Mardi 5 juillet, Igor Delanoë, directeur adjoint de l’Observatoire franco-russe, donnera, dans le cadre des Mardis, une conférence sur le thème « La Russie en Syrie : passé, présent, avenir ». Rencontre.

Le Courrier de Russie : Quelle est actuellement la situation sur le terrain en Syrie ?
Igor Delanoë : Théoriquement, sur le plan militaire, nous sommes dans le cadre de la trêve [les États-Unis et la Russie se sont entendus sur un cessez-le-feu le 27 février, ndlr], même si elle n’a jamais été réellement suivie. On a même l’impression que les rebelles en ont profité pour se rééquiper, se réarmer et se préparer à une future grosse bataille près d’Alep.
À Raqqa [fief de l’État islamique, ndlr], la situation est particulière : les combattants islamistes ne reconnaissant pas la trêve, les combats ont continué dans cette zone. Avec l’aide des Forces démocratiques syriennes, les Américains ont mené des opérations autour de la ville. Ils semblaient vouloir la reprendre, mais visiblement, l’opération a été reportée.
Quant à la coalition russo-syrienne, ses troupes essayent, depuis Palmyre, de remonter également vers Raqqa. Mais elles se heurtent à des actions coup-de-poing menées par les terroristes de l’État islamique, qui harcèlent leurs lignes de communication.
LCDR : Que représente l’État islamique en Syrie aujourd’hui ?
I.D. : Le principal problème n’est pas l’État islamique, mais le Front al-Nosra [groupe terroriste qui se présente comme la composante djihadiste de la rébellion syrienne et compterait environ dix mille membres, ndlr].
En Syrie, l’État islamique est sur la défensive, et ne compte plus que six à huit mille combattants à Raqqa. Ces terroristes ont adopté une stratégie de harcèlement. Ils commettent des attentats suicides en envoyant des kamikazes, dans de grosses voitures chargées d’explosifs, à l’assaut de barrages ou autres lieux stratégiques.
Si les opérations combinées des forces gouvernementales et de l’opposition continuent, elles finiront, à moyen terme, par parvenir à confiner tous les djihadistes à Raqqa, voire à les chasser hors des frontières syriennes actuelles.
LCDR : Du point de vue diplomatique, où en est le processus de paix conclu à Genève en février dernier ?
I.D. : Depuis fin mai, le processus de paix inter-syrien sous l’égide de l‘ONU est, au mieux, gelé. Les protagonistes sur le terrain – l’opposition syrienne « fréquentable », soutenue par les États-Unis, et le gouvernement syrien, appuyé par la Russie – ne se font pas confiance, ce qui bloque aujourd’hui les négociations.
On a l’impression que les Américains et les Russes, qui avaient réussi à créer une dynamique au début du processus de paix, en février dernier, échouent à retrouver cette énergie : Washington ne parvient plus à faire bouger l’opposition syrienne et le régime de Damas se montre peu enclin à infléchir ses positions renforcées par la Russie.
LCDR : Pourquoi le processus de paix est-il bloqué ?
I.D. : Côté syro-syrien, un désaccord majeur subsiste sur l’agenda même des négociations. Les représentants des autorités syriennes ne veulent pas évoquer le sort de Bachar el-Assad dans les discussions et l’opposition ne veut pas entendre parler du président syrien, même pour une simple période de transition
La Russie et les États-Unis, pour leur part, n’arrivent toujours pas à se mettre d’accord sur ce que recouvre la notion de « camp terroriste ». Les Américains identifient toujours de « gentils » et de « méchants » terroristes, alors que les Russes mettent dans le même panier tous ceux qui combattent le régime syrien.
Subsiste, enfin, la question des Kurdes. Les Russes et les Américains voudraient les inclure dans le processus de Genève, mais Ankara y est catégoriquement opposée. Nous sommes dans une impasse. D’un côté, on peut difficilement faire avancer le processus de paix sans les Turcs, qui ont menacé de quitter la table des négociations si les Kurdes y étaient conviés. Mais poursuivre les négociations sans les Kurdes est tout aussi compliqué, car ces derniers continuent de gagner du terrain en Syrie.

LCDR : Quelle relation unit les Russes et les Américains dans cette collaboration ?
I.D. : Les deux parties respectent leurs engagements. Les Russes voudraient élargir la collaboration en menant des opérations communes, mais Washington refuse. Pour des raisons politiques, en Syrie, les Américains cherchent à minimiser leur coopération avec Moscou mais à en maximiser l’efficacité.
En effet, si les États-Unis s’engagent dans une collaboration plus importante avec la Russie, ils seront embarrassés sur d’autres questions de relations internationales, notamment la crise ukrainienne ou les sanctions.
Ils ne veulent donc faire aux Russes aucun cadeau. Dans le même temps, ils ne peuvent pas se permettre de passer pour le camp qui compromet la lutte contre l’État islamique.
À Moscou, on aimerait reprendre Raqqa lors d’une opération conjointe avec les Américains. Si la ville ne représente pas grand-chose militairement, il s’agirait d’une prise indéniablement symbolique, d’une victoire politique.
Sur le front kurde, il y a une convergence de facto entre les Russes et les Américains, mais qui ne se traduit pas par des coopérations coordonnées entre Washington et Moscou.
LCDR : Comment voyez-vous évoluer le conflit, à moyen terme ?
I.D : Il est difficile de faire des pronostics sur l’avenir, tant la situation en Syrie évolue rapidement. Tout dépendra de la capacité des protagonistes à se refaire mutuellement confiance afin de relancer le processus de paix.
Les Russes – même s’ils ne l’ont pas encore annoncé officiellement – sont en train de préparer une nouvelle constitution syrienne, qui décentralise largement l’autorité. Du côté des Américains, l’influence sur la Turquie, sur les monarchies du Golfe et sur l’opposition semble s’amenuiser de plus en plus.
Sur le plan militaire, si le processus de Genève ne parvient pas à redémarrer, il faut s’attendre à une reprise des hostilités. Pour les protagonistes régionaux – l’opposition, le régime syrien, le Hezbollah, etc. –, le plan de Genève est de toute façon une perte de temps : ils pensent pouvoir gagner davantage sur le terrain qu’autour de la table des négociations.
Du point de vue diplomatique, on est censé entamer au 1er juillet, selon le calendrier de l’ONU, un processus qui devra aboutir à l’élection d’un gouvernement transitoire. Mais sans reprise des discussions, ce calendrier semble de moins en moins réaliste.
source/http://www.lecourrierderussie.com/international/2016/06/igor-delanoe-russie-syrie/
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