd7731794e231bd3-1525859224

Il est difficile de parler de « poutinisme », car Poutine n’a pas de doctrine et il est tout sauf un doctrinaire.

Ce « poutinisme » pourrait toutefois se résumer en quelques mots : patriotisme fort, russisme intransigeant, pragmatisme absolu. Poutine s’adapte aux circonstances, à la force ou aux faiblesses de ses adversaires, qu’il sait parfaitement exploiter. Méthodique par sa formation au KGB, réaliste froid, il évalue, s’entoure d’avis contradictoires et se place toujours en position d’arbitre entre les options proposées par ses conseillers. Il le fait chez lui et à l’étranger, quand il joue les facilitateurs de paix en gardant le contact avec tous les camps, notamment au Moyen-Orient. Il est le seul à le faire. À ce titre, il mériterait le prochain prix Nobel de la Paix…

18

Quelle est cependant son idée directrice ?

RUSSIE POUTINE CROYANT unnamed

Sa constante a été et reste la restauration de la grandeur de la Russie, par la réforme intérieure et la politique extérieure. Son patriotisme a évolué vers une sorte de « russisme », mélange de nationalisme et de foi religieuse, ce qui le situe exactement dans la tradition de la grande histoire russe, associant un Kremlin fort à une Église orthodoxe prééminente. Au fil des ans, Vladimir Poutine s’est appuyé de plus en plus sur l’Église, autant qu’elle s’est appuyée sur lui. Un binôme solide associe Poutine et le patriarche Kirill depuis 2008. Ils se soutiennent l’un l’autre, pour le plus grand profit de la Russie. Ce mélange de vision politique et religieuse au service de la grandeur russe définit aussi le « poutinisme ».

19

Vladimir Poutine s’intéresse-t-il à l’histoire ?

poutine 6b437ded-b616-11ea-b33c-02fe89184577

Beaucoup, depuis toujours. Il a puisé dans l’histoire de la Russie tout ce qui lui a permis de structurer son action politique. Il veut en être la synthèse, engerbant les heures sombres et lumineuses, sans rejeter aucune période.

20

D’où ce reproche qui lui est souvent fait d’exonérer le communisme soviétique de ses crimes…

Oui, mais il faut comprendre son choix, que semble approuver une majorité de ses compatriotes. Par prudence ou par foi profonde, il prend l’histoire de la Russie comme un tout, du baptême du prince Vladimir, à la fin du Xe siècle, jusqu’à aujourd’hui, en passant par les tsars, Lénine et Staline, Gorbatchev et Eltsine.

Pierre le Grand, le tsar réformateur, maxresdefault

Il a une admiration particulière pour Pierre le Grand, le tsar réformateur, ouvert à l’Ouest. Poutine cite aussi souvent un homme d’État étranger, Napoléon. Il voit en lui le dirigeant qui restaura la France, après les troubles de la Révolution, comme lui, Poutine, rebâtit son pays après dix années d’anarchie.

21

Quelles sont les autres figures qui l’ont inspiré ?

On peut citer le philosophe

  • Ivan lline (1883-1954), aristocrate russe traqué par les bolcheviks, réfugié en Suisse, nationaliste, anticommuniste, très critique sur le modèle démocratique occidental qu’il jugeait incompatible avec la Russie.
  • Je pourrais aussi citer Soljenitsyne. Poutine lui a rendu souvent hommage et Soljenitsyne admirait Poutine, comme le sauveur du pays, le restaurateur du conservatisme russe sur les plans politiques, moral, sociétal et religieux.
  • Autres références évidentes : le panslaviste Nikolai Danilevski (1822-1885), chantre de la « voie russe », différente par essence des autres modèles, notamment occidentaux ;
  • le conservateur anti-libéral Konstantin Leontiev (1831-1891), contempteur de la décadence matérialiste de l’Occident ;
  • le scientiste Lev Goumilev (1912-1992), promoteur de l’eurasisme, rassemblant les Slaves orthodoxes et les populations d’Asie centrale.

22

D’où ce rapprochement actuel de la Russie avec la Chine ?

chine russie au défilé unnamed
Russian President Vladimir Putin (C), Kazakhstan’s President Nursultan Nazarbayev (L) and China’s President Xi Jinping take part in a wreath laying ceremony at the Tomb of the Unknown Soldier on the Victory Day by the Kremlin walls in central Moscow, Russia, May 9, 2015. Russia marks the 70th anniversary of the end of World War Two in Europe on Saturday with a military parade, showcasing new military hardware at a time when relations with the West have hit lows not seen since the Cold War. REUTERS/Host Photo Agency/RIA Novosti ATTENTION EDITORS – THIS IMAGE HAS BEEN SUPPLIED BY A THIRD PARTY. IT IS DISTRIBUTED, EXACTLY AS RECEIVED BY REUTERS, AS A SERVICE TO CLIENTS

Peut-être, mais je crois plutôt qu’il s’agit d’un rapprochement circonstanciel depuis que l’UE a choisi de tourner le dos à Vladimir Poutine. Si les Européens lui tendaient de nouveau la main, il reviendrait à sa grande idée de 2008 : bâtir une Europe de Lisbonne à Vladivostok.

logo-conflits-fond-noir

23

Si vous deviez retenir un événement caractéristique du règne de Poutine, quel serait-il ?

le-president-russe-ale pont de crimée  Le président russe a inauguré le pont reliant la Crimée récemment annexée à la Russie. © Crédit photo : AFP le 15/05/2018


Je vois un moment symbolique, d’une grande force politique : l’annexion de la Crimée, arrachée à l’Ukraine en mars 2014. Cette « récupération » d’une terre naguère russe a libéré la Russie d’un chantage ukrainien permanent sur la presqu’île de Crimée et son port stratégique de Sébastopol. Même chez les opposants russes, rares sont ceux qui ont condamné cette décision, même si la Russie le paie chèrement avec les sanctions internationales. Sur le plan intérieur, ce « coup » a ressoudé les Russes. À l’extérieur, il a manifesté le retour de la Russie dans le concert des nations.

Un autre événement majeur est l’intervention russe en Orient depuis 2015. Il lui a donné toutes les cartes stratégiques pour parler à tout le monde : Israël et l’Iran, la Turquie et l’Arabie saoudite. C’est assez fort, quand même !

24

Pour ce qui est des relations franco-russes, Emmanuel Macron s’efforce-t-il d’être plus réaliste à propos de Vladimir Poutine ? 

POUTINE MACRON VERSAILLES 92572565d97bc45d58b9dca

Oui, et c’est tant mieux. Souvenez-vous du Général de Gaulle qui parlait toujours de la Russie et non de l’Union soviétique. Pour lui, sous l’acier du système soviétique, la Russie éternelle, amie de l’Europe et de la France, continuait de vivre. C’était une carte à ne pas abandonner. Emmanuel Macron tente peut-être de renouer avec cette tradition du réalisme diplomatique. La réalité est que la Russie est un grand pays européen, un partenaire obligé de l’Europe. Si M. Macron relance une passerelle sur le gouffre actuel, tant mieux. Il en va de l’intérêt stratégique et économique de la France et de l’Europe. Renouer le dialogue avec Poutine permettrait sans doute de mieux défendre nos intérêts et de se désengager de la tutelle américaine. En recevant Poutine à Versailles puis à Brégançon, M. Macron a amorcé un tournant. Mais les mots et les gestes ne suffisent pas. Il faut des résultats.

25

Faudra-t-il modifier le système des sanctions appliquées depuis 2014 ? 

Sans aucun doute. En tout cas, les alléger, à la mesure de la reprise du dialogue, ce qui, pour l’instant, n’est pas à l’ordre du jour, notamment à cause de la soumission au diktat américain.

https://sansapriori.files.wordpress.com/2017/01/2017-01-22-de-gaulle-1017071564.jpg?w=900  De Gaulle « l’insoumis » relire https://sansapriori.net/2017/01/22/1516-la-soumission-de-leurope-aux-usa-une-vieille-histoire-toujours-dactualite/


Frédéric Pons, Poutine, Calmann-Lévy, octobre 2014, 364 pages.

 

Propos recueillis par la Revue Conflits


source/https://www.revueconflits.com/russie-vladimir-poutine-frederic-pons/