109- Le retour de la géopolitique

Reprise
Sergueï Karaganov publié mardi 7 mai 2013
Un demi-siècle durant, la théorie de la géopolitique a été presque interdite. En URSS, on qualifiait cette branche de la science de bourgeoise.
Un demi-siècle durant, la théorie de la géopolitique a été presque interdite.
  • En URSS, on qualifiait cette branche de la science de bourgeoise.
  • À l’Ouest, elle était considérée comme politiquement incorrecte.
  • Dans la nouvelle Russie libérale, une partie des spécialistes s’est également mise à professer les principes du politiquement correct,
  • pendant que les anti-libéraux – les eurasiatiques – se lançaient avec délectation dans la promotion de postulats d’une géopolitique vieille d’un siècle, ce qui a empêché pour de longues années leur retour dans le circuit intellectuel.

Un demi-siècle durant, la théorie de la géopolitique a été presque interdite

J’avais de la peine, moi, pour cette théorie de la géopolitique. D’abord, parce qu’elle a toujours été juste. Et ensuite du fait de son auréole romantique. Elle portait le souvenir des exploits de Dejnev et Yermak, de Lawrence d’Arabie et de Sir Cecil Rhodes. Elle est pleine de merveilleuses citations du type « Qui contrôle le détroit de Bab-el-Mandab (entrée dans la Mer rouge, S.K.), contrôle le monde ».

J’avais de la peine pour les générations passées de savants qui disputaient d’une politique mondiale toujours inextricablement dépendante de la géographie.

Il n’y a pas de définition unique de la géopolitique, mais dans son acception la plus globale, il s’agit d’un domaine de la science étudiant les rapports entre la politique extérieure des États et leur environnement géographique, naturel.

L’impopularité de la géopolitique au cours de la deuxième moitié du 20ème siècle a résulté d’un certain nombre de facteurs.

La géopolitique était perçue comme une théorie nazie. Les fondateurs de son école allemande, et surtout Karl Haushofer, étaient considérés comme les pères de l’idéologie de politique extérieure du hitlérisme avec sa notion d’ « espace vital ».

En Europe, le raisonnement basé sur la théorie, proche de la géopolitique, d’équilibre des forces, où tout le monde doit équilibrer tout le monde, a conduit à des résultats monstrueux. Il en a résulté des centaines de guerres et, au 20ème siècle, les deux guerres mondiales, qui ont anéanti des générations entières.

À l’impopularité de la géopolitique a contribué également l’arme nucléaire, qui fut pour beaucoup dans la mise à mort de la fille de la géopolitique, la géostratégie.

Les révolutions des sciences et des techniques, verte, puis numérique ont réduit les distances, ont accru la production de ressources alimentaires et ont fait baisser la consommation de matières premières et de l’énergie. S’est formée l’illusion de la victoire de l’homme sur la nature et sur l’espace. Les territoires ont commencé d’être considérés comme un actif tendant vers une valeur nulle, et le contrôle dessus comme n’ayant plus de sens. De telles conclusions ont encore été favorisées par la fin sans gloire des empires.

Entre les années 1970 et 1990, le monde a été dominé par une autre théorie, qui a enterré la géopolitique : celle de l’agonie progressive de l’État, balayé par les vagues de la globalisation économique.

L’Iran aurait été renversé depuis longtemps s’il n’avait la possibilité de recouvrir le détroit d’Ormuz

La situation a commencé de changer avec l’entrée dans le 21ème siècle, et la géopolitique redevient aujourd’hui politiquement correcte et légitime.

Il ne semble pas exagéré, aujourd’hui, d’affirmer que le destin de l’humanité dépend de la situation dans le détroit d’Ormuz (issue depuis le Golfe persique), par lequel transite 40 % du commerce mondial de pétrole, ou dans ce fameux détroit de Malacca, par lequel transite 40 % de tout le commerce mondial. S’il prenait l’envie soudaine à quelqu’un de les recouvrir, on verrait s’effondrer pays et continents.

Le retour du terme de géopolitique et de la discipline scientifique qu’il recouvre est intéressant évidemment pas en soi. Derrière cette renaissance se tiennent des réalités nouvelles.

La croissance explosive de l’Asie a décuplé les besoins en matières premières, en énergie et en vivres, surtout en eau. La valeur économique des territoires sur lesquels ces ressources peuvent être produites en a été très fortement accrue. Une concurrence s’est installée non seulement pour les îles périphériques de la Chine avec leurs plateaux continentaux et leurs ressources naturelles, mais aussi pour l’Afrique, oubliée de tous depuis des décennies. Pour la production de matières premières et de vivres, la Chine a redécouvert l’Afrique. Et le continent fait désormais l’objet d’une concurrence expliquant pour beaucoup l’intérêt actuel à l’égard de ses crises locales, dont, autrefois, on se fichait éperdument.

 Le détroit d’Ormuz

Au retour de la géopolitique a contribué encore le changement climatique.

La partie la plus développée de l’humanité avait presque oublié un moment la nature en s’en isolant dans le confort et l’abondance des villes. Mais la nature refuse ce mépris. Les chutes de température, inondations et sécheresses qui se multiplient et provoquent des explosions sociales dans des régions immenses rappellent que les humains dépendent toujours autant de la nature et de la géographie. La pollution de l’environnement naturel et ses conséquences obligent à un nouveau « retour aux racines ».

La géopolitique revient aussi du fait de la renationalisation entamée de la politique mondiale. Les rêves réactionnaires, notamment ceux que je préfère, sur un concert des grandes puissances, ou libéraux, sur un gouvernement mondial qui gèrerait le monde sur la base d’un mandat démocratique, ne se sont pas réalisés. Se sont avérées tout aussi déplacées les peurs quant à la toute puissance grandissante des corporations. Celles-ci et les cercles qui y sont liés sont certes influents, mais ils sont partout contraints de le céder aux États et à des politiciens nationalement orientés.

Le retour de la géopolitique est enfin le résultat de la fin de l’hégémonie bipolaire de l’époque de la Guerre froide et de l’uni-polarité des années 1990. Ce type de relations était injuste. Mais il imposait des cadres extérieurs de comportement et gelait les conflits, notamment territoriaux, qui resurgissent aujourd’hui du fait de l’affaiblissement des géants.

Finalement, la géopolitique revient aussi à cause de la globalisation économique. L’accroissement phénoménal du commerce international et l’interdépendance des États rendent ces derniers dépendants de la géographie et de la sécurité du transport de marchandises. De façon de plus en plus perceptible, la politique mondiale s’installe sur les axes non des routes de caravanes, comme il y a mille ans, ni sur les chemins de fer, comme aux 19ème et 20ème siècles, mais sur les voies maritimes. La croissance des transports aériens corrige en partie cette dépendance, mais ne la supprime pas. L’Iran aurait probablement été renversé depuis longtemps s’il n’avait la possibilité de recouvrir le détroit d’Ormuz. C’est précisément pour ne pas être soumis à l’Iran que les États-Unis s’efforcent avec une telle instance de s’affranchir de leur dépendance au pétrole du Moyen-Orient.

Moscou conduit aujourd’hui habilement un jeu de politique extérieur brutal, basé sur les traditions de la realpolitik et de la géopolitique.

Le territoire de la Fédération de Russie – avec ses ressources en matières premières et sa capacité de produire des ressources alimentaires et liquides qui font défaut – redevient un actif très puissant. Certes, pour l’heure, de façon potentielle uniquement.

Dans un avenir proche, le centre de l’économie mondiale et de la compétition géopolitique sera en océan Pacifique

La croissance de plus en plus franche de la compétition entre les États-Unis et la Chine renforce le poids de la politique extérieure de la Russie, lui permettant d’être celle qui maintient l’équilibre. Et elle remplit ce rôle, pour l’heure, avec assez d’habileté. Ainsi la Russie participe-t-elle à des exercices maritimes aussi bien avec la Chine qu’avec le vieil Occident et ses partisans dans l’océan Pacifique.

Dans un avenir proche, le centre de l’économie mondiale et de la compétition géopolitique sera en océan Pacifique.

Visiblement, vers la fin de la décennie – avec la croissance de l’Inde et une série de nouvelles guerres dans le Proche Orient –, ce centre se déplacera en partie vers l’océan Indien.

Et dans 10 ou 15 ans, du fait de toutes ces compétitions, de la surcharge et de la vulnérabilité des artères de transport et de l’augmentation des besoins en matières premières, l’Arctique – et surtout sa partie située en Fédération de Russie – va croître en importance géopolitique. La compétition virtuelle pour la région a déjà commencé. La Russie a de l’avance, parce qu’elle a, la première, parlé de l’existence possible de gisements d’hydrocarbures dans la région. Mais principalement du fait de la stricte géographie : le long de ses côtes passe l’alternative aux artères de transport maritime de l’océan indien et du Pacifique :

la voie de la mer du Nord.

le destin de l’humanité dépend de la situation dans le détroit d’Ormuz

Et, évidemment, l’explosion de la croissance de l’Asie pacifique représente pour la Russie un bénéfice potentiel énorme. Mais, et c’est une triste surprise, cette croissance présentant d’immenses possibilités pour la Transbaïkalie et pour tout le pays, nous ne pouvons pas, pour l’instant, nous en servir. La seule chose que nous faisons, c’est construire de nouveaux gazoducs vers l’océan Pacifique.

La géopolitique et la nouvelle économie mondiale exigent un regain d’attention de qualité à l’égard de l’Orient russe. Mais la politique ne doit pas être bâtie uniquement sur des calculs géopolitiques. Il aurait été d’une bêtise suprême, par agacement face aux leçons de morale des Européens et aux intrigues mesquines de leur bureaucratie, de commencer de se détourner de l’Europe.

  1. Premièrement, cela signifierait s’éloigner aussi du meilleur et du plus avant-gardiste de nous-mêmes. La modernisation économique, sociale et spirituelle, sur l’étendue de toute l’histoire de la Russie, est venue d’Europe, et le rejet de l’Europe aurait été synonyme d’un rejet de soi.
  2. Deuxièmement, l’Europe peut revenir à elle, au moins sous une forme tronquée, autour de l’Allemagne. Le fait qu’elle a, avec ses partisans du Nord et pour l’édification de ceux du Sud, démoli Chypre suggère de l’espoir.
Pour finir, le retour de la géopolitique du passé n’annule pas l’avenir. Et dans cet avenir, les possibilités du pays d’agir sur le monde extérieur dans ses intérêts seront déterminées par la qualité du capital humain, le niveau d’éducation, de santé et, finalement, le patriotisme de ses élites et de sa population.
On peut investir autant que l’on voudra dans l’infrastructure de transport (ce que nous ne faisons pas) ou dans l’armement (nous y investissons), mais ces placements n’auront pas de sens sans un individu nouveau, éduqué et dynamique. On peut débattre jusqu’à l’hébétement de savoir ce qui est le mieux pour le développement, de l’autoritarisme ou de la démocratie, mais une chose est évidente : nul bond n’a jamais été réalisé dans le développement sans des investissements préalables dans la formation et l’éducation de la jeune génération.