893 -« Tous ensemble » contre la mondialisation > D’Edgard Pisani décédé le 20 juin 2016

 

par Edgard Pisani    janvier 1996

Pendant des générations, et dans beaucoup de pays, les citoyens ont été formés à l’idée qu’il existait une correspondance exacte entre État, nation, territoire, patrie, langue et culture (1). La France est l’archétype de l’État-nation, jacobine de surcroît. Elle sert de référence à nombre de chercheurs et de constitutionnalistes qui ont peine à sortir d’un modèle qui s’est mis en place puis épanoui sur plusieurs siècles d’histoire et qui est désormais en question : du fait de la régionalisation et de la revendication culturelle ; du fait, à l’inverse, de la constitution d’ensembles régionaux auxquels les États, dont la France, confient certains de leurs pouvoirs régaliens.

Aujourd’hui, l’écheveau semble se dénouer. Différemment mais partout. Nous sommes tentés de nous raccrocher à des concepts qui ont eu leur temps de gloire et d’efficacité plutôt que de tenter d’en inventer de nouveaux. Une bonne méthode consisterait peut-être à se demander simplement si c’est pour « faire ensemble » ou pour « être ensemble ».

Prenons la liste des associations qui se créent. Selon les intitulés qu’elles se donnent, on peut distinguer des associations de commodité — faire ensemble — et des associations de communauté — être ensemble. Certaines associations réunissent des adhérents qui ont pour objectif de vivre des choses ensemble. D’autres se donnent pour ambition de faire des choses ensemble. Le maître mot est « ensemble ». Est-ce un hasard si le slogan qui s’est imposé lors du récent mouvement social en France est : « Tous ensemble ! Oui ! » ?

Un empire éclaté

L’État-nation a réalisé dans sa splendeur sa passion de l’être et du faire, l’État étant l’outil et le maître de la nation-creuset. Dans le domaine de l’analyse politique, on constate une réelle confusion entre l’être et le faire, un imbroglio où l’on ne distingue plus entre l’Etat-être, l’Etat-faire, la nation-faire, la nation-être, qui se trouvent confondus dans les mêmes structures institutionnelles (2).

  • Nous sommes en présence d’un système d’organisation globalisant. Faut-il en changer ?
  • Et si nous choisissons d’en changer, envisageons-nous qu’il se dépouille pour ne garder que les fonctions de faire ?
  • Envisageons-nous de donner une place, dans nos institutions, aux communautés, aux lieux d’être ensemble ?
  • Est-ce que, à côté du concept de citoyenneté (faire), peut naître un concept d’appartenance culturelle (être) ?
  • Peuvent-ils coexister au gré d’une claire définition et d’une règle du jeu mutuellement acceptable ?

Le problème se pose. Imaginons un instant que nous nous trouvons à bord d’un ballon géostationnaire au-dessus de la Sicile. Au nord-est, nous pouvons voir un empire, apparemment vieux comme le monde, qui, après avoir connu quelques risques de fissuration, s’est vite ressoudé par la force — et avec quelle énergie… Un empire où les tsars de quelque couleur qu’ils soient, ont tenté d’effacer les nationalités. Là, dès lors que le politique — le faire ensemble — a perdu de son pouvoir, l’être ensemble a révélé sa faiblesse et éclaté en multiples communautés séparées, voire ennemies. Elles le font en un ballet dont nous ne savons pas encore dessiner la chorégraphie, violente ou paisible suivant les cas et les moments.

Tournons nos yeux vers le sud, vers le monde arabe. Même langue ou presque. Même religion. Globalement, même civilisation. Une aspiration à l’unité pour exister en tant que puissance significative à l’échelle du monde. Pourtant, une organisation étatique nationale se consolide à l’encontre d’un certain sentiment d’unité, qui demeure profond au niveau de l’opinion. L’ambition de l’État n’est pas celle du peuple. La première a une forme, l’autre non.

Regardons maintenant vers le nord-ouest, vers l’Europe : quinze pays qui sont autant d’États-nations. Ils se remettent en question et abandonnent une partie de leur souveraineté pour travailler ensemble, pour faire ensemble. Si l’on disait aux Français que la construction européenne doit aboutir à la disparition de la nation et de la patrie françaises, ils ne l’accepteraient pas. Ils admettent seulement de transférer le faire ensemble, les attributs de l’État, parce qu’on fait mieux ensemble que seul.

  • Peut-on inventer des modes d’expression démocratique dans un système où le faire ensemble et l’être ensemble coexistent de manière complémentaire, articulée, intelligente, contradictoire, conflictuelle à la limite, mais avec des systèmes institutionnels d’arbitrage qui permettent d’éviter les crises ?
  • Le temps n’est-il pas venu d’abandonner les formes d’organisation auxquelles nous sommes habitués ?
  • D’examiner, par exemple si le culturel est une catégorie séparable du politique, méritant une capacité d’expression autonome ?

Tout porte à croire que, dans un avenir qui se mesure en décennies, coexisteront et s’articuleront l’un avec l’autre deux modes d’organisation :

  1. l’un de type politique et décisionnel ;
  2. l’autre de type culturel, qui visera à la sauvegarde et à l’épanouissement des individus qui se sentent menacés par la mondialisation des échanges et par la bureaucratisation des États.

Le cas de l’Europe est, à cet égard, exemplaire. Parmi ceux qui la « pensent », il en est qui sont favorables à ce qu’elle devienne une puissance parmi les puissances mondiales. Ils ne rêvent pas d’un État européen semblable à l’État jacobin français, mais d’une entité politique susceptible, en termes monétaires, économiques, militaires et culturels, de devenir un acteur équilibrant dans un monde aspirant à l’équilibre.

  • Mais il y a aussi des européistes, plus nombreux qu’on ne le croit, dont le seul rêve est d’utiliser le mythe européen pour détruire les États nationaux.
  • Mais pour les remplacer par quoi ?
  • Par rien, l’Europe ayant été une étape vers une mondialisation, sans pouvoir politique régulateur pour arbitrer entre le marché et la société.
  • Savent-ils où cela nous conduit ?
  • A l’anomie-désordre sociopolitique ou à un nouvel ordre international unipolaire. Au risque de provoquer le réveil des États-nations.

L’Europe n’a d’avenir que si elle se dote d’une capacité anti-dérégulatrice et qu’elle s’oppose au principal pouvoir dérégulateur de la planète : les États-Unis. Face au tandem dérégulateur Capitole-Réserve fédérale, seuls des ensembles cohérents, réunissant des facteurs de puissance politique, économique, culturelle et stratégique, seront en mesure d’éviter l’affaissement dans le méli-mélo de la mondialisation.

La planètesous la houlette américaine et avec la participation active de tous ceux qui, à la Commission de Bruxelles et ailleurs, œuvrent à la création d’une zone de libre-échange euro-atlantique sous l’appellation moins voyante d’ »agenda transatlantique » – a commencé d’entrer dans un désordre suicidaire.
Se dresser contre cette volonté d’hégémonie, d’uniformisation, de non-respect des diversités, c’est éviter que ne se multiplient cent révolutions dans le monde.
Car, sans régulation, les inégalités deviendront encore plus insupportables ; sans monnaies d’égale capacité, le monde entrera dans le système dollar ; sans systèmes de défense autonomes, les originalités s’estomperont ; sans instances d’arbitrage vrai, les dominations se feront plus brutales.

Réinventer le politique

Si la mondialisation c’est la disparition de la capacité régulatrice, nous n’avons pas d’autre choix que de lutter contre elle : parce que nous sommes différents et que nous voulons le demeurer ; parce que nous sommes nés dans des lieux divers, avec des avantages et des insuffisances que vous voulons négocier ; parce que la diversité nous paraît être le ferment de cette recherche d’unité vraie qui constitue un idéal profond, à l’abri de l’uniformité.

L’unité est une donnée naturelle. Elle est aussi la nécessaire réponse aux excès de la diversité ; elle serait moins désirée si n’existaient pas des différences potentiellement conflictuelles et dangereuses. Unité et diversité sont les pôles d’un jeu dialectique rigoureux. La mondialisation, pour être acceptable, doit se situer dans ce jeu dialectique, où elle a pour contrepoids la sauvegarde des diversités culturelles, la prise en compte des diversités naturelles.

Seul manque le politique. Il faut peut-être le réinventer.

Edgard Pisani

Ancien ministre de l’agriculture (1961-1967), ancien commissaire européen (1981-1985). Auteur, notamment, d’Un vieil homme et la terre, Seuil, Paris, 2004.

  1. Cet article reprend les grands lignes d’une communication prononcée lors du séminaire international « Mondialisation, interdépendances, souveraineté », organisé le 27 septembre 1995 par l’Institut d’études européennes de l’université Paris-VIII et par Le Monde diplomatique, avec le concours de la Délégation générale du Québec en France.

 

  1. Ne faut-il pas voir, dans les manifestations qui ont eu lieu au mois de décembre en France, la démonstration du décalage qui s’accroît entre l’Etat-apparat et la nation-unité de vie.

    Source/http://www.monde-diplomatique.fr/1996/01/PISANI/5167

Mort d’Edgard Pisani, résistant et ancien ministre de De Gaulle et de Mitterrand

LE MONDE | 21.06.2016 à 13h59 • Mis à jour le 21.06.2016 à 14h58 | Par Patrick Roger

image: http://s2.lemde.fr/image/2016/06/21/534×0/4955122_6_fe15_edgard-pisani-en-fevrier-2004_49061d6ea1a243c151f4fd397cfbdfb7.jpg

Edgard Pisani en février 2004.

Avec la disparition d’Edgard Pisani, mort lundi 20 juin, à l’âge de 97 ans, c’est une page d’histoire de la République qui se tourne, un demi-siècle d’action au cœur de l’appareil d’État et des institutions. C’est aussi une haute silhouette, un légendaire collier de barbe, une voix puissante, un regard passionné pour l’Europe, l’agriculture, l’Afrique et son développement, et un homme resté libre de sa parole, un brin utopiste. Mais son caractère hautain, ses manières tranchées, ses jugements catégoriques et une carrière dans les marges lui attirèrent de nombreuses inimitiés.

Né le 9 octobre 1918 à Tunis, d’origine maltaise et, donc, né « sujet britannique » – ce qui lui valut de subir une campagne nauséabonde lors de sa nomination comme préfet –, il fut un résistant de la première heure. Il a été proche de Charles de Gaulle jusqu’en 1967 et de François Mitterrand à partir de 1974, deux chefs d’État qu’il voyait comme « deux plasticiens ». Le premier, « un Rodin travaillant le marbre à grands coups de ciseau » ; le second « caressant indéfiniment la glaise ».

Gaulliste devenu socialiste, européen et tiers-mondiste convaincu, c’était un homme qui avait une vision du monde et de véritables fulgurances.

  • A la Libération, il annonce que va s’ouvrir la période de la décolonisation.
  • En Nouvelle-Calédonie, lors de la violente crise des années 1980, il propose un concept inédit, qui sera repris par la suite, celui d’indépendance-association.
  • L’agriculture, l’aménagement du territoire, les problèmes Nord-Sud, la question foncière, l’énergie, le commerce extérieur… autant de domaines où il a voulu, selon son expression, « inventer des idées » et « changer le paysage ».

Otage administratif au Mont-Dore

Son arrivée dans le service de l’État date de la fin de la seconde guerre mondiale. Quand celle-ci éclate, il est alors étudiant à Sciences Po et exerce une activité de pion. Arrêté à Paris, en mars 1944, avec des parents et des proches de personnalités de la Résistance, il est envoyé en tant qu’otage administratif au Mont-Dore, en Auvergne, mais n’est pas identifié comme membre d’un réseau radio transmettant des informations à Londres. Il a alors 26 ans. Le 7 juin, au lendemain du Débarquement, une attaque sur l’hôtel où les otages sont retenus est organisée par un commando de la Résistance. Ils rejoignent le maquis puis remontent sur Paris, où il arrive le 20 juin.

Il intègre alors un réseau intitulé la Nouvelle Administration publique, destiné à préparer la transition. Le 19 août, il est averti qu’il doit se trouver au matin place du Châtelet. Installé à la terrasse d’une brasserie, il voit des centaines d’hommes, des gardiens de la paix en civil, converger vers la Préfecture de police. Bientôt, le drapeau tricolore flotte sur le bâtiment. Il y file immédiatement et rejoint le cabinet du préfet, où Charles Luizet, gaulliste de la première heure, s’installe dans ses nouvelles fonctions. Convoqué à une réunion du Comité parisien de libération, celui-ci appelle Edgard Pisani : « Edouard [son pseudonyme dans la résistance], je suis obligé de sortir. Vous allez rester là, vous garderez la maison. Il ne se passera rien, je reviens dans un instant. »

Trois réseaux ont alors pris possession de la Préfecture : le Front national, Honneur de la Police, et Police et Patrie. Pendant que les Allemands prennent position autour du bâtiment et commencent à tirer, le téléphone n’arrête pas de sonner : Pisani décroche… et se met à donner des ordres. Dans le film de René Clément Paris brûle-t-il ?, c’est Michel Piccoli qui tient son rôle. Il négocie avec les Allemands l’échange de Français qui vont être fusillés contre des cadavres de soldats allemands. Les appels conseillant aux résistants d’abandonner la partie afin d’éviter un carnage se multiplient. Il accepte une trêve à la tombée de la nuit.

A ce moment, le préfet Charles Luizet peut enfin rentrer dans la Préfecture. A celui qui, pendant ces heures chaudes, a tenu la maison, il propose de devenir son chef de cabinet et il le nomme sous-préfet. L’année suivante, Edgard Pisani passe directeur adjoint du cabinet du Préfet de police et, un an plus tard, devient directeur du cabinet du ministre de l’intérieur.

Il n’a même pas 28 ans lorsqu’il est nommé pour la première fois à la fonction de préfet, dans la Haute-Loire, puis, un an plus tard, dans la Haute-Marne, avant de devenir membre du Haut Conseil de l’aménagement du territoire.

Sur sa demande, en 1953, il est mis en disponibilité et embrasse une carrière politique. Il obtient sa première élection en 1954 à l’occasion d’une élection sénatoriale partielle dans la Haute-Marne, sous l’étiquette du Rassemblement des gauches républicaines (RGR), qui réunit le Parti radical, l’Union démocratique et socialiste de la Résistance (UDSR), présidée par un certain François Mitterrand, et diverses petites formations centristes ou de droite. Il est réélu en 1955.

En 1961, de Gaulle l’appelle pour qu’il devienne ministre de l’agriculture dans le gouvernement de Michel Debré. Il conservera cette fonction dans le gouvernement de Georges Pompidou, jusqu’en 1966, établissant un record de longévité à ce poste exposé. Il est l’artisan de la grande mutation du monde agricole pour faire en sorte que l’agriculture française devienne autosuffisante et compétitive. En mettant en place les lois d’orientation agricole, qui modernisera ce secteur, il va redonner confiance à la paysannerie. C’est lui, aussi, qui pilotera les débuts de la politique agricole commune. Il reste une des grandes figures ayant laissé une trace de son passage Rue de Varennes.

En 1966, il devient ministre de l’équipement dans le gouvernement de Georges Pompidou. Il en démissionne en avril 1967 lorsque le premier ministre demande de pouvoir gouverner par ordonnances, procédure à laquelle il est opposé. En mai 1968, la rupture est consommée. La gorge nouée, Edgard Pisani prononce à la tribune de l’Assemblée nationale un véritable réquisitoire contre Georges Pompidou, vote la censure et démissionne de son mandat de député : « Ce faisant, déclare-t-il en s’adressant au premier ministre, j’ai le sentiment d’être plus fidèle que vous à l’homme que j’ai soutenu depuis la Résistance. » Nommé préfet en disponibilité spéciale depuis 1968, il est admis à faire valoir ses droits à la retraite en 1973 et adhère au Parti socialiste en 1974.

La Nouvelle-Calédonie sur le pied de guerre

Il sort alors du tunnel où l’a entraîné sa rébellion contre Pompidou et est réélu sénateur, sous l’étiquette Gauche démocratique, de la Haute-Marne avant de devenir membre de l’Assemblée des communautés européennes en 1979. Mais il n’est pas vraiment un fin stratège politique, n’appartient à aucun courant. Lui, persuadé que François Mitterrand ne se représentera pas en 1981, a parié sur Michel Rocard, avec qui il a noué une vieille complicité, pour la présidence de la République.

Sans doute s’imaginait-il un destin de premier ministre, voire plus. En 1981, après l’élection de François Mitterrand, il est nommé commissaire européen chargé du développement. Il dirige alors un corps de 600 fonctionnaires qui distribuent chaque année 2 milliards de dollars à quelque soixante pays du tiers-monde liés à la Communauté par la convention de Lomé, dont il conduira la renégociation.

Fin 1984, la Nouvelle-Calédonie est au bord de la guerre civile. L’autorité de l’État a pratiquement disparu en dehors de Nouméa. Les Kanak tiennent des centaines de barrages dans l’île. Il atterrit le 4 décembre sur le Caillou, paré du titre de haut commissaire, avec pour mission de rétablir l’ordre et de proposer un projet pour dénouer la crise. Le lendemain, c’est la tuerie de Hienghène : dix morts, dont les deux frères de Jean-Marie Tjibaou, le leader du FLNKS. La mission de paix semble impossible. Pourtant, dès la première rencontre, le respect et la confiance s’installent entre les deux hommes.

Le 7 janvier 1985, Edgard Pisani prononce son fameux discours sur la place des Cocotiers, à Nouméa, où, pour la première fois, il évoque l’indépendance-association. A peine quatre jours plus tard, tout est sur le point de s’effondrer après l’assassinat du fils d’un éleveur européen, Yves Tual, dont les Mélanésiens sont accusés, et le lendemain la mort d’Eloi Machoro et de Marcel Nonnaro, deux leaders kanak abattus par les tireurs du GIGN. L’état d’urgence est déclaré. L’île est sur le pied de guerre.

Pourtant, Edgard Pisani refuse de se résigner au pire. Il raconte : « Il me fallait l’accord des Kanaks et j’ai engagé des négociations avec Jean-Marie Tjibaou. Il m’invite alors dans sa tribu de Hienghène, où on déjeune à trois à table devant 60 à 70 personnes assises par terre. Tjibaou voulait une discussion en présence des siens. L’échange terminé, il me demande de le suivre. Il marche devant moi, silencieux, pendant une dizaine de minutes puis s’arrête devant un énorme séquoia. Sans se retourner, presque au garde-à-vous, la tête inclinée, il me dit : Devant mes ancêtres, je vous réponds oui. Puis, sans un mot de plus, nous retournons vers le présent. »

De retour à Paris, quatre mois après le début de sa mission, il propose à François Mitterrand un projet de régime transitoire jusqu’à l’organisation, au plus tard le 31 décembre 1987, d’un scrutin d’autodétermination. « C’est le temps qui est donné à tous les Calédoniens pour réinventer une manière de vivre ensemble mais autrement », défend-il. L’accord est cependant fragile, menacé par de nouvelles violences. Lui-même, à force de raideur, de gaffes et de négligences, a focalisé la vindicte des métropolitains sans convaincre les indépendantistes. Il est lâché par le premier ministre, Laurent Fabius. Sa nomination au poste de ministre chargé de la Nouvelle-Calédonie ressemble à une promotion-sanction.

Une fin de carrière sans gloire

Les élections régionales de l’automne 1985 donnent une majorité aux anti-indépendantistes mais montrent que les Kanak votent à 80 % indépendantistes. Avant de lâcher son poste ministériel, Edgard Pisani prépare huit ordonnances publiées au Journal officiel du 15 novembre 1985, qui organisent l’avenir du territoire. Quand il quitte le ministère, malgré toute l’hostilité qu’il a concentrée contre lui, le bilan n’est pas mince, tant par l’ampleur des réformes prises sous son impulsion que par leurs effets sur le terrain. L’équilibre entre les communautés est précaire mais de réelles avancées ont été conduites. Edgard Pisani laisse une empreinte forte dans l’écheveau calédonien.

Sa dernière mission publique, il la mènera, à partir de 1988, à la présidence de l’Institut du monde arabe. Sept ans après le début de son mandat à la tête de l’institution, il est prié par le nouveau président de la République, Jacques Chirac, de quitter son poste un peu plus de quatre mois avant l’expiration de son mandat, sur fond de scandale financier et de projets non aboutis. Sa gestion de l’IMA est vivement critiquée et, malgré sa fine connaissance du monde arabe, ses relations avec les pays arabes partenaires de l’IMA ont fini par s’envenimer.

C’est une fin de carrière sans gloire pour celui qui se définissait comme « un mystique agnostique », un solitaire et un homme épris « de pouvoir, de notoriété, de service », qui savourait « le goût enivrant de l’acte d’autorité », comme il l’a écrit dans ses Mémoires : Persiste et signe (Odile Jacob, 1992). Tout au long de sa vie politique, ce grand serviteur de l’État et du « bien commun » aura fait preuve d’une indépendance viscérale ainsi que d’une allergie foncière aux conventions, d’une vraie radicalité dans le domaine des idées comme dans celui des attitudes. « Je ne me suis jamais renié », assurait-il alors qu’il s’était retiré des affaires, affichant toujours la même raideur et la même aversion de la tiédeur. Tout à l’image du personnage.

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