6857 – La Suisse doit poursuivre sa voie particulière – par René Roca – N° 10 – 6 mai 2025 – Horizons & Débats –


La Suisse doit poursuivre sa voie particulière

par René Roca – N° 10 – 6 mai 2025 – Horizons & Débats
Le Sonderbund de 1845 et ses antécédents
De nombreux historiens et juristes favorables à l’adhésion de la Suisse à l’UE et à l’OTAN réitèrent, chaque fois de manière tronquée, les antécédents du Sonderbund à partir de 1815, c’est-à-dire principalement les épisodes dénommés Restauration et Régénération en Suisse, en éclipsant régulièrement l’état de la recherche historique sur cette phase importante de l’histoire suisse. Ils suivent ainsi le «récit dominant» du libéralisme, dans une attitude unidimensionnelle désignant les radicaux comme les seuls détenteurs du progrès, dénigrant les catholiques-conservateurs comme prisonniers de «l’ordre corporatiste» et constituant ainsi un frein taditionnaliste à toute modernité.
    La phase de 1798 à 1848, c’est-à-dire celle menant de la République Helvétique napoléonienne à la fondation de l’Etat fédéral suisse, fut pour la Suisse une phase de bouleversements politiques, sans noir ni blanc, mais avec de nombreuses nuances de gris.

carte La guerre du Sonderbund de 1847
La guerre du Sonderbund de 1847 en fut le point culminant. Le «Sonderbund» ou «Schutzvereinigung» (alliance de protection), fondé en 1845, contrevenait aux dispositions du Pacte fédéral de 1815, tout autant que ce fut le cas avec l’alliance libérale du Concordat des Sept de mars 1832 et celle, conservatrice, de la Ligue de Sarnen de novembre 1832.


Guillaume Henri Dufour.

Les violations flagrantes du droit, telles que les suppressions de couvents et les levées de francs-tireurs, ainsi que l’inaction de la Diète fédérale permettent de comprendre son acte fondateur. Le Sonderbund convenait à certains libéraux-radicaux (dans son soutien inconditionnel de l’action des jésuites en Suisse) persuadés en principe qu’une transformation de la Suisse «vers la modernité» n’était guère réalisable sans violence. C’est dans cette attitude jusqu’au-boutiste qu’ ils poussèrent le conflit jusqu’à la guerre, qui ne resta heureusement qu’une «querelle fratricide», notamment grâce à la retenue des cantons pas directement impliqués et au général des troupes de la Diète fédérale, Guillaume Henri Dufour.
De leur côté, les partisans du Sonderbund restèrent à l’écart des délibérations en accentuant leur confessionnalisme au point que les conservateurs réformés, entre autres, favorables aux préoccupations politiques du Sonderbund, se détournèrent de son radicalisme ou observaient une position neutre.
Puisque la population des cantons du Sonderbund était majoritairement opposée à une guerre offensive au-delà des frontières cantonales, que le commandement militaire de son alliance conservatrice ne se montrait pas à sa hauteur et qu’il n’y avait pas d’accords fiables entre eux, les actions du Sonderbund restèrent condamnées à l’échec.
Tout cela montre que l’évaluation des antécédents du Sonderbund est essentielle au sujet et qu’il ne trouve généralement pas suffisamment d’intérêt dans la recherche historique.
A ce sujet, de nombreux historiens et juristes se penchant sur cette époque, s’enferment dans de vieux schémas, alors que cette phase a constitué une base décisive pour l’avenir de l’ Etat fédéral. L’historien fribourgeois Oskar Vasella par contre, constate à ce propos que c’est justement dans l’évaluation du conservatisme catholique qu’il faudrait «une plus grande ouverture dans la pensée historique», afin de présenter les antécédents de la fondation de l’Etat fédéral de manière plus nuancée et ainsi plus fidèle aux réalités.
    Pendant la période de la Restauration déjà, les cantons fédéraux représentaient de véritables «laboratoires de la liberté», ce qui a essentiellement contribué au développement de la démocratie suisse aux niveaux communal et cantonal.
Cela conduisit ensuite, dans la phase de la Régénération, à partir de 1830, à ce que, outre les milieux radicaux et socialistes précoces, les catholiques-conservateurs se battaient pour obtenir davantage de droits populaires dans leurs cantons, comme par exemple dans le canton de Lucerne, où, à l’instar de Saint-Gall et Bâle-Campagne, les milieux démocrates-conservateurs introduisirent le veto législatif, précurseur du référendum facultatif.
Contrairement aux affirmations courantes d’aujourd’hui, les catholiques-conservateurs jouèrent leur rôle décisif en façonnant, eux aussi, le modèle de réussite de la démocratie Suisse.
    La Constitution fédérale de 1848 fut la première constitution de la Confédération hélvétique que les électeurs suisses se donnèrent eux-mêmes. La Suisse devenait ainsi, tout le long de la deuxième moitié du XIXe siècle, un îlot démocratique et républicain au milieu des monarchies d’Europe. Au sens figuré, les comparaisons avec le présent sont tout à fait permises.
    Le Sonderbund contribua indirectement à atténuer une solution centraliste et à empêcher d’autres transformations révolutionnaires dans le sens des radicaux.
    Vasella écrit à ce sujet: «Ce n’est peut-être qu’à travers la guerre civile [la guerre du Sonderbund], guerre que personne ne souhaitait ni ne prônait, que les esprits se sont retrouvés sur la voie du droit, ce n’est peut-être qu’à travers la résistance des conservateurs pendant des années et la guerre du Sonderbund que la vague révolutionnaire bouillonnant dans l’Europe a été brisée. La Constitution fédérale de 1848 a sauvé le principe du poids des cantons, préservant l’idée de l’équité dirigeant les relations entre les petits et les grands cantons». Au cours des décennies suivantes, sous le label de la «concordance hélvétique», la priorité a ensuite été donnée à la poursuite de l’équilibre, réussi au travers de l’intégration des perdants plutôt qu’au diktat des vainqueurs et à l’exclusion du plus faible.
 conseiller fédéral Alain Berset (PS)
 L’ancien conseiller fédéral Alain Berset (PS) classe la contribution des catholiques-conservateurs à la Constitution fédérale en ces termes, historiquement correctes: «Après la guerre du Sonderbund, les cantons vainqueurs n’ont pas simplement rédigé une nouvelle constitution pour l’imposer aux cantons catholiques. Ils l’ont élaborée ensemble – en créant un Etat souverain se trouvant sur un pied d’égalité avec les puissances européennes». On a donc affaire à un «compromis constitutionnel historique» qui ne trouva pas de parallèle en tant que tel dans les autres Etats européens.
Les parallèles avec le présent s’imposent – il est grand temps de renforcer l’Etat national à constitution démocratique
La plupart des partisans de l’UE et de l’OTAN affirment que le débat actuel sur l’intégration de la Suisse dans l’UE et l’OTAN présente des parallèles importants avec l’époque de la fondation de l’Etat fédéral en 1848.

Thomas Cottier,
En réalité, le cœur de ce débat porte sur la question de la souveraineté. Dans ce contexte, les partisans de l’adhésion soulignent que les cantons suisses ont à l’époque, eux aussi, cédé une partie de leur souveraineté à la Confédération et que la Suisse devrait réitérer ce pas en direction de l’UE. D’une part, ils suggèrent que l’UE se trouverait sur la voie du succès envers l’objectif d’un Etat fédéral européen, d’autre part, ils persuadent la Suisse qu’en adhérant à l’UE, elle ferait exactement ce qu’elle a déjà fait dans son histoire, mais cette fois-ci à plus grande échelle. Ceux qui ne soutiennent pas ces idées sont généralement accusés en bloc de «conservatisme». Thomas Cottier, spécialiste du droit économique et véritable esprit poussant inconditionnellement l’approchement suisse de l’UE et de l’OTAN, affirme même que ces critiques forment aujourd’hui un renouveau de l’ancien «Sonderbund».
Une telle comparaison avec le passé est considérablement boiteuse menant au hors-jeu idéologique. L’entité UE, a quoi ressemble-t-elle donc aujourd’hui? Cottier la désigne en tant que «nouvelle fédération en Europe» ou «confédération».
Mais face au faits, l’UE n’est ni une fédération d’Etats, ni une confédération de pays égaux en droits. Elle n’est pas une nation, mais une entité centralisée (avec Bruxelles comme centre), dont la cohésion est assurée par différents traités que les pays ainsi associés ne respectent que partiellement (cf. critères de Maastricht). La tendance de l’UE à se transformer en moloch bureaucratique est évidente. Depuis ses débuts, c’est-à-dire depuis la Communauté européenne du charbon et de l’acier, CECA, en 1951, la CE/UE se caractérisait en outre par le concept de supranationalité. Cela signifie que les différents pays membres cèdent de plus en plus de droits souverains en faveur du centre bruxellois et que leur propre souveraineté étatique est continuellement vidée de sa substance.
Thomas Cottier,
   Dans les différents pays de l’UE, à l’exception de l’Irlande, il n’est même pas prévu de référendum pour les traités internationaux qui en constituent la base juridique. L’UE n’a pas non plus de structure fédérale, comme le prétend Cottier, et même la Constitution fédérale de l’UE, mise en veilleuse et introduite en grande partie par le traité de Lisbonne de 2007, ne contient pas d’éléments fédéraux classiques. En conséquence, le discours permanent des responsables de l’UE sur la subsidiarité n’a aucun lien avec la réalité. L’affirmation de Cottier selon laquelle les structures actuelles de l’UE en tant que «système de gouvernement à plusieurs niveaux» seraient compatibles avec la Constitution fédérale suisse est donc grotesque.
L’appréciation de l’exception suisse
Cottier et d’autres évoquent également un «conflit global entre démocratie et autocratie». En la matière, une telle dichotomie ne fait pas de sens, il suffit de regarder l’état de la démocratie en Europe. Les deux «pays centraux» de l’UE, la France et l’Allemagne, s’enfoncent de plus en plus dans la crise économique et le chaos politique. La France est présidée par un «empereur de substitution» autocratique, le Parlement s’enlise dans des luttes d’influence sans volonté de compromis. En Allemagne, une dictature de parti règne depuis longtemps déjà, qui érode de plus en plus les principes libéraux et démocratiques et érige à cet effet des «murs coupe-feu».

    A une époque où des intellectuels partageant les attitudes de Cottier veulent inaugurer en Europe l’ère postnationale ou post-démocratique, il est temps de consolider l’Etat national démocratiquement constitué et de le renforcer en tant qu’Etat de droit. C’est la seule façon de garantir la paix et l’ordre. Consolider les Etats-nation en Europe signifierait également achever le projet des Lumières et se débarrasser enfin du statut de vassal des Etats-Unis en tant qu’«Europe des Etats-nations ».
    La Suisse neutre doit soutenir ce pas de manière conséquente. Elle doit poursuivre sa voie particulière avec la neutralité comme fondement de la paix évoluant ainsi de plus en plus en modèle démocratique dans un monde de plus en plus perturbé par des «élites» autoproclamées. La Confédération réunit les meilleures traditions européennes et pourrait aider à construire une architecture de sécurité européenne par le dialogue, tout simplement: sans OTAN. •


https://www.zeit-fragen.ch/fr/archives/2025/nr-10-29-april-2025/schweiz-muss-sonderweg-beharrlich-weitergehen