785 – Le Temps qu’il fait le 20/22 mai 2016

2016.05.04 muraille chine 1912

 

Retranscription de Le temps qu’il fait le 20 mai 2016. Merci à Cyril Touboulic !

Bonjour, nous sommes le vendredi 20 mai 2016. J’étais à Paris hier soir, je ne l’ai pas annoncé sur le blog, parce que ça se joue à guichet fermé pour une raison évidente : c’est l’amicale des anciens de Polytechnique (AX) qui m’invitait, et, bien entendu il faut être ancien de Polytechnique pour participer à la réunion.

C’était une réunion très intéressante : beaucoup de bonnes questions et puis, eh bien, en général, il y a un repas ensuite – ce qui a été le cas – et là aussi beaucoup de bonnes questions et surtout de discussion entre différents courants, de gens, bon, qui sont quand même d’accord sur les choses essentielles mais sur les stratégies, sur la manière de voir l’avenir en termes de gestes à poser dans l’immédiat, des différences peuvent être parfois essentielles.
Demain, si vous êtes dans la région de Saint-Denis, il y a une réunion, qui était prévue à l’origine d’impliquer également Alain Supiot mais il n’a pas pu venir, mais vous aurez quand même Bernard Stiegler, vous aurez Frédéric Lordon, vous aurez un invité néerlandais dont malheureusement le nom m’échappe [Geert Lovink], et puis moi-même. Donc, ça peut être une réunion intéressante, c’est au théâtre Gérard Philipe à Saint-Denis.

Hum, de quoi voulais-je parler aujourd’hui ? Eh bien, hier dans l’après-midi, je me suis rendu chez mon éditeur Fayard, on a parlé de différentes choses, mais quel que soit l’étage où je me trouve et la personne avec laquelle je m’entretiens, le buzz, c’est quand même cette offre inouïe de traduction par la Chine. Non pas inouïe parce qu’on y a une offre de traduction, mais par la somme qui a été proposée pour les droits de traduction en chinois.

Alors, je ne vais pas donner de chiffre mais je vais quand même vous donner un ordre de grandeur, c’est de l’ordre de 40 fois ce qu’on voit d’habitude, donc il y a un intérêt certain. Et, dès que j’ai appris la nouvelle, c’était il y a 2-3 semaines, j’ai commencé à y réfléchir évidemment, à me dire : « Pourquoi cet intérêt en Chine ? », et l’explication telle qu’elle m’apparaît par mes lectures c’est qu’il y a une convergence entre les questions que je soulève dans ce livre et les questions que se posent le président chinois, M. Xi Jinping, parce que ça apparaît dans, voilà, dans les articles que le lis : 2 articles très très intéressants dans un des meilleurs organes de presse, des plus indépendants. Où va se loger l’indépendance de la presse écrite ces jour-ci ? Pas dans les journaux qui se prétendent indépendants mais dans ceux qui pourraient sembler a priori être inféodés à des intérêts particuliers, et je cite, bien entendu, le Wall Street Journal et le Financial Times, où, à mon sens, c’est là qu’on trouve les meilleurs articles d’interprétation de la politique chinoise en ce moment, mais aussi, bien entendu, aussi bien les meilleurs articles d’interprétation des enjeux politiques aux États-Unis même. Donc, voilà, on est parfois surpris par ce qu’on voit.

Alors, qu’est-ce que c’est que cette convergence ? Eh bien, vous le savez sans doute, on parle beaucoup de « néo-maoïsme » pour M. Xi Jinping, pour le nouveau président – enfin, président chinois depuis quelques années quand même. On parle beaucoup de néo-maoïsme.

J’avais eu une discussion, c’était en 2009 (je sais que c’était en 2009 parce que c’était l’époque où j’étais rentré des États-Unis) et j’avais rencontré un groupe d’anthropologues français qui avaient passé un certain temps en Chine, et nous avions eu une discussion là, où nous n’étions pas d’accord. Moi, j’étais allé en Chine pour la dernière fois, si j’ai bon souvenir, c’était en 2007, et nous avions une vision très différente : pour eux, il était clair que le communisme en Chine, c’était une affaire terminée, finie, « FINIE », euh, pour moi, l’idée que le communisme en Chine pourrait être une affaire terminée aussi facilement me paraissait peu vraisemblable dans le cadre de la, eh bien, de la pensée chinoise au fil des siècles, ça me paraissait une histoire qu’on ne termine pas comme ça.

Alors, les analyses qui sont faites en ce moment, les préoccupations de M. Xi Jinping, c’est qu’il a le sentiment que les valeurs morales, comme on dit, ont disparu un petit peu de la Chine et il essaye de remettre en place des éléments qui constitueraient un cadre, des adjonctions, des préceptes qu’on peut offrir à la population pour que se crée ce que le sociologue français Émile Durkheim appelait un « social intériorisé » : des réflexes, des façons de voir les choses, un sens commun, mais qui permettent à une société, comme la société chinoise, de fonctionner.

Alors, comme vous le savez, il y a une histoire, une histoire assez longue, aussi longue que la nôtre, même peut-être plus longue encore en termes de création d’unités urbaines importantes, en Chine, par rapport à l’Europe. Une différence essentielle, c’est que la Chine a beaucoup moins mis l’accent sur les vertus guerrières. Chez nous, ce sont surtout des descendants de guerriers qui ont dirigé nos sociétés. En Chine, on a assez rapidement mis un système fondé sur l’école, fondé sur les fonctionnaires, fondé sur la connaissance, que, voilà, les gens les plus prestigieux n’étaient pas ceux qui amassaient un butin à la manière d’un guerrier, mais plutôt des gens qui avaient une formation de lettré, de gens qui connaissaient l’écriture et la pensée, et qui travaillaient à partir de là.

2016.04.15 3. Lever de soleil sur la Grande Muraille de Chine de Joseph Tam

Alors, la Chine s’est reprochée elle-même, à la fin du XIXe siècle, d’être rentrée dans une sorte de, comment dire, de léthargie de ce point de vue-là, qui ne lui a pas permis de faire une révolution industrielle comme elle s’est faite chez nous. Il faut dire aussi que la Chine était victime de nos entreprises coloniales à son égard à cette époque-là, et en particulier de cette guerre atroce que nous avons lancée là-bas en essayant de tirer parti d’une certaine sympathie pour une partie de la population pour la consommation d’opium.

Penser la pensée classique chinoise, c’est, d’une part, le confucianisme, d’autre part, le taoïsme. Apparaît dans cet horizon, apparaît le marxisme-léninisme de Mao Tsé Toung. Je me suis posé la question à l’époque où il y avait un petit livre rouge, à l’époque de la Révolution culturelle – eh, bon, c’est une époque où je lisais beaucoup les auteurs marxistes, léninistes et autres (trotskistes, et ainsi de suite) –, je m’étais posé la question : qu’est-ce qui distingue la pensée de Mao Tsé Toung quand même du courant marxiste-léniniste classique ? Et, il m’était apparu que c’était les éléments de taoïsme qui se trouvent à l’intérieur de la pensée de Mao Tsé Toung et qui la distingue quand même très clairement du marxisme-léninisme. Il y a une tendance chinoise à boucler les raisonnements, soit de manière statique, immédiate, en disant par exemple : « Il y a du Yin et du Yang », soit quand il y a un élément dynamique, c’est un élément dynamique sous la forme d’un cycle (un cycle à 4 éléments ou à 8 éléments), ce que nous avons appelé, nous, dans la manière dont nous avons abordé ce type de réflexion, nous avons appelé ça le « totémisme ». Et, c’est justement Durkheim et Mauss qui avaient attiré l’attention sur le fait que, c’était dans un article de [1903] (un article important du point de vue de la réflexion sociologique), ce que nous appelons « totémisme », en fait, c’est la pensée archaïque chinoise – on en trouve, bien sûr, des signes, par exemple, dans les populations des deux Amériques, des populations amérindiennes.

Ensuite, voilà, apparition du marxisme-léninisme, révolution communiste dans ce cadre-là avec un rejet massif, bien sûr, du confucianisme et du taoïsme, au moins au niveau officiel puisque je viens de dire que le taoïsme, à mon avis, se perpétuait sous forme déguisée à l’intérieur de la pensée de Mao Tsé Toung, et puis, voilà, le tournant capitaliste de Deng Xiaoping, qui a pu convaincre des anthropologues collègues à moi que le communisme, c’était terminé.

Alors, chez le président actuel, il y a ce sentiment de, voilà, de lutter contre des, comment dire… des tendances qui peuvent dégrader véritablement un tissu social, comme la corruption, des choses de cet ordre-là. Et, réintroduction d’un néo-maoïsme, parce que, eh bien, la corruption, bien entendu, à l’époque de la Révolution culturelle, c’est ce qui était dénoncé principalement – et corruption des esprits ou corruption par l’argent –, et donc on peut ressusciter ce type de perspective, mais aussi dans la perspective plus classique du confucianisme où la richesse est une richesse intérieure : c’est celle de connaître et pas une richesse de l’argent. Donc, un mélange, chez ce président actuel, de néo-maoïsme et de néo-confucianisme.

Bon, je ne vais pas continuer là-dessus, c’est quelque chose sur lequel je travaille. Je vais essayer de mettre tout ça à plat, je vais faire apparaître ça sans doute dans cette réflexion que je suis en train de faire sous le titre de « Qui étions-nous ? » (la suite de Le dernier qui s’en éteint la lumière).

Je vous tiendrai au courant, je continuerai à vous tenir au courant de l’actualité mais aussi de la manière dont, eh bien, je continue à réfléchir sur les problèmes qui agitent le monde de manière générale.

Voilà, à la semaine prochaine !


source /http://www.pauljorion.com/blog/2016/05/22/le-temps-quil-fait-le-20-mai-2016-retranscription/


De l’évidence de l’aspect prioritairement « chinois » de la « pensée Mao tsé tong », par DD & DH

22.05.2016 –

Dans ma vidéo de vendredi, je disais entre autres ceci :

« Je me suis posé la question à l’époque où il y avait un « petit livre rouge », à l’époque de la révolution culturelle […], je m’étais posé la question : qu’est-ce qui distingue la pensée de Mao-Tsé-Toung du courant marxiste-léniniste classique, et il m’était apparu que c’était les éléments de taoïsme qui se trouvent à l’intérieur de la pensée de Mao-Tsé-Toung et qui la distinguent quand même très clairement du marxisme-léninisme. »

Cette remarque m’a valu le courrier que voici, que ses auteurs m’ont autorisé à reproduire.

Premier message : « Je ne veux pas vous encombrer avec ma bio, sachez seulement que mon épouse et moi ne cessons pas, depuis un premier voyage en 1976, de nous questionner sur la Chine. Depuis 1979 nous y sommes retournés au moins une fois par an, et, parce que nous pouvions mettre des images, des odeurs, des sentiments sur ce continent nous avons accumulé les lectures.

Je veux vous remercier aujourd’hui d’avoir eu l’intelligence de souligner le taoïsme de Mao. Le père Larre en son temps l’avait noté. Cela a sauté aux yeux de mon épouse qui a eu à traduire du Mao …

Si vous souhaitez aller plus loin, sachez qu’au mot à mot, les Chinois n’ont pas traduit le mot « communisme » selon notre sens occidental, M. Javary, l’a fort bien expliqué. Cela se lit en deux idéogrammes, l’idée de « Mise en commun » suivie de l’idée de « production » … »

 

2016.04.15 Les rizières en terrasses de Chongyi (Ganzhou, Jiangxi)

 

Second courrier : « (quelque notes en vrac au fil de la souris)

1) Mao ne connaissait aucune langue étrangère : non seulement il ne pouvait pas prendre directement contact avec des ouvrages étrangers (en particulier occidentaux), mais, de façon plus marquante encore, sa pensée n’est jamais, tout au long de sa vie, sortie du moule de la langue chinoise. Tout ce qu’il a intellectuellement forgé et écrit (y compris  bien sûr ses poèmes) est indélébilement marqué au sceau des structures spécifiques de la langue chinoise et de la forme de pensée (les « plis » dans lesquels elle s’est engoncée, pour reprendre la formule de François Jullien) qu’elle induit.

2) Les classiques du marxisme (Marx, Engels et Lénine) sont arrivés en Chine en même temps (début du XXe) que d’autres textes théoriques occidentaux sous des traductions qu’on peut suspecter de quelques « à peu près » : elles transitaient, pour la plupart, par le Japon que l’ère Meiji venait d’ouvrir à la curiosité pour les œuvres occidentales. Personne en Chine n’a donc, dans la première moitié du XXe siècle, accès à ces ouvrages en « version originale ».

3) La langue chinoise est telle qu’elle n’a pratiquement aucun outil pour restituer nos mots en « —isme ». Elle est très démunie pour forger ce que nous appelons des « concepts » et qui nous apparaît (à tort) une évidence universelle de la pensée (alors qu’il ne s’agit que nos propres « plis » de langage). Toute traduction vers le chinois se voit donc contrainte de se teinter de la « couleur » de cette langue et, ce faisant, de se muer en « pensée à la chinoise ». Une pensée qui n’a connu ni les aventures du « logos », ni la logique des causes et des effets (entre autres) !

4) Un rapprochement pourrait être tenté (un peu audacieusement et « mutatis mutandis ») entre le marxisme arrivant en Chine à l’aube du XXe et l’Evangile à celle du XVIIe.

On peut peut-être se rapporter utilement aux mésaventures des Jésuites et à leurs tribulations pour traduire la notion de « Dieu » dans le contexte chinois. La Querelle des Rites, à laquelle leurs contorsions avec le dogme donnèrent lieu, aboutit à leur condamnation (pour hérésie !) par la papauté. On peut se demander si la « pensée Mao Tsé Tong » n’est pas du même acabit et si elle n’a pas encouru, pour les mêmes raisons que les Jésuites, l’excommunication du « Pape » marxiste de Moscou

source/http://www.pauljorion.com/blog/2016/05/22/de-levidence-de-laspect-prioritairement-chinois-de-la-pensee-mao-tse-tong-par-dd-dh/