6199 – La guerre en Ukraine ouvre-t-elle la boîte de Pandore* du 21e siècle? – Interview Harald Kujat – n° 12 du 18.06.24 – Horizons & Débats


pk. Le lieutenant-général Harald Kujat, ancien Inspecteur général de la Bundeswehr et Chef d’état-major du Comité militaire des forces européennes de l’OTAN à Bruxelles, met fortement en garde les décideurs occidentaux contre toute nouvelle étape d’escalade dans la guerre en Ukraine.
Les Etats européens membres de l’OTAN ont accepté de se plier à la demande de Mr. Stoltenberg, Secrétaire général de l’OTAN, de multiplier les attaques de cibles sur le territoire russe au moyen d’armes occidentales de haute technologie. Il ne s’agit pas simplement de déstabiliser le système de réapprovisionnement russe ou d’autres objectifs tactiques, mais aussi de mener des attaques ciblées contre le système russe d’alerte nucléaire précoce.
De la part de l’Occident, il s’agit clairement d’une escalade incluant en plus le danger d’évolution vers un niveau de conflit de plus en plus stratégique, avec toutes les conséquences que cela implique.
Le risque de déclencher une guerre nucléaire mondiale incontrôlable va donc s’accroître, comme lors de la crise de Cuba en pleine guerre froide.
On trouvera ci-dessous, tirées d’un entretien avec l’hebdomadaire suisse «Weltwoche», les principales déclarations de Harald Kujat, porteuses d’un point de vue éclairant sur la situation et soulevant des questions cruciales.
par Harald Kujat – n° 12 du 18.06.24 – Horizons & Débats
«La situation militaire de l’Ukraine est difficile, voire désespérée. Les Russes progressent fortement sur le terrain, notamment dans la région de Kharkiv. A l’évidence, cependant, leur objectif stratégique n’est pas de prendre la grande ville, mais plutôt de créer une zone tampon entre la frontière et les forces armées ukrainiennes.»

Face à la situation désespérée de l’Ukraine sur le plan militaire, le gouvernement Zelenski opte pour une politique de provocation éperdue. Que va-t-il en résulter?
Avec l’aide du matériel occidental, l’armée ukrainienne a récemment franchi une ligne rouge au mépris des conditions américaines:
«Récemment, l’Ukraine a attaqué deux systèmes radar du système russe d’alerte précoce. Un acte irresponsables dépassant toute action responsable. Car ces systèmes servent à détecter une attaque stratégique intercontinentale contre la Russie afin de prendre les mesures nécessaires pour la contrer. Mais si nous rendons ce système inopérant, la Russie ne sera pas en mesure de détecter ce type d’attaque et pourrait être tentée de surréagir pour contrer une attaque imminente (ou inexistante!). […] A partir de juillet, les Ukrainiens devraient recevoir des avions de combat F-16 capables d’intervenir très loin dans l’espace aérien russe avec leurs missiles air-air à longue portée.
Si vous examinez tous ces éléments conjointement, il est clair que les dirigeants ukrainiens cherchent à faire tourner la roue de l’escalade dans des dimensions d’irresponsabilité élevée, évidemment dans le but de contraindre l’Occident à intervenir. Nous devons y réfléchir: où de telles provocations conduiront-elles?» […]
La panique est mauvaise conseillère
«On s’en tient toujours au même slogan: l’Ukraine ne doit pas perdre, la Russie ne doit pas gagner. Aujourd’hui, c’est le contraire qui se produit. Malgré toutes les mesures de soutien, qui ont d’ailleurs été puisées dans les poches des citoyens européens, la situation sur le terrain est aujourd’hui bien plus difficile qu’au début. C’est pourquoi on tente de sauver ce qui peut encore l’être, dans un climat de panique générale. Biden a d’ailleurs justifié son refus d’utiliser des armes américaines sur le territoire russe en affirmant qu’il voulait éviter une troisième guerre mondiale, ce qui signifie qu’il est parfaitement conscient de la portée de cette décision. […]
Par contre, on risque alors de ne plus pouvoir déterminer à quel moment l’adversaire atteindra le seuil de tolérance. Concrètement, la libération de leurs armes est limitée au niveau régional à un petit périmètre. On ne peut utiliser que des armes à courte portée. Les Américains ont pour l’instant, je dis bien pour l’instant, réagi avec prudence. Mais en Europe, les exigences sont bien plus vastes.
Je trouve irresponsable le fait que le Président français et d’autres chefs de gouvernement européens soient prêts à intervenir en Russie.
Actuellement, je perçois déjà les premières réactions en Allemagne, selon lesquelles le chancelier devrait maintenant débloquer le Taurus. Mais ce sont là deux choses différentes. Ce que Biden a autorisé relève d’une situation tactique régionale limitée, alors que le Taurus est un système stratégique. […] Il permet à l’Ukraine de réduire le Kremlin en cendres. […] On pourrait aussi, comme l’Ukraine l’a déjà tenté, frapper une base aérienne abritant une flotte intercontinentale de bombardiers. Si à l’époque, le système n’avait pas frappé directement l’aérodrome, mais l’avait manqué de quelques kilomètres en touchant le dépôt d’armes nucléaires, vous et moi nous ne serions plus là aujourd’hui pour en parler.» […]
    «Mais alors, quelles sont les alternatives? Une escalade nucléaire est possible, mais peu probable. Poutine a lui-même déclaré: «Nous ne sommes pas fous. Nous savons ce que signifie une guerre nucléaire. Mais la Russie dispose également d’armes conventionnelles capables de causer des ravages importants et qui peuvent être utilisées sur plusieurs milliers de kilomètres. Nous devons toujours en tenir compte et nous poser la question: Que pouvons-nous et que voulons-nous atteindre?
Les objectifs stratégiques de l’Ukraine – conquérir le Donbass, chasser les Russes du pays, conquérir la Crimée – ne sont plus réalisables. C’est exclu.

Harald Kujat,

Les trois options de l‘Occident
Que faire?
«Je vois trois options: la première en est que cette guerre se poursuive tout simplement, même par les Russes qui ne sont pas intéressés par une percée et une occupation de l’ensemble de l’Ukraine, si bien que cela créerait à l’intérieur de l’Ukraine une zone de conflit permanent, mais d’où ne sortirait en fait aucune décision.
    Il se pourrait même que les Russes, une fois le Donbass entièrement conquis, considèrent qu’ils ont atteint leurs objectifs et cessent alors les combats. […]
La deuxième option serait une escalade conventionnelle, selon laquelle l’Occident voudrait empêcher une percée russe et les pays de l’OTAN enverraient des troupes nationales au combat. Si celles-ci essuient alors des pertes atteignant les proportions déjà évoquées, l’OTAN dans son ensemble devra intervenir ce qui entraînera une guerre généralisée en Europe qui ne se limitera toutefois pas à l’Ukraine. […] Des pays européens se retrouveraient également impliqués dans ce conflit. C’est une option que je considère comme totalement exclue pour un homme politique rationnel, totalement exclue pour un homme politique responsable».
Pour échapper à la catastrophe,
il nous reste qu’une seule voie, celle de la négociation
Et la troisième option?
«Qu’on accepte enfin de déclarer ’C’est entendu, l’Ukraine ne peut plus atteindre ses objectifs et nous, les Occidentaux, avons fait tout notre possible. Il faut bien que cela s’arrête un jour, avant que nous ne soyons pas tous entraînés dans ce maelström – et que la guerre en Ukraine se transforme en guerre pour l’Ukraine. Et cela, personne ne le souhaite. Cela implique donc de s’asseoir à la même table que les Russes. Là, il s’agira d’obtenir le cessez-le-feu qui doit déboucher, le plus rapidement possible, aux négociations honnêtes de paix.» […]
«Et comment voyez-vous les chances?»
«On assiste actuellement à un développement très intéressant. Avant sa récente visite en Chine, Poutine a dit en substance que la proposition de Pékin datant du 24 février de l’année passée avait du sens, qu’elle était convaincante. Et le Président chinois a ensuite ajouté et développé certains principes, lors de la visite du Chancelier fédéral. La semaine dernière, Poutine a de nouveau qualifié cette approche de ‹raisonnable›, en l’assortissant toutefois de deux conditions. Premièrement: reconnaissance factuelle des nouvelles réalités territoriales. Cela implique que le territoire conquis par les Russes ne puisse plus être remis en question. Deuxièmement, en matière de sécurité, il a insisté sur ce que les intérêts des deux parties doivent être pris en compte. Cela me semble une base suffisamment solide de départ, une base tout à fait raisonnable des négociations.» […]
«Vous avez affirmé à juste titre que la Première Guerre mondiale a été la catastrophe originelle du XXe siècle. S’il n’y avait pas eu de Première Guerre mondiale, il n’y aurait pas eu non plus de Seconde Guerre mondiale, pas plus que de Guerre froide, ni de division de l’Europe, ce qui aurait épargné des millions de pertes humaines.
En fait, les peuples ne voulaient pas de la Seconde Guerre mondiale, ce sont les dirigeants qui la voulaient. C’est la situation dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui. La population ukrainienne veut la paix, elle veut des négociations. Le taux de popularité du Président ukrainien est tombé à 17 pour cent. Il y a une résistance considérable en Ukraine. Les gens peuvent constater qu’on envoie au front, de force, des gens capturés dans la rue. Dans un grand nombre de familles, le père, le fils, le beau-frère, n’importe quel membre de la famille a perdu la vie ou a été grièvement blessé. C’est ainsi qu’on mène une guerre sur le dos de la population ukrainienne.» […]
«Et à l’Ouest?»
«J’ai l’impression que c’est aussi le cas à l’Ouest. Je ne peux parler que de l’Allemagne. Mais nous avons une grande majorité silencieuse… Je le remarque aussi dans les réactions à mes déclarations publiques. Le fait est que la manière dont nous gérons cette guerre dérange beaucoup de monde. L’agressivité du langage, le fait que l’on diabolise Poutine. […]
Il n’est pas possible que nous continuions à soutenir, contre la volonté du peuple ukrainien, une guerre qui se retournera aussi un jour contre nous.» […]
«Croyez-vous les gouvernements actuels en Allemagne, en France, aux Etats-Unis capables de descendre une fois encore du cheval de bataille?»

«Je suis très sceptique à ce sujet. En effet, je crains que la guerre d’Ukraine ne se transforme en catastrophe initiale du 21e siècle.»
Sources:
Weltwoche-daily Spezial du 3 juin 2024, sur http://www.weltwoche.ch; «Ur-Katastrophe des 21. Jahrhunderts», ds: Weltwoche, édition imprimée
du 6 juin 2024
* La «boîte de Pandore» est une expression renvoyant à la mythologie grèque. Elle exprime l’origine de tous les maux qui hantent l’humanité.

https://www.zeit-fragen.ch/fr/archives/2024/nr-12-11-juni-2024/soll-sich-der-krieg-in-der-ukraine-zur-urkatastrophe-des-21-jahrhunderts-ausweiten

Laisser un commentaire