6190 – Ukraine – L’escalade de la violence n’apportera pas la paix – par Karl-Jürgen Müller – n° 12 du 18.06.24 – Horizons & Débats –



par Karl-Jürgen Müller – n° 12 du 18.06.24 – Horizons & Débats –


Viola Amherd, la présidente fédérale suisse, le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, le Premier ministre canadien, Justin Trudeau, le président chilien, Gabriel Boric et Nana Akufo-Addo, président du Ghana.

Au vu de la conférence ukraino-suisse des 15 et 16 juin, l’ancien ambassadeur suisse Jean-Daniel Ruch a évoqué la possibilité pour l’Occident de «définir sa position [sur la poursuite de la guerre en Ukraine]» au Bürgenstock.1


Se référant aux possibilités d’action offertes à l’Occident, Ruch a défini deux pistes: la première étant celle de l’escalade, la seconde, celle de la désescalade.
En faveur de la première opportunité,
  1. le secrétaire général en exercice de l’OTAN,
  2. les gouvernements des Etats-Unis, de la Grande-Bretagne, de la France, de l’Allemagne et d’autres pays occidentaux2
  • loin cependant de la majorité des États membres de l’OTAN et de l’UE.
D’autres voix, divergentes, se font entendre en Italie, en Hongrie et en Slovaquie. La seconde piste est à inscrire dans le prolongement des efforts de la Chine, du Brésil et de certains Etats africains – une voie également empruntée, comme par le passé, par la plupart des citoyens de tous les Etats du monde, y compris ceux de l’Occident s’ils avaient l’oreille de leurs gouvernements.
    Nul ne peut dire aujourd’hui avec certitude jusqu’où mènera une nouvelle escalade mais il est pourtant totalement irréaliste de croire qu’une escalade permettrait de mettre fin plus rapidement à la guerre.
Le sort des diverses guerres et interventions armées américaines depuis 1945 l’a montré, de la Corée à l’Afghanistan.
Et la Russie a récemment fait clairement savoir qu’en ce cas, elle était capable elle aussi de suivre la voie de l’escalade – si elle s’y trouvait contrainte – et qu’elle disposerait encore, quant à elle, d’un énorme potentiel dans ce domaine.

I – Quelles sont donc les motivations
des partisans occidentaux soutenant l’escalade?

On peut, dans ce cas, réellement se demander ce qui pourrait bien motiver les gouvernements occidentaux en incitant l’opinion à une nouvelle escalade – au-delà de leur insupportable rhétorique propagandiste.
Il faut faire la distinction entre les différents protagonistes bellicistes.
Il y a les idéologues, par exemple les néoconservateurs américains et européens, qui détestent fanatiquement la Russie. Ils s’accrochent à l’idée de vouloir vaincre la Russie militairement, économiquement et politiquement et de mettre le pays à genoux à long terme, voire de le démanteler. Il s’agit là en effet d’une idée délirante frôlant le paranoïde, mais elle a pourtant trouvé des défenseurs dans les cercles actuellement au pouvoir dans maints Etats européens ainsi que dans la plupart des grands médias occidentaux, y compris suisses.
    D’autres factions du gouvernement américain – et pas seulement là – ont les yeux rivés sur les élections américaines de novembre. Ceux-là craignent qu’une capitulation de l’Ukraine avant novembre n’affecte considérablement les chances électorales du gouvernement en place. Il se peut qu’ils soient eux aussi conscients de ce qu’une victoire militaire contre la Russie n’est pas réaliste. Mais ils veulent repousser l’issue de la guerre jusqu’après les élections et, d’ici là, faire croire aux électeurs qu’avec davantage d’«aide» occidentale, la situation en Ukraine pourrait tout de même se trouver inversée «pour le mieux» (c’est-à-dire dans le sens de la politique irresponsable des puissances occidentales). On passe sous silence le fait que cela conduira à une extension de la guerre, qui entraînerait à nouveau des dizaines de milliers de pertes humaines (des Ukrainiens aussi bien que des Russes, mais aussi plus en plus de soldats des pays européens membres de l’OTAN – sans parler des conséquences d’éventuelles contre-attaques russes sur les pays participant à cette escalade) et on minimise les enjeux inhérents à ces risques.

II – Ceux à qui la guerre profite

Pour le complexe militaro-industriel, une escalade de la guerre – tant qu’il n’en est pas lui-même victime – est toujours rentable. On en trouve suffisamment de preuves en observant le cours des actions des groupes d’armement occidentaux. L’industrie pétrolière et gazière américaine fait également partie de ceux à qui profite l’allongement de la durée de la guerre – aux dépens de l’Europe. Quant aux activités financières, elles en profitent toujours tout autant, sinon plus, puisque l’Etat belligérant doit s’endetter de plus en plus, ce qui a un effet positif sur les cours de la bourse (qui ne connaît pas de remords!) qui connait ainsi un essor continu.

III – Où en arrivons-nous avec la politique
irresponsable des cercles bellicistes européens?

Les alliés européens des Etats-Unis ont toutes les raisons de comprendre qu’une escalade de la guerre se retournera toujours d’abord contre eux-mêmes, ce qu’ont abondamment démontré les deux dernières années. Pourtant, mis à part quelques exceptions louables, ils ont eux aussi choisi la voie de l’escalade.
Par exemple, la France qui le fait ouvertement – sans doute aussi parce qu’elle se trouve, sur le plan international, en concurrence directe avec l’omniprésence croissante de la Russie en Afrique de l’Ouest, domaine classique du néo-colonialisme français.
Le gouvernement allemand s’en cache à grande peine, se comportant officiellement – comme lors de la campagne électorale des élections au Parlement européen – comme une force de «paix». En réalité, il emprunte lui aussi la spirale de l’escalade – pratiquant une acrobatie verbale audacieuse pour chaque nouvelle étape d’escalade allemande. On veut toujours être du côté des «copains». Il suffit de lire le communiqué de presse du gouvernement fédéral du 31 mai 2024 intitulé «Sur l’utilisation d’armes livrées à l’Ukraine».3 Le fait que l’Allemagne soit, parmi les pays occidentaux, celui qui paie le plus lourd tribut à l’escalade est occulté depuis plus de deux ans. Et pourtant, nombreux sont les électeurs allemands qui s’interrogent sur le fait que leur gouvernement suive inconditionnellement, à l’instar d’un vassal moyen-âgeux, l’irresponsable courant belliciste anglo-saxon.
    Cette liste de bonnes raisons n’est pas exhaustive. Mais partout où on a affaire aux partisans occidentaux de l’escalade, on ne prévoit pas toujours la finalité 4, en dépit de la sagesse du dicton romain qui reste pourtant on ne peut plus actuelle: Dans tout ce que tu fais, fais-le soigneusement et pense aux conséquences de ton action (Quidquid agis, prudenter agas, et respice finem!)

IV – Des préoccupations russes légitimes

Une telle «prescience de la finalité» supposerait des actions rationnelles, l’examen approfondi de la position russe ainsi que la fin de la diabolisation propagandiste de la Russie et de son appareil politique. On se rendrait alors compte de la légitimité des préoccupations russes:
  • L’OTAN est demeurée hostile à la Russie, devenant une alliance agressive au service des intérêts hégémoniques occidentaux, surtout américains;
  • La Russie a une responsabilité de protection envers les populations d’origine russe étroitement liées à la Russie dans l’est et le sud de l’Ukrainedes populations qui, après le coup d’Etat de février 2014, ont non seulement été massivement discriminées par le nouveau gouvernement central illégitime de Kiev, mais qui ont aussi subi une guerre à partir du printemps 2014: avec une nette escalade dans les semaines et les jours précédant l’invasion des troupes russes en février 2022;
  • L’aspiration au respect de l’équivalence et de l’égalité des droits de tous les peuples et de tous les États, au respect du droit international tel qu’il est formulé dans la Charte des Nations unies et à la fin des prétentions hégémoniques de l’Occident.

V – Une prise de conscience occidentale se laisse toujours désirer


Surplombant le lac des Quatre-Cantons et doté de tout le luxe imaginable, le Bürgenstock Resort

Les représentants des gouvernements des pays occidentaux réunis au Bürgenstock seraient bien inspirés de prendre au sérieux les préoccupations de la Russie – afin de parvenir, et c’est là certainement la seule possibilité – à des négociations d’égal à égal.

 Jean-Daniel Ruch

    Mais on attend encore les signes avant-coureurs montrant que la seconde piste évoquée par Jean-Daniel Ruch ainsi que ses conditions sont sérieusement prises en considération par les «grandes» puissances occidentales. Jusqu’à aujourd’hui, ce qui prévaut, c’est s’accrocher au pouvoir et aux profits, l’orgueil et le refus de la réalité. Même si, tôt ou tard, leurs propres intérêts sont ignorés.
Par exemple, il s’agirait de savoir ce qui se passerait si l’escalade se poursuit et que nos propres pays deviennent eux-mêmes le théâtre du conflit?
Et si, à la fin, il devait même y avoir une capitulation occidentale inconditionnelle déguisée ou explicite?
Les États européens ont connu cela en 1918 et 1945.
Faut-il en arriver là à nouveau – ou même pire?
Si je considère tous les faits connus, j’en arrive à la conclusion suivante: sans un «coup dur» (Bashar al-Assad)5, ceux qui se réunissent au Bürgenstock ne changeront probablement pas de cap de sitôt. Avec ce genre de personnes, il ne faut pas (encore) espérer une prise de conscience.
Ne serait-il pas mieux de voir s’accroitre le nombre de ceux qui mèneraient une «révolte de la population contre la guerre» (Karl Jaspers)6?

1 «Selbständig bleiben», Interview avec Jean-Daniel Ruch; ds: Weltwoche Nr. 22/24
2 Il y a longtemps que les gouvernements de la Grande-Bretagne, de France et d’autres Etats-membres de l’UE, dernièrement des Etats-Unis ainsi que de l’Allemagne, ont déclaré officiellement qu’ils autorisaient l’Ukraine à employer les systèmes d’armements qu’ils lui avaient livrés (avec pourtant certaines restrictions) pour des interventions sur le territoire russe. En fait, il y a longtemps que se produisent ces interventions, et ceci, de toute évidence, non pas avec la «permission» des Etats-OTAN, mais au moyen de leurs services de contrôle essentiels. C’est ainsi en tout cas que la Russie le perçoit. Voir https://anti-spiegel.ru/2024/russisches-fernsehen-die-nato-nicht-kiew-beschiesst-ziele-in-russland/  du 03/06/2024).
3https://www.bundesregierung.de/breg-de/suche/zum-einsatz-gelieferter-waffen-an-die-ukraine-2289868 
4 Un article paru au printemps 2022 dans le magazine Wirtschaftsdienst avait déjà attiré l’attention sur ce point: https://www.wirtschaftsdienst.eu/inhalt/jahr/2022/heft/5/beitrag/ukrainekrieg-alles-vom-ende-her-denken.html 
5 V. Horizons et débats Nr. 10 du 21/05/2024
6 V. également: «Où va la République fédérale?»; ds: Horizons et débats no 11 du 04/06/2024

https://www.zeit-fragen.ch/fr/archives/2024/nr-12-11-juni-2024/ukraine-eskalation-wird-nicht-den-frieden-bringen

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