1396 – Comment la Russie s’est imposée comme le maître du jeu en Syrie

Russian Foreign Minister Lavrov and his counterparts al-Muallem from Syria and Zarif from Iran attend news conference in Moscow

 

Que le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov se charge lui-même d’annoncer, jeudi soir, que les “opérations de combat de l’armée syrienne ont été interrompues dans l’est d’Alep” ne surprend plus personne. Que ce dernier déclare, quelques heures plus tard, que “les bombardements continueront tant qu’il restera des bandits” est tout aussi peu surprenant. Ces agitations diplomatiques n’ont fait que confirmer ce que tout le monde sait déjà : Moscou est le maître du jeu à Alep, et il compte bien le rappeler à ses alliés, comme à ses adversaires.


Publié le 11/12/2016 – 09:55 –L’Orient-Le Jour – Beyrouth – Anthony Samrani


C’est lui qui négocie et qui décide de la cessation des hostilités, et c’est lui qui est en position d’exiger ce qu’il souhaite sans pour autant céder quelque chose en retour. Même si les forces iraniennes et leurs obligés libanais, irakiens, afghans et pakistanais, sont en première ligne dans la bataille, c’est bien Moscou qui commande les opérations. La future victoire des forces loyalistes, qui ont déjà repris plus de 80 % des territoires contrôlés par les rebelles, est avant tout la sienne. Elle est le résultat d’une stratégie mise en place dès le début de l’intervention russe en septembre 2015 visant à sécuriser et/ou récupérer “la Syrie utile”, éliminer les forces rebelles les plus modérées et entamer ensuite les négociations sérieuses une fois que les autres parties ne seront plus en position de pouvoir réclamer le départ de Bachar Al-Assad.

Fait accompli

La domination russe est avant tout le résultat d’un fait accompli : Moscou est intervenu avec force, a sauvé le régime à un moment où il paraissait affaibli et s’est positionné, de facto, comme le souverain des négociations diplomatiques. Ne souhaitant pas s’engager davantage dans le conflit syrien et privilégiant la lutte contre l’État islamique, les Américains ont laissé les Russes prendre le leadership. Pendant des mois, ils ont tenté de coopérer avec eux pour essayer de relancer les négociations de paix tout en critiquant, dans le même temps, leurs actions militaires en Syrie. Le secrétaire d’État américain John Kerry a agité à plusieurs reprises la menace d’un plan B, pour obliger les Russes à assouplir leur position et mettre la pression sur Bachar Al-Assad. Mais ces derniers n’étaient pas dupes et ont très bien compris que Barack Obama n’avait aucune intention de recourir à ce fameux plan B.

Au jeu du poker menteur, la Russie l’a largement emporté. Parce qu’elle s’est servie de toutes ses cartes tout en bluffant à outrance. Et parce que Washington n’a pas souhaité utiliser les siennes, tout en sachant que son adversaire était en train de bluffer. Washington pensait que le temps jouerait en sa faveur et que Moscou allait finir par s’embourber en Syrie, compte tenu de la motivation des forces rebelles et de la désorganisation des forces loyalistes. Force est pourtant de constater que, malgré les difficultés des forces loyalistes, le bourbier promis n’a pas eu lieu. Pas encore, en tout cas.

Washington, Londres et Paris sur la touche

L’ours russe a au contraire accentué sa suprématie sur le dossier syrien de façon quasiment constante depuis le lancement des opérations militaires en septembre 2015. Plusieurs faits d’actualité internationale ont largement joué en sa faveur. La crise migratoire et les attentats terroristes qui ont touché l’Europe ont profondément marqué les populations concernées et ont obligé les gouvernements à faire de la lutte antiterroriste leur priorité en Syrie. Ces deux crises ont alimenté une forme de lassitude, de peur et de méconnaissance de la crise syrienne en Europe. Quelques mois plus tard, le Brexit a contribué à affaiblir davantage la voix de l’Union européenne et a obligé les Britanniques à se concentrer sur leurs problèmes internes.

En France, la victoire de François Fillon aux primaires de la droite et du centre, qui prône un rapprochement avec la Russie et une réouverture des canaux diplomatiques avec Damas, est perçue comme un nouveau succès diplomatique pour le Kremlin. Le favori à la succession de François Hollande devrait laisser à Moscou le champ libre en Syrie. Le président élu aux États-Unis, Donald Trump, devrait en faire tout autant, si l’on en croit ses déclarations. La défaite d’Hillary Clinton, qui souhaitait adopter une ligne plus agressive vis-à-vis de la Russie, notamment sur le dossier syrien, a mis fin au dernier espoir de l’opposition concernant un renversement de la table diplomatique. Si les sanctions occidentales contre la Russie ont largement affecté son économie, elles n’ont pas suffi à faire plier Vladimir Poutine. À l’inverse, les trois leaders du monde occidental, Washington, Londres et Paris, ont tous vu leur marge de manœuvre se réduire en Syrie du fait des évolutions sur la scène interne.

Aveu d’impuissance

Les Occidentaux mis sur la touche, il ne restait plus que la Turquie et l’Arabie saoudite pour venir en aide aux rebelles. Du fait de son enlisement dans le conflit yéménite, Riyad a dû accepter de réduire son implication dans la crise syrienne. Ankara, de son côté, s’est réconcilié avec Moscou et a décidé d’intervenir en Syrie à la suite du coup d’État manqué contre le président turc Recep Tayyip Erdogan. Mais cette intervention a eu un coût important pour l’opposition syrienne, puisque de nombreux rebelles d’Alep ont été mobilisés par Ankara dans le nord de la Syrie, affaiblissant ainsi le front aleppin. Ankara a en quelque sorte laissé tomber Alep pour pouvoir intervenir contre les Kurdes et l’EI dans le Nord syrien.

L’isolement des forces rebelles à Alep-Est a largement facilité l’avancée des forces loyalistes. L’agitation diplomatique des grandes chancelleries, qui dénoncent les “crimes de guerre” perpétrés par l’axe Moscou-Damas-Téhéran, est un aveu d’impuissance. À Alep, les Russes ont gagné la partie et ont imposé leur récit. Leur victoire est décisive, mais elle n’est pas pour autant finale. Ils devront en assumer la responsabilité. La situation en Syrie est toujours aussi chaotique et les Russes auront bien du mal à rétablir l’ordre. À supposer qu’ils le souhaitent…

 

Anthony Samrani

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Anthony Samrani
 Anthony Samrani est doctorant en sciences-politiques à l’Université Jean-Moulin Lyon III. Sa thèse porte sur une « Analyse comparative de la construction politique et idéologique de l’Etat dans les pays du Proche-Orient arabe entre 1945 et 2011 ». Il a vécu plusieurs années au Liban, en collaborant notamment avec le journal L’Orient le Jour et les ONG locales. Il a effectué son mémoire de recherche sur « La relation entre les Frères musulmans égyptiens et l’Etat depuis Hassan al-Bannā jusqu’à Sayyid Qotb ».